La lettre juridique n°296 du 13 mars 2008 : Responsabilité

[Jurisprudence] L'appréciation de la cause étrangère exonératoire de la responsabilité encourue par le constructeur sur le fondement de l'article 1792 du Code civil

Réf. : Cass. civ. 3, 27 février 2008, n° 06-19.348, Société Entreprise chonsui, FS-P+B (N° Lexbase : A1742D7N)

Lecture: 4 min

N3770BED

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] L'appréciation de la cause étrangère exonératoire de la responsabilité encourue par le constructeur sur le fondement de l'article 1792 du Code civil. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209893-jurisprudence-lappreciation-de-la-cause-etrangere-exoneratoire-de-la-responsabilite-encourue-par-le-
Copier

par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

La force majeure permet, dans certains cas et à certaines conditions, l'exonération du responsable, et ce aussi bien en matière contractuelle qu'en matière délictuelle : en matière contractuelle, dans les hypothèses dans lesquelles le débiteur est tenu d'une obligation de résultat, voire d'une obligation de garantie ; en matière délictuelle dans les hypothèses dans lesquelles la responsabilité est une responsabilité objective ou de plein droit. Ainsi, l'article 1792 du Code civil (N° Lexbase : L1920ABQ) dispose-t-il que "tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination". Et l'alinéa 2 du texte précise qu'"une telle responsabilité n'a point lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d'une cause étrangère". Encore faut-il s'entendre sur la définition de la force majeure. Depuis quelques années, une différence avait paru se dessiner selon que la responsabilité était recherchée sur le terrain contractuel ou sur le terrain délictuel. Alors, en effet, que, en matière contractuelle, certains arrêts avaient paru alléger la définition de la force majeure en admettant que la seule irrésistibilité de l'événement suffisait à la caractériser, la jurisprudence semblait se montrer plus exigeante en matière délictuelle en continuant, plus classiquement, à exiger que l'événement constitutif de la force majeure soit au moins imprévisible et irrésistible, la condition tenant à l'extériorité de l'événement étant, dans un cas comme dans l'autre, quelque peu délaissée.

A vrai dire, les choses méritaient, sans doute, d'être un peu nuancées dans la mesure où, en matière contractuelle, la deuxième chambre civile, contrairement à la première chambre et à la Chambre commerciale, avait paru s'obstiner à subordonner systématiquement l'exonération du débiteur à l'imprévisibilité de l'événement, et pas seulement à la démonstration de son caractère irrésistible. Toujours est-il que la situation s'est trouvée clarifiée par deux arrêts rendus en Assemblée plénière le 14 avril 2006, harmonisant les solutions sur le terrain contractuel et sur le terrain délictuel et posant en principe que, dans ces deux matières, la force majeure suppose que soit établi le caractère imprévisible et irrésistible de l'événement (1). Il reste que, même ainsi précisée, la notion n'est pas sans susciter quelques incertitudes, comme en témoigne encore un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 27 février dernier, à paraître au Bulletin.

En l'espèce, sans reprendre l'ensemble des faits à l'origine du litige, la question était de savoir si de fortes pluies qui s'étaient abattues sur l'île de Tahiti, dont l'intensité avait justifié un arrêté constatant l'état de catastrophe naturelle, et qui avaient fait s'effondrer un mur de soutènement d'un ensemble immobilier, pouvaient ou non constituer une cause étrangère exonératoire de responsabilité encourue par le constructeur sur le fondement de l'article 1792 du Code civil. Il faut dire que la jurisprudence a déjà eu l'occasion de juger que la cause étrangère pouvait être constituée par un fait de la nature. Ainsi a-t-il été décidé que l'entrepreneur est dégagé de toute responsabilité lorsque les détériorations subies par des tuyaux d'écoulement des eaux usées sont dues à l'action de bactéries, apparues dans des conditions non élucidées, mais postérieurement à l'installation, contre lesquelles aucun procédé de lutte n'a encore été trouvé, de telles circonstances étant insurmontables (2). Il a encore été jugé qu'un ouragan d'une violence exceptionnelle peut constituer un événement de force majeure (3), tout comme, dans certaines circonstances, des chutes de neige (4). Toujours est-il que, dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté, la Cour de cassation rejette le moyen et approuve les premiers juges dans les termes suivants : "ayant souverainement retenu que les fortes précipitations pluviales survenues les 19 et 20 décembre 1998 ne pouvaient être qualifiées ni de véritables dépressions, ni de tempêtes, ni encore moins de cyclones, que de tels événements étaient susceptibles d'arriver en période des pluies dans les zones tropicales, et qu'ils ne possédaient pas les caractères d'imprévisibilité et d'irrésistibilité de la force majeure, la cour d'appel a pu en déduire que [le constructeur] ne justifiait pas d'une cause étrangère exonératoire de la responsabilité [qu'il] encourait sur le fondement de l'article 1792 du Code civil".

L'arrêt a le mérite non seulement de rappeler que, pour qu'un événement soit constitutif d'un cas de force majeure, il faut qu'il soit à la fois imprévisible et irrésistible, mais encore de bien faire apparaître que l'appréciation de ces caractères ne peut se faire qu'in concreto. Il est, en effet, assez cohérent de considérer que de fortes pluies ne sont pas imprévisibles en zone tropicale et, a fortiori, pendant la saison des pluies, alors que ces mêmes pluies auraient peut-être pu, en d'autres circonstances, constituer une cause étrangère exonératoire de responsabilité.


(1) Ass. plén., 14 avril 2006, deux arrêts, n° 02-11.168, M. Philippe Mittenaere c/ Mme Micheline Lucas, épouse Pacholczyk, P (N° Lexbase : A2034DPZ) et n° 04-18.902, M. Stéphane Brugiroux c/ Régie autonome des transports parisiens (RATP), P (N° Lexbase : A2092DP8), et nos obs., La force majeure devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (vers l'unité des approches contractuelle et délictuelle ?), Lexbase Hebdo n° 214 du 11 mai 2006 - édition affaires (N° Lexbase : N8030AKM).
(2) Cass. civ. 3, 10 octobre 1972, n° 71-11.052, Syndicat des copropriétaires de l'immeuble Gentilly-Cité-Verte c/ Société Clemm et autres (N° Lexbase : A9463CGL), D., 1973, p. 378, note J. M..
(3) Cass. civ. 3, 11 mai 1994, n° 92-16.201, Compagnie Gan c/ M. Le Garrec et autres (N° Lexbase : A7074ABM), Bull. civ. III, n° 94.
(4) Cass. civ. 3, 7 mars 1979, n° 77-15.153, SA Afeda et autres c/ Consorts Capelle et autres (N° Lexbase : A4390CGP), Bull. civ. III, n° 57 ; Contra, selon les circonstances : Cass. civ. 3, 16 février 2005, n° 03-18.999, Société Etablissements Poulingue c/ Société Axa assurances IARD, FS-D (N° Lexbase : A7406DGE), RD imm., 2005, 225, obs. Ph. Malinvaud.

newsid:313770