Réf. : CJCE, 15 mai 2008, aff. C-147/06, SECAP SpA c/ Comune di Torino (N° Lexbase : A4989D8B)
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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Toutefois, dans l'affaire en cause, le marché passé par la commune de Turin était d'un montant inférieur au seuil à partir duquel s'applique la Directive communautaire 93/37/CE. La Cour de justice a, néanmoins, estimé que "les règles fondamentales du Traité CE concernant la liberté d'établissement et la libre prestation des services, ainsi que le principe général de non-discrimination, s'opposent à une réglementation nationale qui, pour ce qui concerne les marchés d'une valeur inférieure au seuil établi par l'article 6, paragraphe 1, sous a), de la Directive 93/37/CEE du Conseil du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, telle que modifiée par la Directive 97/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 octobre 1997 (N° Lexbase : L8306AU8), et revêtant un intérêt transfrontalier certain, impose impérativement aux pouvoirs adjudicateurs, lorsque le nombre des offres valides est supérieur à cinq, de procéder à l'exclusion automatique des offres considérées comme anormalement basses par rapport à la prestation à fournir, selon un critère mathématique prévu par cette réglementation, sans laisser auxdits pouvoirs adjudicateurs aucune possibilité de vérifier la composition de ces offres en demandant aux soumissionnaires concernés des précisions sur celles-ci".
La CJCE a donc précisé que les règles fondamentales du Traité ne s'appliquent aux commandes publiques qu'en présence d'"un intérêt transfrontalier certain" (I) et prohibent l'exclusion automatique des offres anormalement basses (II).
I - Restriction : l'intérêt transfrontalier certain, critère d'applicabilité des règles fondamentales du Traité
Les règles fondamentales du marché intérieur ne s'appliquent, normalement, pas à des situations purement internes et doivent s'appliquer à des situations dans lesquelles existe un élément d'extranéité. Pour les marchés publics, le législateur communautaire a choisi, pour mettre en oeuvre ces règles, d'adopter d'importantes Directives qui coordonnent les procédures de passation et a estimé que son dispositif ne s'appliquait qu'à partir de montants qui varient en fonction de la nature des marchés. La fixation de tels seuils signifie que, pour le législateur communautaire, les marchés publics dont le montant se situe en deçà n'ont pas un intérêt communautaire et que leur réglementation ne relève que de la compétence du législateur national. Il s'agit là d'une simple application du principe de subsidiarité.
La jurisprudence "Telaustria" remet, évidemment, en cause un tel raisonnement. Elle considère que les règles fondamentales du Traité s'imposent aux marchés publics nationaux qui n'entrent pas dans le champ d'application des "Directives marchés", notamment parce qu'ils sont inférieurs aux montants fixés par celles-ci. Jusqu'à récemment, ne s'était pas véritablement posée la question de savoir à quels marchés s'appliquait la jurisprudence "Telaustria". Dans l'arrêt "Coname", la Cour avait, toutefois, précisé que l'application des règles fondamentales du Traité s'appliquaient "dans la mesure où ladite concession est susceptible d'intéresser, également, une entreprise située dans un Etat membre" (3). Dans l'affaire "Parking Brixen", l'Etat avait fait valoir qu'il s'agissait d'une situation purement interne (4). La Cour s'était contentée de répondre "qu'il ne peut être exclu que, dans l'affaire au principal, des entreprises établies dans des Etats membres autres que la République italienne auraient été intéressées de fournir les services concernés". Le critère de "l'intérêt transfrontalier certain" n'est apparu que dans la jurisprudence la plus récente (5).
L'introduction de ce critère a, probablement, le mérite d'indiquer que les règles fondamentales du Traité ne sont pas applicables sans limites, c'est-à-dire à tous les marchés publics échappant, par ailleurs, aux Directives communautaires. Il faudrait, d'ailleurs, ajouter, qu'à ce titre, la réglementation nationale peut être justifiée par des motifs d'ordre public ou par des exigences impérieuses d'intérêt général. La Cour fixe ainsi les frontières de l'empire de sa jurisprudence (6). Il s'agit là d'une habile stratégie dans la politique jurisprudentielle de la Cour.
Sur le plan pratique, il est autorisé d'être plus circonspect. Il est moins certain que les entreprises et les collectivités publiques aient gagné en sécurité juridique. Qu'est-ce qu'un marché qui présente un "intérêt transfrontalier certain" ? Il s'agit là d'un critère particulièrement flou. Quelle différence existe-t-il entre un simple intérêt transfrontalier et un "intérêt transfrontalier certain" ? Il importera aux juridictions nationales d'interroger le juge communautaire par la voie du renvoi préjudiciel et ainsi, d'encombrer, son prétoire.
La Cour a, toutefois, estimé que "l'appréciation, avant la définition des termes de l'avis de marché, de l'intérêt transfrontalier éventuel d'un marché dont la valeur estimée est inférieure au seuil prévu par les règles communautaires appartient, en principe, au pouvoir adjudicateur concerné, étant entendu que cette appréciation peut être soumise au contrôle juridictionnel". Elle ajoute qu'"il est, toutefois, loisible qu'une réglementation établisse, au niveau national ou local, des critères objectifs indiquant l'existence d'un intérêt transfrontalier certain. De tels critères pourraient être, notamment, le montant d'une certaine importance du marché en cause, en combinaison avec le lieu d'exécution des travaux. Il serait, également, possible d'exclure l'existence d'un tel intérêt dans le cas, par exemple, d'un enjeu économique très réduit du marché en cause [voir, en ce sens, CJCE, 21 juillet 2005, C-231/03, Coname, Rec. p. I 7287, point n° 20]. Toutefois, il est nécessaire de tenir compte du fait que, dans certains cas, les frontières traversent des agglomérations qui sont situées sur le territoire d'Etats membres différents et que, dans de telles circonstances, même des marchés de faible valeur peuvent présenter un intérêt transfrontalier certain" (n° 30 et 31). S'agissant d'un marché de travaux, la Cour précise qu'il "pourrait, par exemple, présenter un tel intérêt transfrontalier à cause de sa valeur estimée, en liaison avec sa technicité ou une localisation des travaux à un endroit qui serait propice à attirer l'intérêt d'opérateurs étrangers" (n° 24). On est donc dans le "clair obscur" (7).
Il aurait donc été, peut-être, plus simple d'estimer que tout marché public est potentiellement susceptible d'intéresser un opérateur économique installé dans un autre Etat membre et doit donc respecter les règles fondamentales du Traité dont les conséquences sont, par ailleurs, enrichies par cet arrêt "SECAP".
II - Extension : l'exclusion automatique des offres anormalement basses prohibées par les règles fondamentales du Traité
Jusqu'à présent, les règles fondamentales du Traité appliquées aux marchés publics entraînaient "une obligation de transparence qui permet au pouvoir adjudicateur de s'assurer que ledit principe est respecté. Cette obligation de transparence qui incombe au pouvoir adjudicateur consiste à garantir, en faveur de tout soumissionnaire potentiel, un degré de publicité adéquat permettant une ouverture du marché des services à la concurrence ainsi que le contrôle de l'impartialité des procédures d'adjudication" (CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98, Telaustria Verlags GmbH et Telefonadress GmbH c/ Telekom Austria AG, précité). Les contenus des cahiers des charges pouvaient être, également, concernés (8).
Etait, ici, en cause la législation italienne selon laquelle les pouvoirs adjudicateurs ont l'obligation de procéder à l'exclusion automatique des offres, qui, en application d'un critère mathématique, sont considérées comme anormalement basses par rapport à la prestation à fournir. Cette législation ne s'applique pas, toutefois, lorsque le nombre des offres valides est inférieur à cinq.
La Cour de justice a estimé que "l'application aux marchés revêtant un intérêt transfrontalier certain de la règle de l'exclusion automatique des offres considérées comme anormalement basses est susceptible de constituer une discrimination indirecte, en désavantageant dans la pratique les opérateurs des autres Etats membres qui, ayant des structures de coûts différentes, pouvant bénéficier d'économies d'échelle importantes ou désireux de comprimer leurs marges bénéficiaires afin de pouvoir pénétrer plus efficacement le marché considéré, seraient en mesure de faire une offre compétitive et, en même temps, sérieuse et fiable, dont le pouvoir adjudicateur ne saurait pourtant tenir compte en raison de ladite réglementation" (n° 24). Elle ajoute, en outre, "qu'une telle réglementation peut donner lieu à des attitudes et à des arrangements anticoncurrentiels, voire à des pratiques de collusion, entre entreprises nationales ou locales visant à réserver à ces dernières les marchés publics de travaux" (n° 25).
Cependant, la Cour précise, finalement, que "l'exclusion automatique de certaines offres, en raison de leur caractère anormalement bas, pourrait s'avérer acceptable lorsque le recours à cette règle est justifié par le nombre excessivement élevé des offres, circonstance qui pourrait obliger le pouvoir adjudicateur concerné à procéder à la vérification, de manière contradictoire, d'un nombre d'offres si élevé que cela dépasserait la capacité administrative dudit pouvoir adjudicateur ou serait susceptible, en raison du retard que cette vérification pourrait entraîner, de mettre en danger la réalisation du projet" (n° 32).
Ce raisonnement, très convaincant au regard de la jurisprudence communautaire en matière de marché intérieur, n'en est pas moins fort constructif du point de vue du droit de la commande publique. Il ouvre encore un champ d'incertitudes sur la compatibilité du droit et des pratiques internes au regard de la jurisprudence communautaire. Une nouvelle fois, la sécurité juridique est la première victime de la Cour de Luxembourg.
(1) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98, Telaustria Verlags GmbH et Telefonadress GmbH c/ Telekom Austria AG, en présence de Herold Business Data AG (N° Lexbase : A1916AWU), Rec., p. I-10745, spéc. n° 60 à 62 ; CJCE, 18 juin 1985, aff. C-197/84, P. Steinhauser c/ Ville de Biarritz (N° Lexbase : A7797AUC), Rec., p. 1819.
(2) JOCE n° L 199 du 9 août 1993, p. 54 ; solution désormais reprise à l'article 55 de la Directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU), JOUE, n° L 134 du 30 avril 2004 p. 114.
(3) CJCE, 21 juillet 2005, aff. C-231/03, Consorzio Aziende Metano (Coname) c/ Comune di Cingia de' Botti (N° Lexbase : A1664DKT), Rec., p. I-7287, spéc. n° 17.
(4) CJCE, 13 octobre 2005, aff. C-458/03, Parking Brixen GmbH c/ Gemeinde Brixen, Stadtwerke Brixen AG (N° Lexbase : A7748DK8), Rec., p. I-8612, spéc. n° 55.
(5) CJCE, 13 novembre 2007, aff. C-507/03, Commission des Communautés européennes c/ Irlande N° Lexbase : A5367DZS ; CJCE, 21 février 2008, aff. C-412/04, Commission des Communautés européennes c/ République italienne (N° Lexbase : A0010D7I).
(6) CJCE, 21 juillet 2005, Consorzio Aziende Metano (Coname) c/ Comune di Cingia de' Botti, précité ; CJCE, 27 octobre 2005, aff. C-234/03, Contse SA, Vivisol Srl, Oxigen Salud SA c/ Instituto Nacional de Gestión Sanitaria (Ingesa), anciennement Instituto Nacional de la Salud (Insalud) (N° Lexbase : A0981DLW), Rec., p. I-9315.
(7) Pour la discussion de ces critères, v. Florian Linditch, "Marchés à procédure adaptée d'intérêt communautaire certain" : soumission aux principes fondamentaux du droit communautaire, JCP éd. A, 2008, n° 2125.
(8) CJCE, 27 octobre 2005, aff. C-158/03, Commission des Communautés européennes c/ Royaume d'Espagne (N° Lexbase : A0975DLP) ; CJCE, 27 octobre 2005, aff. C-234/03, Contse SA, Vivisol Srl, Oxigen Salud SA c/ Instituto Nacional de Gestión Sanitaria (Ingesa), anciennement Instituto Nacional de la Salud (Insalud), précité.
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