La lettre juridique n°284 du 6 décembre 2007 : Responsabilité

[Le point sur...] Le dommage corporel (première partie) *

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N3594BDH

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 01 Novembre 2013

Dans le prolongement d'une conférence sur "le dommage corporel" donnée à Montargis le 26 novembre dernier, l'auteur se propose de revenir, cette semaine et la semaine prochaine, sur deux questions techniques ayant fait l'objet d'une réforme récente : l'assiette du recours des tiers payeurs d'abord (I), l'incidence des partages de responsabilité sur l'assiette du recours, ensuite (II) (cf. l’Ouvrage "Droit de la responsabilité" N° Lexbase : E5786ETH). I - L'assiette du recours des tiers payeurs
  • Données du problème

Lorsque, à la suite d'un accident, des prestations sont versées à la victime par une personne ou un organisme qui y est tenu en vertu de la loi, d'un statut ou d'une convention, un recours lui est attribué si la prestation a un caractère indemnitaire. Contribuant à l'indemnisation de la victime, ce versement doit logiquement autoriser, en application de l'article 1251-3° du Code civil (N° Lexbase : L0268HPM), la subrogation légale du tiers payeur dans les droits de la victime dont la créance contre le responsable a été, en partie au moins, payée. Du même coup, les sommes versées doivent s'imputer sur les droits de la victime, partiellement indemnisée, afin d'éviter tout enrichissement de celle-ci et toute augmentation injustifiée de la dette de responsabilité.

Les relations entre le tiers payeur et la personne tenue à réparation d'un dommage résultant d'une atteinte à la personne sont régies par les dispositions du chapitre II de la loi du 5 juillet 1985 (loi n° 85-677, tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation N° Lexbase : L4304AHU), quelle que soit la nature de l'événement ayant occasionné le dommage. La loi détermine de façon limitative le domaine du recours subrogatoire des tiers payeurs (art. 29 N° Lexbase : L4290AHD à 33). Et, hormis les prestations mentionnées dans la loi du 5 juillet 1985, aucun versement effectué au profit d'une victime en vertu d'une obligation légale, conventionnelle ou statutaire n'ouvre droit à une action contre la personne tenue en réparation du dommage ou son assureur (art. 33 N° Lexbase : L4295AHK). Toutefois, lorsqu'il est prévu par contrat, le recours subrogatoire de l'assureur qui a versé à la victime une avance sur indemnité du fait de l'accident peut être exercé contre l'assureur de la personne tenue à réparation. A vrai dire, aujourd'hui, les difficultés ne concernent plus tellement le domaine des recours (on sait que, pour ouvrir droit à un recours subrogatoire, les prestations versées par des tiers doivent avoir un caractère indemnitaire), mais se concentrent pour l'essentiel sur la question de l'assiette des recours. Et, concrètement, les interrogations portent sur la détermination des indemnités dues par le tiers responsable qui sont soumises au recours des tiers payeurs : doit-on limiter l'assiette des recours aux seules indemnités correspondant aux préjudices réparés par les prestations versées (essentiellement les préjudices corporels économiques) ?

  • Systèmes concevables

Deux systèmes sont alors concevables. Le premier système se rattache à une conception unitaire et globale du préjudice corporel. Le préjudice est conçu comme un ensemble d'éléments indifférenciés, interchangeables, fongibles entre eux et non individualisés, de sorte que les prestations peuvent être recouvrées et imputées indifféremment sur les indemnités réparant les divers éléments qui le composent. L'imputation des prestations indemnitaires s'opérant globalement sur l'ensemble du préjudice réparable, elle peut être qualifiée d'imputation globale. Le second système réalise, au contraire, un fractionnement du dommage corporel et une distinction des différents chefs ou postes de préjudice définis selon la nature et le type d'intérêt lésé. Il postule une analyse du préjudice de la victime conduisant à l'élaboration d'une nomenclature détaillée de ses multiples éléments pour déterminer l'assiette des recours et l'imputation des prestations. D'où le nom de méthode analytique qui est donné à ce système ou méthode d'imputation "poste par poste". Par rapport à la méthode globale, l'imputation "poste par poste" est moins favorable aux tiers payeurs qui ne peuvent reporter les excès de prestations par rapport au préjudice indemnisé sur des indemnités réparant d'autres préjudices. Mais pour les victimes, le compartimentage des éléments de préjudice les protège d'une compensation arbitraire dans la réparation de préjudices distincts et préserve leur droit à réparation de préjudices que les prestations sociales ne contribuent pas à indemniser.

  • Réforme et état du droit positif

Jusqu'à une époque très récente, le droit applicable en la matière trouvait sa source dans la loi du 27 décembre 1973, relative aux recours de la Sécurité sociale. Cette loi avait introduit, dans les articles L. 376-1 (N° Lexbase : L3414HWD) et L. 454-1 (N° Lexbase : L9367HEN) du Code de la Sécurité sociale, une disposition limitant l'assiette des recours à "la part d'indemnité qui répare l'atteinte à l'intégrité physique de la victime, à l'exclusion de la part d'indemnité à caractère personnel correspondant aux souffrances physiques ou morales par elles endurées et au préjudice esthétique ou d'agrément ou, s'il y a lieu, de la part d'indemnité correspondant au préjudice moral des ayants droit". Il résultait de ces textes, assez peu explicites, que seules étaient exclues des recours les indemnités dites "à caractère personnel" qui réparent des préjudices extrapatrimoniaux énumérés par la loi. Par soustraction, l'on en déduisait que toutes les autres indemnités, qui, d'après la loi, réparent "l'atteinte à l'intégrité physique" et n'ont pas de caractère personnel, étaient soumises aux recours. Cette ventilation entre les indemnités soumises aux recours et celles qui en sont soustraites, parce qu'elles réparent des préjudices personnels, avait été reprise dans les mêmes termes par l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985 et, par conséquent, généralisée à l'ensemble des tiers payeurs. L'avantage du système légal était de se rapprocher de la méthode d'imputation analytique en s'appuyant sur l'idée que les tiers payeurs ne versent généralement pas de prestations indemnisant des préjudices personnels, ce qui justifie d'exclure de l'assiette des recours les indemnités les réparant. Mais cette ventilation opérée par la loi était demeurée assez grossière et approximative. En outre, et surtout, la jurisprudence avait étendu l'assiette des recours à des indemnités réparant des préjudices d'une nature différente et qui ne correspond pas à celle des préjudices que les prestations prennent en charge. Ainsi, l'exercice des recours sur l'indemnité réparant le préjudice fonctionnel, qu'il soit temporaire ou définitif, avait soulevé un débat important. Ce préjudice, dont le caractère personnel n'est guère contestable puisqu'il résulte d'une réduction du potentiel physique, psychique ou intellectuel de la personne, ne fait bien souvent l'objet d'aucune prestation des tiers payeurs. C'est le cas, notamment, pour les caisses d'assurances-maladie qui ne versent aucune prestation au titre des accidents de droit commun. Or, la Cour de cassation admettait les recours sur ces indemnités, et un arrêt rendu en Assemblée plénière par la Cour de cassation le 19 décembre 2003 avait, d'ailleurs, confirmé cette solution (Ass. plén., 19 décembre 2003, n° 02-14.783, Société MAAF assurances c/ M. Cédric Gibert, P N° Lexbase : A4684DAQ, Bull. ass. pl., n° 8, JCP éd. G, 2004, II, 10008, note P. Jourdain, D. 2004, p. 161, note Y. Lambert-Faivre). La raison pouvait en être trouvée dans le fait que le préjudice fonctionnel n'était pas expressément mentionné par la loi dans la liste des préjudices personnels soustraits aux recours, laquelle était généralement considérée comme limitative.

C'est dans ce contexte qu'une réforme est intervenue, aux termes de laquelle le recours des tiers payeurs doit se faire poste par poste, ce qui impose que les tiers payeurs déterminent précisément à quel titre ils ont versé des indemnités à la victime. La loi du 21 décembre 2006 (loi n° 2006-1640, de financement de la Sécurité sociale pour 2007 N° Lexbase : L8098HT4), publiée au JO du 22 décembre, a ainsi modifié l'article L. 376-1 du Code de la sécurité sociale et l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation. Il est ainsi prévu que "les recours subrogatoires des caisses contre les tiers payeurs [(art. L. 376-1) - "des tiers payeurs" (art. 31 L. 1985)] s'exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu'elles ont pris en charge, à l'exclusion des préjudices à caractère personnel".

L'on voit donc bien que le système antérieur, qui se contentait d'un cantonnement de l'assiette des recours sur les indemnités à caractère non personnel, est remplacé par une méthode postulant un fractionnement du dommage corporel en une pluralité de chefs ou postes de préjudice définis selon la nature et le type d'intérêt lésé. Les recours ne pourront, dorénavant, s'exercer que sur les indemnités propres à ces chefs de préjudice que les prestations sociales versées contribuent à réparer, lesquelles prestations s'imputeront sur ces mêmes indemnités.

Exceptionnellement, les tiers payeurs peuvent, toutefois, se faire payer sur des postes de préjudices personnels. Il est, en effet, indiqué que, "cependant, si le tiers payeur établit qu'il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel, son recours peut s'exercer sur ce poste de préjudice". Il y a là un renversement de la charge de la preuve, et c'est à la Caisse d'établir qu'elle a un droit sur un tel chef de préjudice. Cette exception est assez logique : dans le cas où les prestations réparent des préjudices personnels, il est naturel d'autoriser un recours sur les indemnités qui les concernent. On notera, seulement, que ce recours fait ici formellement figure d'exception au principe d'exclusion formulé à l'alinéa 1er.

  • Observations

Trois séries de précisions doivent être apportées à la mise en oeuvre des dispositions nouvelles, et ce à la faveur d'un avis rendu par la Cour de cassation le 29 octobre 2007 (Cass. avis, 29 octobre 2007, n°0070017P [LXB=A2874DZH ], D. 2007, p. 2801) :

- d'abord, la Cour de cassation, dans son avis, a indiqué que les dispositions de l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985, modifié par l'article 25 de la loi du 21 décembre 2006, dispositions relatives à l'exercice des recours des tiers payeurs contre les personnes tenues à réparation d'un dommage résultant d'une atteinte à la personne, s'appliquent aux événements ayant occasionné ce dommage survenus antérieurement à la date d'entrée en vigueur de cette loi, dès lors que le montant de l'indemnité due à la victime n'a pas été définitivement fixé. Cette précision est, du reste, conforme, en l'absence de dispositions transitoires, à la solution selon laquelle toute loi nouvelle s'applique immédiatement aux effets à venir des situations juridiques extracontractuelles en cours au moment où elle entre en vigueur. Et l'on n'a pas manqué de relever qu'admettre le contraire aurait provoqué le maintient pendant encore de nombreuses années de l'ancien système défavorable aux victimes, aux côtés du nouveau système plus favorable ;

- ensuite, les commentateurs de la réforme de 2006 s'étaient étonnés de ce que l'article L. 454-1 du Code de la Sécurité sociale, concernant les accidents du travail et les maladies professionnelles, n'ait pas été modifié, comme l'a été l'article L. 376-1. L'on avait, cependant, fait valoir que cet oubli devrait être sans conséquence au motif que l'article 31 de la loi de 1985, lui aussi modifié en 2006, étant un texte de portée générale, devrait s'appliquer à tous les recours ouverts aux tiers payeurs visés par les articles 29 et suivants de la loi de 1985. Cette interprétation est en effet confirmée par l'avis de la Cour de cassation du 23 octobre dernier qui précise que les dispositions de l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985, modifié par l'article 25 de la loi du 21 décembre 2006, s'appliquent aux recours exercés par les caisses de sécurité sociale dans une action engagée par la victime d'un accident du travail sur le fondement de l'article L. 454-1 du Code de la Sécurité sociale ;

- enfin, troisième remarque, la Cour de cassation, saisie pour avis, avait à répondre à la question de la nature de la rente accident du travail pour les salariés et de la rente viagère d'invalidité pour les fonctionnaires ainsi qu'à la question de leur mode d'imputation (savoir si elles devaient uniquement s'imputer sur le préjudice professionnel ou bien également sur le déficit fonctionnel ?). En répondant que la rente accident du travail pour les salariés et la rente viagère d'invalidité pour les fonctionnaires indemnisent "notamment les pertes de gains professionnels et les incidences professionnelles de l'incapacité", la Cour de cassation reconnaît la nature hybride de ces prestations, composées, d'une part, d'une dimension patrimoniale et, d'autre part, d'une dimension extrapatrimoniale. Elle précise, ensuite, le mode d'imputation de ces rentes sur leur part de dimension patrimoniale : "prioritairement sur les pertes de gains professionnels, puis sur la part d'indemnité réparant l'incidence professionnelle" (ce qui renvoie à une distinction des postes de préjudice figurant dans la nomenclature "Dintilhac"). Le mode d'imputation de ces rentes sur leur part de dimension extrapatrimoniale n'est en revanche pas précisé par la Cour de cassation. On sait que l'article L. 376-1 du Code de la sécurité sociale et l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985 prévoient que "les recours subrogatoires des caisses contre les tiers payeurs [(art. L. 376-1) - "des tiers payeurs" (art. 31, L. 1985)] s'exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu'elles ont pris en charge, à l'exclusion des préjudices à caractère personnel". Et l'on sait que ce n'est que par exception qu'il peut en être autrement. C'est pourquoi l'avis de la Cour de cassation se contente ici de reprendre les termes du nouvel article 31, alinéa 3, de la loi de 1985 pour les appliquer aux rentes accident du travail pour les salariés et aux rentes viagères d'invalidité pour les fonctionnaires. Il en ressort que celles-ci peuvent bien partiellement indemniser un préjudice personnel et, lorsque c'est le cas, un recours du tiers payeur sur ce préjudice n'est possible qu'à la double condition du paiement effectif et préalable à la victime de la prestation l'indemnisant.

  • Conclusion

Cette réforme mérite entière approbation. Il reste qu'elle pourrait bien poser quelques difficultés d'application. Elle suppose, en effet, pour pouvoir être valablement et efficacement mise en oeuvre, qu'il existe une nomenclature précise des préjudices corporels permettant le compartimentage voulu par le législateur. Et on sait qu'il existe, dans ce sens, une nomenclature des préjudices corporels, dite "Dintilhac" (1). Mais le problème vient du fait qu'elle ne s'impose nullement aux juridictions qui seront parfaitement libres de ne pas s'y référer (2). Par ailleurs, il n'est pas certain que les avocats des victimes, surtout s'ils ne sont pas spécialisés, formulent toujours leurs demandes conformément à cette nomenclature. Les juges ne pourront pas le leur reprocher tant qu'elle n'a rien d'obligatoire. Et ils ne pourront en particulier pas refuser de faire droit à des demandes globalisant plusieurs chefs de préjudices ou se référant à d'autres expressions telles que l'incapacité permanente ou l'incapacité temporaire.


(1) Le groupe de travail présidé par Mme Lambert-Faivre a déposé son rapport le 15 juin 2003. Compte tenu des conclusions de ce rapport, la Secrétaire d'Etat aux droits des victimes a demandé au Premier président de la Cour de cassation, au mois de novembre 2004, de confier à un groupe de travail le soin d'élaborer une nomenclature des préjudices corporels. A cette fin, le président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, Jean-Pierre Dintilhac, a été chargé de constituer et de diriger un groupe de travail dans le but précis de procéder à "l'établissement d'une nomenclature des chefs de préjudice corporel cohérente, reposant sur une distinction claire entre les préjudices économiques et non économiques, notamment en ce qui concerne l'incapacité permanente partielle". Installé le 28 janvier 2005, ce groupe de travail a procédé à de nombreuses auditions et son rapport a été déposé en juillet 2006.
(2) Un avis du Conseil d'Etat du 4 juin 2007 (CE Contentieux, 4 juin 2007, n° 303422, M. Lagier N° Lexbase : A5708DWC, RTDCiv. 2007, p. 577, obs. P. Jourdain), qui avait à dire si l'entrée en vigueur de la loi du 21 décembre 2006 était ou non subordonnée à l'intervention d'un décret d'application définissant les postes de préjudice mentionnés à l'article L. 376-1 du Code de la sécurité sociale et à l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985, a considéré que "dès lors que l'application de ces dispositions, qui déterminent les droits respectifs des victimes d'accidents et des caisses de sécurité sociale qui leur versent des prestations à l'égard des tiers responsables, n'est pas manifestement impossible en l'absence d'un texte réglementaire -que d'ailleurs elles ne prévoient pas-, elles sont applicables sans que soit nécessaire l'intervention d'un tel texte". Pas manifestement impossible, soit ; mais certainement difficile. C'est sans doute pourquoi l'avis ajoute que l'application immédiate de la loi "ne fait cependant pas obstacle à ce que le Premier ministre fasse usage de son pouvoir réglementaire d'exécution des lois pour établir par décret une nomenclature des postes de préjudice et une table de concordance de ces derniers avec les prestations servies par les tiers payeurs"... A quand une consécration réglementaire de la nomenclature "Dintilhac" ?


* La seconde partie de cette chronique sera publiée dans Lexbase Hebdo n° 285 du 14 décembre 2007 - édition privée générale.

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