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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 07 Octobre 2010
Corinne Lepage : Bien sûr, car nous avons saisi le tribunal administratif d'un recours à ce sujet. S'il s'agit de déterminer les zones que les habitants peuvent quitter en bénéficiant de la loi "Barnier" (1), pourquoi pas. En revanche, s'il s'agit de désigner les maisons qui doivent être démolies sans l'accord des propriétaires, ce processus n'a aucune base légale. Nous avons commencé la procédure par un référé afin d'obtenir les études sur la base desquelles ces décisions avaient été prises (2). Nous avons gagné, mais l'Etat n'ayant pas voulu déférer à cette ordonnance, nous avons dû faire une demande d'astreinte pour obtenir ces documents (3). Les documents qui nous ont donc été transmis ne sont, en réalité, que de simples cartes puisque ces études n'existent tout simplement pas ! Ces cartes sont, en outre, accompagnées d'une méthodologie datant du 14 mai 2010 et qui n'a donc pu, par définition, servir de base à l'élaboration des "zones noires" (4). Nous avons ensuite déposé un référé suspension ; le tribunal a considéré qu'il n'y avait pas d'urgence (5) du fait que ces zones ne créaient pas un changement d'état de droit, et que de toute façon, l'audience sur le fond allait arriver rapidement, ce qui est le plus important pour nous. La menace initiale de destruction unilatérale des habitations, dont l'on entend d'ailleurs plus parler ces temps-ci, était une mesure brutale et totalement illégale, qui arrivait à contretemps et venait rajouter un second traumatisme au premier subi lors de la tempête.
Lexbase : Cependant, êtes vous d'accord avec le principe d'une "sanctuarisation" de certaines zones pouvant présenter un danger pour la vie des habitants ?
Corinne Lepage : Je suis quelqu'un de raisonnable, donc oui. Effectivement, il y a des parties de la commune de la Faute-sur-Mer qui n'auraient jamais dû être urbanisées, notamment ce qu'on a appelé la "vallée de la mort". Je cherche simplement à attirer l'attention sur deux choses : une appréciation locale, et une autre plus générale. Tout d'abord, en ce qui concerne l'entretien des digues et les mesures de prévention, il faut rappeler que la loi "Barnier" n'est applicable que pour autant qu'il ait été prouvé qu'il existe un risque capital et s'il est apporté la preuve que le coût d'expropriation est moins élevé que celui de réalisation des travaux. Or, l'une des interrogations de mes clients est de savoir pourquoi l'on est actuellement en train de faire les travaux sur les digues qui n'ont pas été réalisés pendant des années. Ensuite, de manière plus générale, et comme on l'a récemment vu avec les inondations de Draguignan (6), nous connaissons en France une sous-évaluation générale de l'exposition aux risques naturels mais aussi technologiques, à savoir toutes les zones "Seveso" (7) où la gestion du risque n'est pas meilleure qu'elle celle existant pour les zones naturelles.
Pour séparer efficacement les zones dangereuses des zones d'habitation, il faut permettre aux habitants de ces dernières de partir, et cela a un coût. Ainsi, le coût d'acquisition des 1 515 habitations classées en "zones noires" en Vendée et en Charente-Maritime pourrait représenter un coût brut de l'ordre de 800 millions d'euros (8). Or, le fonds "Barnier" (9) ne dispose d'un flux de trésorerie limité à 150 millions d'euros par an, et ne comprend que 50 millions actuellement. En outre, pour toutes les zones naturelles de France qui pourraient être exposées à ce genre de risques comme le littoral méditerranéen, la Camargue ou, plus largement, celles situées au bord d'un certain nombre de fleuves, l'on arrive à des sommes énormes. Si vous ajoutez à cela le départ des gens des zones "Seveso", on est en face d'un problème quasi-insoluble. Par ailleurs, les élus locaux, qui veulent légitimement développer leurs communes, sont souvent opposés à ces départs qui peuvent créer, selon eux, des risques de désertification. Enfin, les lois de prévention sont restées pour l'essentiel inappliquées, et ont même été combattues dans un certain nombre de cas, comme la loi "littoral" (10).
Lexbase : Comment mieux prendre en compte tous ces paramètres à l'avenir afin de prévenir plus efficacement les futures catastrophes naturelles ?
Corinne Lepage : Il va falloir revenir sur des systèmes beaucoup plus globaux d'évaluation des coûts et des avantages a priori de l'urbanisation ou de la désurbanisation, de leur modalités de financement, et des choix que l'on peut faire sur les terres récupérées qui peuvent devenir, par exemple, des zones d'expansion de crues. Le contrôle de l'Etat sur la délivrance des permis de construire devra aussi être singulièrement renforcé. A la Faute-sur-Mer, par exemple, la plupart des permis délivrés l'avaient été sans règles particulières liées aux risques d'inondation. Elles étaient simplement qualifiées de "zones d'aléas faibles", ce qui n'était manifestement pas vrai. Pourtant, lorsqu'on remblaie un ancien marais, où les agriculteurs savaient pertinemment que les vaches avaient les pieds dans l'eau la plupart du temps, l'on peut légitimement s'attendre à être confrontés à des problèmes importants. Si le pré-rapport du Sénat se contente de dénoncer une nébuleuse d'irresponsabilités collectives, ce qui me paraît un moyen commode de dire "personne n'est responsable", la procédure pénale actuellement en cours permettra de désigner les personnes physiques que l'on peut tenir pour responsables de ce désastre. Cependant, on ne peut pas non plus se permettre de "geler" un dixième du territoire français, ce que représente à peu près les zones à risque.
Pour les autres endroits qui peuvent faire l'objet, à des moments donnés, de phénomènes extrêmes, une piste intéressante à suivre ressemblerait à ce qui a récemment été mis en place à Chamonix pour les avalanches, à savoir un système qui dissocie la question des biens et la question des personnes. L'on déterminerait, ainsi, les zones où existe un risque majeur environ une fois par siècle, mais l'important étant de sauver des vies, l'on donnera aux gens les moyens de faire le choix. Ceux qui décident de rester doivent disposer d'un mécanisme leur permettant d'être prévenus à temps et de pouvoir partir. En revanche, ils doivent être prêts à perdre leur maison sans indemnisation, ou alors en une seule fois : une sorte de système de "propriété aménagée" qui leur permettrait de transmettre leur maison à leurs enfants mais de ne pas pouvoir la vendre, par exemple. Il faut aussi réfléchir à la manière d'optimiser ces sols une fois que les gens seront partis.
Lexbase : Quel regard portez-vous sur les mécanismes d'indemnisation prévus pour les habitants des "zones noires" ?
Corinne Lepage : Ils sont pour l'instant très favorables. Simplement, je ne vois pas comment on va les financer, et tout le problème va être dans le délai de paiement et ses modalités. Pour ce qui est des expropriations proprement dites, le chemin est encore long. Il faudra une procédure loi "Barnier", une enquête publique, une déclaration d'utilité publique, etc.. Le seul cas ressemblant qui ait été expérimenté est celui que j'ai mis en oeuvre en 1995 lorsque j'étais ministre de l'Environnement avec l'affaire de la "Séchilienne" (12). A l'époque, une montagne menaçait de s'effondrer sur un village de 150 maisons, village dont nous avons dû exproprier les habitants, même si à l'heure qu'il est, elle ne s'est toujours pas effondrée. Le décret d'expropriation que j'avais fait prendre au Premier ministre (13) a été validé par le Conseil d'Etat (14). Le fonds "Barnier", s'il est un outil qui va dans la bonne direction, n'est manifestement plus suffisant pour faire face à la montée des phénomènes extrêmes. Si nous sommes entrés, comme je le crois, dans une phase, non pas de réchauffement, mais de grands changements climatiques (le niveau de la mer devrait monter de 50 centimètres à 1 mètre d'ici la fin du siècle), il faut d'urgence réinventer de nouveaux schémas et ne pas d'avoir en permanence trois guerres de retard.
Une bonne solution serait de s'inspirer des exemples étrangers pour le reste, comme les Pays-Bas qui, par exemple, ont mis en place des sortes de barrages flottants sur les estuaires qui peuvent s'ouvrir et se fermer à volonté. Ils sont même en train de mettre en place des constructions qui peuvent "vivre" avec l'eau, c'est-à-dire monter quand l'eau monte. Nous en sommes très loin en France, où, pendant longtemps, la culture publique a été de dissimuler les risques aux citoyens pour mettre en avant le développement économique. C'est depuis longtemps vrai en matière de risques industriels, et ça l'est devenu en matière de risques naturels. L'Etat, par l'intermédiaire des préfets, doit donc maintenant jouer pleinement son rôle et ne plus céder à la pression de certains élus locaux, qui peuvent aussi être des hommes politiques nationaux de premier rang.
(1) Loi n° 95-101 du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l'environnement (N° Lexbase : L8686AGS), dont le titre II s'intitule "Dispositions relatives à la prévention des risques naturels".
(2) TA Nantes, 29 avril 2010, n° 1002332, Association de défense des victimes des inondations de la Faute-sur-Mer (N° Lexbase : A1574EXL).
(3) TA Poitiers, 1er juin 2010, n° 1001029, Association de défense des intérêts des victimes de Xynthia (N° Lexbase : A8844EXT).
(4) C'est le 8 avril 2010 que les préfectures de Vendée et de Charente-Maritime ont publié les périmètres précis des zones de danger en matière d'inondation.
(5) TA Poitiers, 1er juin 2010, n° 1001030, Association de défense des intérêts des victimes de Xynthia (N° Lexbase : A8845EXU).
(6) Les inondations qui ont eu lieu dans cette ville le 16 juin 2010 ont causé la mort de six personnes.
(7) La Directive (CE) 96/82 du 9 décembre 1996, concernant la maîtrise des dangers liés aux accidents majeurs impliquant des substances dangereuses (N° Lexbase : L7868AUX), dite Directive "Seveso" impose aux Etats membres d'identifier les sites industriels présentant des risques d'accidents majeurs.
(8) Rapport d'information du Sénat du 10 juin 2010, p. 45.
(9) Fonds de prévention des risques naturels majeurs, dit fonds "Barnier", créé par la loi n° 95-101 du 2 février 1995 précitée, qui a pour but de contribuer au financement de l'acquisition amiable, par l'Etat, de biens fortement sinistrés par une catastrophe naturelle ou exposés à certains risques naturels majeurs menaçant gravement des vies humaines.
(10) Loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral (N° Lexbase : L7941AG9).
(11) Depuis la réalisation de cet entretien, les deux missions d'information parlementaires de l'Assemblée nationale et du Sénat ont remis leurs rapports définitifs.
(12) Le Nouvel Observateur, 10 octobre 1996, Une montagne à déplacer un hameau, R. Marmoz.
(13) Décret du 31 mai 1997, portant déclaration d'utilité publique pour l'expropriation par l'Etat des biens exposés au risque naturel majeur d'éboulement des "Ruines de Séchilienne" (N° Lexbase : L8557IMU).
(14) CE 6° et 2° s-s-r., 7 avril 1999, n° 189263, Association "Vivre et rester au pays" (N° Lexbase : A5391AXX).
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