La lettre juridique n°309 du 19 juin 2008 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Horaires d'équivalence dans le secteur médico-social : épilogue ?

Réf. : Cass. soc., 5 juin 2008, n° 06-46.295, Mme Annie Bonnemaison, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9248D8Z)

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par Sébastien Tournaux, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Il y a tout juste un an était annoncée, dans ces colonnes, la fin de la saga judiciaire des horaires d'équivalence dans le secteur médico-social (1). L'arrêt présenté aujourd'hui ne vient pas contredire cette affirmation puisqu'il tranche dans un sens identique à celui des deux décisions qui avaient amené cette annonce. La Chambre sociale de la Cour de cassation rappelle, par un arrêt rendu le 5 juin 2008, que l'article 29 de la loi "Aubry II" du 19 janvier 2000 (2) n'est pas applicable aux litiges engagés avant l'entrée en vigueur de la loi mais que, en revanche, ces dispositions sont parfaitement opposables aux justiciables n'ayant engagé leur action qu'après que la loi soit entrée en application. Au vu, notamment, de la large publicité offerte à cet arrêt, il convient de revenir rapidement sur l'évolution ayant mené à ce départage (I). Il faudra, ensuite, observer que les fondements soulevés par les parties différaient de ceux présentés il y a un an et que cette différence ménage un certain nombre d'incertitudes (II).
Résumé

Des salariées du secteur médico-social n'ayant engagé leur action prud'homale, pour obtenir des rappels de salaires au titre de permanences nocturnes effectuées entre 1996 et 2000, que postérieurement à l'entrée en vigueur de l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000, ne peuvent prétendre avoir été privées d'une "espérance légitime" ou d'une "valeur patrimoniale préexistante faisant partie de leurs biens", au sens de l'article 1er du Protocole n° 1 annexé à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (3).

Commentaire

I - Bref retour sur la saga des horaires d'équivalence

  • Définition des heures d'équivalence

Les heures d'équivalence (4) se rencontrent dans certaines professions dont l'exercice connaît ordinairement des heures creuses pendant lesquelles le salarié est "désoeuvré". Une durée équivalente à la durée légale peut, alors, être instituée par décret ou par convention collective (5). Tel est le cas des veilleurs de nuits de certains centres médico-sociaux, qui restent sur place pour surveiller les lieux de vie des résidents des centres, sans avoir forcément d'intervention à effectuer.

  • Validation des équivalences conventionnelles

La Convention collective nationale des établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées du 15 mars 1966 avait mis en place un horaire d'équivalence pour ces personnels. Pourtant, l'accord en question n'ayant pas fait l'objet d'une extension, la Cour de cassation décidait, en 1999, que la totalité du temps durant lequel les salariés s'étaient tenus à disposition de l'employeur devait être considéré comme constituant du temps de travail effectif et, partant, devait être intégralement rémunéré (6). Face au coût pharaonique que constituait une telle mesure pour les finances publiques ayant en charge la majeure partie des institutions médico-sociales, l'article 29 de la loi "Aubry II" valida de manière rétroactive le système d'équivalence en vigueur, jusqu'à l'intervention de la Cour de cassation (7).

  • Désaccord judiciaire

La Chambre sociale de la Cour de cassation, se fondant sur l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR), estimait, deux ans plus tard, que l'application de l'article 29 de la loi "Aubry II" devait être écartée (8), position rapidement contredite par l'Assemblée plénière (9). L'affaire aurait probablement été entendue si les juridictions européennes n'avaient pas été saisies de la question.

A côté de l'intervention de la CJCE (10), c'est, surtout, la position prise par le Cour européenne des droits de l'Homme qui compliqua à nouveau l'évolution du système d'heures d'équivalence. En effet, la Cour de Strasbourg décidait que "l'intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond des litiges pendants devant les juridictions internes, n'était pas justifiée par d'impérieux motifs d'intérêt général" et constituait, ainsi, une violation de l'article 6 § 1 de la CESDH (11). En outre, et c'est là le point le plus important au regard de l'arrêt commenté, la Cour européenne des droits de l'Homme sanctionnait, également, le législateur français, sur le fondement de l'article 1er du Protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9), en estimant que "la mesure litigieuse a fait peser une 'charge anormale et exorbitante' sur les requérants [...] et l'atteinte portée à leurs biens a revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus" (12). Le juge français devait revoir sa copie.

  • La solution de droit positif : le départage entre action intentée avant ou après la loi du 19 janvier 2000

Ce fut chose faite à l'occasion des arrêts du 13 juin 2007 déjà évoqués. La Cour de cassation procéda à un départage entre les actions engagées antérieurement à l'entrée en vigueur de l'article 29 de la loi "Aubry II" et celles qui furent exercées ultérieurement. Pour les premières, la loi ne pouvant être rétroactive faute d'impérieux motif d'intérêt général, le texte était rendu inapplicable et la rémunération des salariés devait être intégralement versée. Pour les secondes, au contraire, aucune atteinte au droit à un procès équitable ne pouvait plus être soutenu, si bien que la validation opérée par la loi "Aubry II" devait être considérée comme parfaitement valable.

II - Un dénouement bardé d'incertitudes...

  • En l'espèce : confirmation de jurisprudence

L'arrêt commenté rend une solution en tous points identiques à celles de juin 2007, opérant le même départage entre actions engagées avant ou après l'entrée en vigueur de la loi. Il pourrait donc être affirmé qu'il ne s'agit là que d'une simple confirmation de jurisprudence, parachevant le dénouement de la saga judiciaire des heures d'équivalence. Pourtant, à bien y regarder, une différence notable peut s'extraire de ces deux séries d'arrêts.

  • Argumentation sur le fondement de l'article 1er du Protocole additionnel de la CESDH

En effet, les arrêts de juin 2007 n'avaient eu à statuer que sur la conformité de l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000 à l'article 6 § 1 de la CESDH, c'est-à-dire au droit de bénéficier d'un procès équitable. Or, la requête introduite devant la Cour de cassation pour l'arrêt commenté n'était plus fondée sur ce texte, mais sur l'article 1er du Protocole additionnel à la CESDH, texte sur le fondement duquel, rappelons-le, la Cour européenne des droits de l'Homme avait, également, censuré la loi de validation.

Comme le relevait parfaitement le Professeur Auzero, le départage opéré entre action introduite avant ou après l'entrée en vigueur de la loi permettait à la Cour de cassation de mettre sa jurisprudence en conformité avec la solution rendue par la Cour de Strasbourg sur le fondement de l'article 6 § 1 de la CESDH (13). Pour autant, cette solution ménageait-elle, également, les règles issues du Protocole additionnel ?

C'est, en tous les cas, l'avis de la Chambre sociale, qui décide que les salariées n'ayant introduit leur action qu'ultérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 19 janvier 2000, elles ne pouvaient se considérer comme "privées d'une 'espérance légitime' ou d'une 'valeur patrimoniale préexistante faisant partie de leurs biens'", au sens du Protocole additionnel.

Il est probable que cette solution soit conforme à l'argumentation à laquelle la Cour européenne des droits de l'Homme avait procédé dans les arrêts "Aubert", puisque la circonstance que les affaires étaient pendantes lors de l'entrée en vigueur de la loi du 19 janvier 2000 paraissait essentielle dans l'appréciation de l'atteinte aux biens des salariés (14).

  • Un doute résiduel...

Il reste qu'un doute subsiste en raison de la dualité de fondement de la solution de la CESDH.

En effet, le départage appliqué par la Chambre sociale de la Cour de cassation permet parfaitement d'aménager le caractère rétroactif de la loi du 19 janvier 2000 et, partant, de rendre le texte conforme à l'article 6 § 1 de la CESDH. En revanche, l'article 1er du Protocole additionnel ne concerne en rien les exigences d'un procès équitable et ne met pas directement en cause la rétroactivité de la loi. Seule l'atteinte aux biens des salariées est, alors, en cause, celle-ci ne pouvant être justifiée que par une "cause d'utilité publique", cause que la Cour de cassation se dispense de rechercher.

Il est possible que l'atteinte à "l'espérance légitime" ou à la "valeur patrimoniale préexistante faisant partie de leurs biens" ne résulte pas seulement de la rétroactivité de la loi, mais, encore, de la totalité des effets de la loi, y compris ses effets pour l'avenir (15). Concrètement, la loi implique que les heures de garde effectuées avant son entrée en vigueur et pour lesquelles les salariées étaient en droit d'espérer une rémunération intégrale sont considérées comme des heures d'équivalence. La Cour européenne des droits de l'Homme pourrait, dès lors, avoir une interprétation différente de celle de la Cour de cassation et estimer que, malgré la neutralisation de son caractère rétroactif, la loi "Aubry II" continue de porter atteinte aux biens des salariés. Seules les heures de garde effectuées après l'entrée en vigueur de la loi du 19 janvier 2000 ne constitueraient plus une atteinte aux biens des salariés.

Et si, finalement, la saga n'était pas terminée ?


(1) Lire les obs. de G. Auzero, Heures d'équivalence dans le secteur social et médico-social : enfin le bout du tunnel !, Lexbase Hebdo n° 266 du 27 juin 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N5840BBW) (note sous Cass. soc., 13 juin 2007, n° 06-40.823, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8016DWS et Cass. soc., 13 juin 2007, n° 05-45.694, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8179DWT).
(2) Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, relative à la réduction négociée du temps de travail (N° Lexbase : L0988AH3).
(3) Protocole additionnel à la CESDH, 20 mars 1952, art. 1er (N° Lexbase : L1625AZ9).
(4) Pour un résumé plus exhaustif de l'évolution des heures d'équivalence depuis 1999, v. les obs. de G. Auzero, Heures d'équivalence dans le secteur social et médico-social, préc..
(5) C. trav., art. L. 3121-4 du Code du travail . V., également, J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, Dalloz, 23ème éd., pp. 1051 et s..
(6) Cass. soc., 9 mars 1999, n° 96-45.590, Mme Hecq c/ Société Rond Royal Sablons (N° Lexbase : A4642AGZ), Dr. soc., 1999, p. 522, obs. Ch. Radé, D., 2000, p. 445, note B. Belloir-Caux ; Cass. soc., 29 juin 1999, n° 97-41.567, Association départementale des pupilles de l'enseignement public de c/ M. Auffrère et autres (N° Lexbase : A4754AG8), Dr. soc., 1999, p. 767, concl. S. Kehrig.
(7) Ce texte disposait que, "sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, sont validés les versements effectués au titre de la rémunération des périodes de permanence nocturne comportant des temps d'inaction, effectuées sur le lieu de travail en chambre de veille par le personnel en application des clauses des conventions collectives nationales et accords collectifs nationaux de travail, agréés en vertu de l'article 16 de la loi n° 75-535 du 30 juin 1975, relative aux institutions sociales et médico-sociales (N° Lexbase : L6769AGS), en tant que leur montant serait contesté par le moyen tiré de l'absence de validité desdites clauses".
(8) Cass. soc., 24 avril 2001, n° 00-44.148, Terki c/ Association Etre enfant au Chesnay, publié (N° Lexbase : A2993ATZ), Dr. soc., 2001, p. 723, note J.-P. Lhernould.
(9) Ass. plén., 24 janvier 2003, n° 01-40.967, M. Frédéric Baudron c/ Association départementale des pupilles de l'enseignement public (ADPEP), publié (N° Lexbase : A7263A4R), Dr. soc., 2003. 373, rapp. Merlin. La Chambre sociale finissait par se plier à la solution rendue par l'Assemblée plénière en 2005, v. Cass. soc., 28 janvier 2005, n° 03-40.381, Association APAJH comité de Saône et Loire c/ Mme Madeleine Janet, F-P+B (N° Lexbase : A3054DG9).
(10) CJCE, 1er décembre 2005, aff. C-14/04, Dellas (N° Lexbase : A7836DLS), RJS, 2/06, n° 288 et chron. J.-Ph. Lhernould, p. 89.
(11) CEDH, 9 janvier 2007, Req. 20127/03, Arnolin et autres et 24 autres affaires c/ France (N° Lexbase : A3730DTC).
(12) CEDH, 9 janvier 2007, Req. 31501/03, Aubert et autres et 8 autres affaires c/ France (N° Lexbase : A3743DTS), RJS, 4/07, p. 299, avec les obs. de J.-Ph. Lhernould, RDSS, 2/2007, p. 315 avec la chr. de D. Boulmier.
(13) G. Auzero, Heures d'équivalence dans le secteur social et médico-social, préc..
(14) CEDH, 9 janvier 2007, Req. 31501/03, Aubert et autres, préc., points 84 à 89.
(15) On peut regretter le manque de clarté de la solution de la juridiction européenne en la matière tant il est difficile d'apprécier l'influence du caractère rétroactif de la loi sur la violation du Protocole additionnel...

Décision

Cass. soc., 5 juin 2008, n° 06-46.295, Mme Annie Bonnemaison, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9248D8Z)

Rejet, CA Toulouse, 4ème ch., sect. 2, 20 octobre 2006

Textes visés : Protocole additionnel à la CESDH, 20 mars 1952, art. 1er (N° Lexbase : L1625AZ9)

Mots-clés : secteur médico-social ; horaires d'équivalence ; loi "Aubry II" ; rétroactivité ; protocole additionnel de la CESDH.

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