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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 04 Janvier 2011
En effet, toute décision du juge constitutionnel ne peut être que politique dans le sens noble du terme, et non pas partiale ou partisane. Jacques Robert, qui a siégé au Conseil constitutionnel pendant neuf ans, révèle que, lors des réunions des Sages, les a priori partisans se dissolvent très vite. Il parle même d'"un devoir d'ingratitude" du juge envers la responsabilité politique qui l'a nommé. Rappelons, à cet effet, que les membres sont désignés respectivement par le Président de la République et le président de chacune des assemblées du Parlement (Sénat et Assemblée nationale), et que les anciens Présidents de la République font, de droit, partie à vie du Conseil constitutionnel quand ils n'occupent pas de fonction incompatible avec le mandat de membre du Conseil, cas dans lequel ils ne peuvent pas siéger. L'existence du juge constitutionnel dans un pays semble donc un véritable "marqueur" de la présence démocratique dans celui-ci, comme peuvent en témoigner le cas des anciens pays du bloc soviétique, notamment en Europe de l'Est. L'occasion, donc, au cours de cette table ronde de faire un mini tour du monde des Cours constitutionnelles, à travers les exemples de l'Italie, de l'Allemagne et des Etats-Unis.
Le deuxième intervenant, Gustavo Zagrebelski, professeur à l'Université de Turin et ancien président de la Cour constitutionnelle italienne, considère cette dernière "dans" la politique, sans, toutefois, y appartenir : elle n'est donc pas "en" politique. Dans un contexte moniste au sens "kelsenien" (Hans Kelsen avait fondé la Haute cour constitutionnelle d'Autriche en 1920), au terme duquel les ordres juridiques sont articulés à l'intérieur d'un système global dont la supériorité hiérarchique est admise par tous, comment, en effet, pourrait-on justifier de la présence d'un contre-pouvoir à côté d'un pouvoir démocratiquement désigné ? Il rappelle, à cet effet, la phrase devenue célèbre d'un député français : "Vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaires". En Italie, le juge constitutionnel a pu ressentir un certain sentiment d'infériorité vis-à-vis du politique dans un contexte où, selon Gustavo Zagrebelski, la démocratie italienne s'est transformée peu à peu en une simple désignation du chef de tendance néo-bonapartiste.
La Cour constitutionnelle italienne a donc pour prérogative de rétablir un minimum d'équilibre, afin que dorénavant, pour reprendre l'obiter dictum du Conseil constitutionnel français dans sa décision "Nouvelle-Calédonie" de 1985 (2), "la loi votée n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution". L'on peut souligner, à ce propos, que la Cour constitutionnelle italienne a toujours eu une tendance à la modération puisque elle a adopté très tôt la technique inverse de la déclaration d'inconstitutionnalité dite "d'admissibilité partielle", au terme de laquelle la portée de la disposition législative contestée est limitée à deux interprétations possibles dont l'une doit être déclarée inconstitutionnelle et donc évacuée du système juridique ipso facto. Ce n'est donc pas le texte législatif lui-même qui est déclaré inconstitutionnel, mais l'un de ses sens proposé par le juge (3). Toutefois, comme le rappelle le conférencier, ceci n'a pas empêché le Président du Conseil italien de dénoncer un véritable "Gouvernement des juges", voire un "complot de la magistrature et de la Cour constitutionnelle contre le Gouvernement".
Toutefois, l'intervenant rappelle que, plus généralement, le juge constitutionnel respecte et incarne la double fonction du droit telle qu'on la connaît depuis Rome et Athènes : conservation (préservation du nomos ancien) et innovation. Conservation avec la stabilité fournie par la Constitution, et innovation avec le respect et l'encadrement de la volonté du législateur : l'alliance de ces deux notions comme ferment de la res publica. La Cour constitutionnelle italienne n'exerce donc que des fonctions, et pas véritablement un pouvoir.
Le troisième intervenant, Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel, rappelle le principe fondamental selon lequel le Conseil constitutionnel doit veiller au respect des prérogatives des pouvoirs législatif et exécutif, et, plus généralement, au principe de séparation des pouvoirs. A cet égard, l'article 61-1 de la Constitution (N° Lexbase : L5160IBQ), introduit dans le texte suprême par l'article 29 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 (4) et qui fonde le principe de la question prioritaire de constitutionnalité, ne confère pas au Conseil un pouvoir d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement. Ainsi, dans leur décision n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010 (5), les Sages de la rue de Montpensier, validant le troisième alinéa de l'article L. 211-3 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L5420DKX) au regard, notamment, de la liberté d'association, énoncent qu'"à l'exception des mesures susceptibles d'être prises à l'égard de catégories particulières d'associations, la constitution d'associations, alors même qu'elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l'intervention préalable de l'autorité administrative, ou même de l'autorité judiciaire". Par ailleurs, dans une décision rendue le 18 juin 2010 (6), le Conseil avait à juger, pour la première fois, la question de savoir s'il peut sanctionner une incompétence négative du législateur dans le cadre de l'article 61-1 de la Constitution. A cette occasion, il dit pour droit que la méconnaissance, par le législateur, de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit.
Le Conseil constitutionnel, poursuit Marc Guillaume, dans son rôle de gardien de la norme suprême, doit donc conserver une attitude modeste et sérieuse, comme en atteste sa décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne (7). Interrogé sur l'exigence de transposition en droit interne des Directives européennes, il rappelle qu'il appartient au Conseil, lorsqu'il est "saisi dans les conditions prévues par l'article 61 de la Constitution d'une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une Directive communautaire, de veiller au respect de cette exigence". Toutefois, c'est "aux juridictions administratives et judiciaires d'exercer le contrôle de compatibilité de la loi au regard des engagements européens de la France et, le cas échéant, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel". Ainsi, "le respect de l'exigence constitutionnelle de transposition des Directives ne relève pas des 'droits et libertés que la Constitution garantit' et ne saurait, par suite, être invoqué dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité".
Le Conseil pose donc lui-même les limites de ses prérogatives dans ce que tout le monde convient tout de même d'appeler une "révolution institutionnelle", et ne peut même plus, selon l'intervenant, être considéré comme un contre-pouvoir car il devient entièrement déconnecté du face-à-face avec le pouvoir politique. Pour preuve, la célèbre décision relative à la "cristallisation des retraites" du 28 mai 2010 (8), c'est-à-dire au régime spécial des pensions applicable aux ressortissants des pays et territoires autrefois sous souveraineté française et, en particulier, aux ressortissants algériens. S'il procède ici à une triple abrogation de textes récents, le Conseil, pour permettre au législateur d'intervenir, a fixé au 1er janvier 2011 la date d'abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles. En outre, il a jugé que ce même législateur devra, lorsqu'il prendra de nouvelles dispositions, en étendre le bénéfice à tous ceux dont le recours est pendant devant une juridiction à la date de la décision du Conseil.
Le quatrième intervenant, Rainer Arnold, professeur à l'Université de Regensburg en Allemagne, indique que la Cour constitutionnelle allemande, dénommée Tribunal constitutionnel fédéral a rendu, depuis sa création en 1951, plus de 5 000 décisions qui rythment l'histoire démocratique allemande moderne. Elle se présente comme une sorte de contre-pouvoir fondé sur l'autorité du droit, ses décisions les plus marquantes concernant la protection démocratique de l'alors jeune Allemagne de l'Ouest contre la montée des extrêmes, qu'ils soient d'extrême gauche (Fraction armée rouge) ou d'extrême droite (mouvements néonazis), ou la fortification du nouveau pays né de la réunification des deux blocs antagonistes en 1989. Cette importance et ce pouvoir font que la saisine du Tribunal a souvent été perçue comme une menace politique. Là aussi, le reproche lié à une supposée volonté d'établir un "Gouvernement des juges" s'est souvent fait jour. Le risque de manipulations politiques est réactivé par la procédure du Verfassungsstreit, utilisée lorsque différentes institutions diffèrent sur l'interprétation de la Constitution, par exemple à l'occasion de conflits de compétences entre l'Etat fédéral et les Länder : la cour constitutionnelle allemande a donc souvent été accusée de profiter des tensions politiques qui s'expriment dans le pays.
Concernant les Etats-Unis, Elizabeth Zoller, professeur à l'Université de Paris II, indique que le terme de "contre-pouvoir" n'est pas le plus adéquat pour désigner le statut de la Cour suprême américaine puisqu'il est la traduction littérale de "Countervailing power", théorie fondée par l'économiste John Kenneth Galbraith en 1952, et donc normalement réservé à cette discipline. Le domaine juridique américain connaît plutôt de la doctrine des "checks and balances" (système des freins et contrepoids) qui a fortement inspiré les rédacteurs de la Constitution américaine. Ce principe a consacré le bicaméralisme aux Etats-Unis à travers un strict partage des compétences entre organes fédéraux et Etats fédérés, et donné au Président un droit de veto sur les textes législatifs. L'intervenante rappelle que l'arrêt fondateur du contrôle de constitutionnalité américain est l'arrêt "Marbury v. Madison" rendu par la Cour suprême le 24 février 1803 (9). La Cour suprême énonce, à cette occasion, qu'"il est certain que ceux qui élaborent les Constitutions écrites les conçoivent comme devant former le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe d'un tel Gouvernement est qu'un acte législatif contraire à la Constitution est nul". Depuis cette décision, les juges ordinaires américains de l'ensemble des tribunaux sont donc habilités à examiner le respect des lois par rapport à la Constitution d'un Etat fédéré ou par rapport à la Constitution fédérale. La Cour suprême n'intervient qu'en dernier recours comme juge d'appel.
Ce rôle fondamental de la Cour suprême s'est quelque peu amoindri avec la crise économique de 1929 et la mise en place du New Deal à partir de 1933, qui a remis en selle les pouvoirs exécutif et législatif : à partir de cette date, la Cour suprême n'est plus considérée comme un contre-pouvoir et les juges américains ne se mêlent plus d'entraver la politique économique et financière du Gouvernement, indique Elizabeth Zoller. Durant cette période, les lois sont même examinées à l'aune du principe de présomption de constitutionnalité. Le principe cardinal des autorités américaines devient la sauvegarde à tout prix de l'existence de la loi, instrument indispensable pour redresser le pays. Désormais, la loi est jugée valide si à sa simple lecture elle est considérée comme ne heurtant pas la Constitution. Ainsi, avec l'arrêt "United States v. Carolene Products Co" de 1938 (10), la Cour suprême fait de la présomption de constitutionnalité la première règle de sa méthode de contrôle, hors cas d'atteinte manifeste aux droits fondamentaux. Elle présume le fait que toutes les lois peuvent être annulées par le pouvoir politique et qu'elle n'a donc pas à s'en occuper outre mesure : le bulletin de vote est, alors, considéré comme le meilleur moyen pour faire retirer les mauvaises lois. La seule exception admise par cette décision concerne les minorités, notamment raciales. Il est considéré que celles-ci ne peuvent, en effet, s'en remettre uniquement au pouvoir politique pour assurer leur protection, mais doivent aussi pouvoir compter sur un arbitre, à savoir le juge. L'intervention de ce dernier devient d'autant plus indispensable pour pallier les failles éventuelles du système démocratique. Nous sommes donc ici en présence d'une certaine forme d'activisme des cours en tant qu'arbitres du marché politique, "mais un activisme axiologiquement neutre, juridiquement fondé, et compatible avec les principes de la démocratie représentative" (11).
Les intervenants, en conclusion, ont rappelé que le juge constitutionnel, selon la théorie kelsénienne, est le mieux à même de parer à une éventuelle dérive des institutions, même si Jacques Robert regrette, également, que l'on se trouve en France dans un système "bâtard" qui n'a jamais véritablement tranché dans le mode de désignation des Sages entre politiques et juristes. Le droit ne doit, cependant, pas devenir un instrument de prédétermination de la décision politique qui guiderait la plume du législateur, comme en témoigne le récent débat sur une éventuelle inconstitutionnalité du projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public (certains députés de la majorité parlementaire ont dévoilé leur intention de déférer cette loi à l'Institution de la rue de Montpensier avant sa promulgation pour légitimer le texte). Se pose, par ailleurs, avec la création de la question prioritaire de constitutionnalité, le débat d'une éventuelle concurrence du juge constitutionnel avec le juge ordinaire sur la question de l'interprétation de la loi : 71 % des lois ont été déférées en 2009, contre 25 à 30 % habituellement, indique Marc Guillaume. Ceci pouvant être de nature à réactiver la crainte d'un pouvoir exorbitant des juges, la constance des "Sages", devrait être, comme l'indique cet adjectif, de nature à lever ces craintes, car comme nous livre Plaute, le poète latin, "en toutes choses, le plus sage est de tenir un juste milieu".
(1) Lire nos obs., La question prioritaire de constitutionnalité, une révolution juridique en marche : éléments de procédure et premiers renvois, Lexbase Hebdo n° 157 du 26 mai 2010 - édition publique (N° Lexbase : N2093BP9).
(2) Conseil const., décision n° 85-197 DC du 23 août 1985 (N° Lexbase : A8116ACL).
(3) Voir Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 24, octobre 2007 à mars 2008.
(4) Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République (N° Lexbase : L7298IAK).
(5) Cons. const., décision n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe (N° Lexbase : A6284EXZ).
(6) Cons. const., décision n° 2010-5 QPC du 18 juin 2010, SNC Kimberly Clark (N° Lexbase : A9571EZI).
(7) Cons. const., décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne (N° Lexbase : A1312EXU).
(8) Cons. const., décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, Consorts Labane (N° Lexbase : A6283EXY) et les obs. de Ch. Willmann, Le Conseil constitutionnel met fin à la "cristallisation" des pensions de retraite des ressortissants des anciennes colonies françaises, Lexbase Hebdo n° 397 du 3 juin 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2970BPP).
(9) Voir le texte de l'arrêt.
(10) Voir le texte de l'arrêt.
(11) G. Calves, L'affirmative action dans la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis, LGDJ, 1998.
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