Réf. : Cass. com., 20 mai 2008, n° 07-14.088, Société Au pré de l'arbre, F-D (N° Lexbase : A7099D8G)
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par Vincent Téchené, SGR - Droit des affaires
le 07 Octobre 2010
En témoigne un arrêt de la Chambre commerciale du 20 mai 2008, par lequel la Haute juridiction rappelle que les juges du fond doivent rechercher si le demandeur à la dissolution n'est pas seul responsable de la mésentente des associés, auquel cas, la demande ne peut être accueillie.
En l'espèce, les consorts T. se sont associés au sein d'une SCI, propriétaire de biens immobiliers, et d'une SARL, chargée de la gestion de ces biens. Soutenant l'existence d'anomalies dans la gestion de la SARL, ainsi que des tensions entre associés, M. Daniel T. a assigné cette dernière en dissolution judiciaire pour justes motifs. Postérieurement à l'assignation, un protocole d'accord a été signé par M. Daniel T., par lequel il s'engageait, d'une part, à vendre à ses co-associés l'ensemble des parts qu'il détenait dans les deux sociétés, moyennant un certain prix et, d'autre part, à se désister des actions en dissolution qu'il avait introduites. Ce désistement n'est pas intervenu et, se fondant sur les termes du protocole, la société a reconventionnellement demandé que M. Daniel T. soit condamné à signer l'acte de cession.
C'est dans ces conditions que la cour d'appel de Bordeaux, retient, tout d'abord, dans un arrêt du 29 janvier 2007 (1), que le protocole contenait des engagements réciproques qui constituaient les uns à l'égard des autres des conditions suspensives qui n'avaient pas été remplies, concluant, ainsi à la caducité de l'acte. Les juges du second degré prononcent, ensuite, la dissolution de la SARL. Ils estiment, en effet, que le fait que les statuts de la SARL aient été modifiés en vertu du protocole, qui venait d'être déclaré caduc par une décision du tribunal intervenue un mois plus tôt, démontre que la mésentente entre les associés rejaillit sur la société et paralyse son fonctionnement, plus aucune assemblée ne pouvant être tenue régulièrement depuis le mois de novembre 2005 -soit pendant les 15 mois précédent l'arrêt de la cour-.
Saisie d'un pourvoi contre cet arrêt, formé par la société, la Cour de cassation rejette le premier moyen, estimant que la cour d'appel a souverainement apprécié les termes de la transaction, pour conclure à sa caducité.
Elle sanctionne, néanmoins, l'arrêt des seconds juges sur la dissolution de la société, retenant que la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1844-7 du Code civil, en ne recherchant pas, ainsi qu'elle y était invitée, si M. Daniel T., demandeur à la dissolution, n'était pas seul responsable de la mésentente des associés.
Cette solution est classique et elle ne surprendra pas les lecteurs bien informés. Elle n'est, toutefois, pas dénuée d'intérêt : il semble, en effet, que les juges du fond s'affranchissent de cette règle de façon assez récurrente. Or, la conséquence est lourde de portée, puisque la demande formée par l'associé qui est à l'origine de la mésentente est rejetée. Il en va donc de la vie de la personne morale.
L'occasion nous est donc donnée d'attirer l'attention sur la dissolution de la société pour mésentente entre associés. D'abord, s'agissant d'une cause de dissolution judiciaire, elle suppose de saisir le juge. Dans ce contentieux les juges du fond ont un très large pouvoir d'appréciation.
D'abord, ils vont souverainement apprécier que la situation conflictuelle paralyse effectivement ou non le fonctionnement de la société (2). On ne listera pas ici les cas dans lesquels la mésentente a été retenue, mais on rappellera que, en tout état de cause, la dissolution de la société pour mésentente sera plus souvent retenue dans les sociétés de personnes dans lesquelles l'intuitu personae est beaucoup plus fort que dans les sociétés de capitaux.
Ensuite, c'est toujours dans l'exercice de leur pouvoir souverain d'appréciation que les juges du fond doivent identifier l'associé à l'origine de la situation de blocage, celui à qui la mésentente est imputable.
Rappelons, ici, que si l'article 1844-7 du Code civil précise que la demande doit émaner d'un associé, un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 20 octobre 1965 avait, néanmoins, reconnu au créancier social le droit d'agir en dissolution pour justes motifs (3). Mais cette solution semble avoir été remise en cause par un arrêt du 28 septembre 2004. La Cour considère, en substance, que malgré l'intérêt à agir que peuvent avoir certains tiers, des créanciers, en l'occurrence le syndic de la liquidation des biens d'un des associés, de voir prononcer la dissolution de la société, cette demande n'est pas recevable à défaut de qualité à agir, et le juge du droit de rappeler la lettre du texte : "seul un associé peut demander au tribunal la dissolution anticipée de la société pour justes motifs, notamment en cas de mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société" (4). Certains auteurs (5) considèrent, toutefois, que la portée de cet arrêt demeure incertaine.
En outre, comme le rappelle l'arrêt du 20 mai 2008, certains associés ne sont pas recevables à agir en dissolution de la société pour justes motifs : ce sont ceux qui sont à l'origine de la mésentente. Cette solution est ancienne et trouve son fondement dans un principe évident selon lequel personne ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. L'associé à l'origine de la mésintelligence ne peut pas agir en dissolution de la société sur ce fondement sans être de mauvaise foi.
La Cour de cassation impose, par conséquent, aux juges du fond de s'assurer que le demandeur est de bonne foi, qu'il ne se prévaut pas d'une situation qu'il a lui-même créée. Il serait bien facile pour celui qui veut se retirer d'une société de causer du tort à ses coassociés, d'avoir une attitude négative paralysant le fonctionnement de la société pour obtenir judiciairement la dissolution de la société alors que ses co-associés ne souhaitent pas mettre un terme à leur collaboration et mettre fin à l'existence de la personne morale. D'ailleurs, l'associé à l'origine de la mésentente qui agit en justice pour obtenir la dissolution de la société s'expose à une condamnation au paiement de dommages-intérêts aux associés et à la société pour avoir exercé de façon abusive son droit d'agir en dissolution (6). Bien sûr, l'abus de droit ne sera qu'exceptionnellement retenu car il suppose qu'il soit caractérisé.
Déterminer l'associé "fautif", celui qui est à l'origine de la situation conflictuelle, n'est pas toujours chose aisée, et comme en matière de divorce, les torts sont souvent partagés. Dans une telle situation, les juges vont conclure à l'impossibilité de déterminer quel associé est à l'origine du trouble social et peuvent, en conséquence, prononcer la dissolution de la société (7). En d'autres termes, si l'imputabilité de la mésentente n'est pas une condition indispensable à la dissolution anticipée de la société, la recherche de celle-ci par les juges du fond l'est. Il s'agit de s'assurer, pour l'essentiel, que l'auteur de la demande n'est pas seul responsable de la situation inextricable dans laquelle se trouve la personne morale, ou bien encore qu'il ne cherche pas à tirer un avantage particulier de son action, en faisant pression sur les autres associés.
La solution retenue par l'arrêt du 20 mai 2008 s'inscrit pleinement dans cette logique : les juges du fond ont bien retenu l'existence d'une mésentente et caractérisé la paralysie du fonctionnement de la société, mais ils n'ont pas recherché à quel associé cette mésentente était imputable. Dans ces conditions, ils n'ont pas rempli leur mission et ne pouvaient décider ainsi de la dissolution de la société.
(1) CA Bordeaux, 2ème ch., 29 janvier 2007, n° 05/06832, SARL Au pré de l'arbre c/ M. Daniel Tourret (N° Lexbase : A3586D4L).
(2) Par exemple, Cass. com., 31 janvier 1989, n° 87-16.124, Consorts Seneclauze c/ Consorts Mazel et autres (N° Lexbase : A4043AGT) par lequel la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre un arrêt d'appel ayant refusé de prononcer la dissolution de la société, dans la mesure où la cour d'appel a constaté que la mésentente alléguée n'entraînait une paralysie de la société ou Cass. civ. 1, 18 mai 1994, n° 93-15.771, M. Laurent Lacrosnière c/ M. Yves Martin-Bouyer et autres (N° Lexbase : A2499AGN) dans lequel elle rejette le pourvoi contre un arrêt ayant prononcé la dissolution de la société parce que la cour d'appel a souverainement apprécié que la mésentente entraînait la paralysie de la société.
(3) Cass. civ. 1, 20 octobre 1965, n° 63-12.258, Caisse régionale de Crédit agricole mutuel des Basses-Pyrénées c/ Colmache (N° Lexbase : A6203CEH).
(4) Cass. com., 28 septembre 2004, n° 02-20.750, M. Bernard Dailly c/ M. Dominique Thirion, F-D (N° Lexbase : A4706DDN).
(5) F.-X. Lucas, Seul un associé peut demander au tribunal la dissolution anticipée de la société pour justes motifs, Dr. sociétés, n° 2, février 2005, 25.
(6) Cass. com., 14 décembre 2004, n° 02-14.749, Mme Jocelyne Tavernier-Bonmarty c/ Société Emergence formation, F-D (N° Lexbase : A4636DEG), dans lequel la Cour de cassation relève que "Mme [T.] avait elle-même pris l'initiative de refuser les tâches qui lui avaient été attribuées par les statuts qu'elle avait acceptés, n'avait recherché aucune entente amiable avec ses associés, avait fait preuve d'un comportement excessif et qu'il en ressortait qu'elle avait exercé une action en dissolution de façon abusive, la cour d'appel, dès lors que le droit d'agir en dissolution expose le demandeur à des dommages-intérêts, a suffisamment caractérisé l'existence d'un abus dans l'exercice du droit d'agir de Mme [T.] en dissolution de la société et légalement justifié sa décision".
(7) Cass. com., 13 février 1996, n° 93-16.238, M. Cazalet c/ Mme Puig-Vaudon (N° Lexbase : A1212ABI).
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