Réf. : CJCE, 17 avril 2007, aff. C-470/03, A.G.M.-COS.MET Srl c/ Suomen valtio (N° Lexbase : A9370DUL)
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N2765BCE
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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
La société A.G.M. a engagé une action en responsabilité contre l'Etat finlandais et contre M. L. afin d'obtenir réparation du préjudice subi (perte de chiffre d'affaires). Le juge a, donc, saisi la Cour de justice afin de savoir si le comportement de M. L. constituait une entrave à la libre circulation des marchandises imputable à l'Etat finlandais. La Cour ne s'est pas prononcée sur le fondement de l'article 28 CE, car les élévateurs en cause relevaient d'une Directive d'harmonisation (Directive 98/37/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 1998, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives aux machines N° Lexbase : L9976AUZ, JOCE n° L 207 du 23 juillet 1998, p. 1). Or, lorsqu'un domaine a fait l'objet d'une harmonisation exhaustive au niveau communautaire, la législation dérivée s'applique à la place des règles du droit originaire (CJCE, 12 octobre 1993, aff. C-37/92, Procédure pénale c/ José Vanacker, André Lesage, partie civile SA Baudoux combustibles N° Lexbase : A9256AUD, Rec., p. I-4947). Toutefois, que la Cour raisonne sur le fondement de l'article 28 CE ou sur le fondement de la Directive 98/37/CE, la question de l'existence d'une entrave et de son imputabilité à l'Etat finlandais se pose en des termes identiques.
La Cour de justice a estimé qu'existait une entrave imputable à l'Etat finlandais (I) qui engage sa responsabilité pour violation du droit communautaire (II).
I. L'existence d'une entrave imputable à l'Etat finlandais
La principale difficulté pour la Cour de justice était de déterminer si le comportement de M. L. devait être imputé à l'Etat finlandais. Il faut, ici, rappeler que le droit communautaire, comme le droit international dans lequel il trouve ses racines, a une conception monolithique de l'Etat et ne se préoccupe pas de son organisation interne. Dès lors, classiquement, tout organe, fût-il constitutionnellement indépendant, engage la responsabilité de l'Etat membre (CJCE, 5 mai 1970, aff. C-77/69, Commission des communautés européennes c/ Royaume de Belgique N° Lexbase : A6625AUW, Rec., p. 237). Il en va de même des personnes privées qui se sont vues confier des prérogatives de puissance publique (CJCE, 24 novembre 1982, aff. C-249/81, Commission des Communautés européennes c/ Irlande N° Lexbase : A6331AUZ, Rec., p. 4005). Le droit communautaire et le droit international sont, sur ce point, en parfaite concordance. Les comportements des personnes privées ne sont, en revanche, pas imputables à l'Etat, cependant, l'inertie de l'Etat face à des actions privées contraires au droit communautaire peut engager sa responsabilité (CJCE, 9 décembre 1997, aff. C-265/95, Commission des Communautés européennes c/ République française N° Lexbase : A1710AWA, Rec. p. I-6959).
La question est, ici, un peu différente, puisqu'il s'agit de savoir si le comportement d'un fonctionnaire doit être imputé ou non à son Etat. Dans son projet de codification relatif à la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite, la Commission du droit international a proposé un article 7 intitulé "Excès de pouvoir ou comportement contraire aux instructions", selon lequel "le comportement d'un organe de l'Etat ou d'une personne ou entité habilitée à l'exercice de prérogatives de puissance publique est considéré comme un fait de l'Etat d'après le droit international si cet organe, cette personne ou cette entité agit en cette qualité, même s'il outrepasse sa compétence ou contrevient à ses instructions" (pour consulter le texte, voir le système de diffusion électronique des documents de l'ONU). La Cour européenne des droits de l'Homme a, pour sa part, clairement jugé que "la responsabilité d'un Etat au titre de la Convention peut être engagée pour les actes de tous ses organes, agents et fonctionnaires. Comme c'est généralement le cas en droit international, le rang de ceux-ci importe peu, puisque les actes des personnes agissant dans le cadre de leurs fonctions officielles sont en tout état de cause imputés à l'Etat. En particulier, les obligations qui incombent à l'Etat en vertu de la Convention peuvent être violées par toute personne exerçant une fonction officielle qui lui a été confiée" (CEDH, 28 octobre 1999, req. 28396/95, Wille c/ Liechtenstein N° Lexbase : A7661AWN).
Il n'est nul besoin de rappeler que l'imputabilité du comportement d'un agent public à l'Etat est un grand classique du droit administratif à travers la distinction entre la faute personnelle et la faute de service. Les fameuses formules de Laferrière (conclusions T. confl., 5 mai 1877, Laumonnier-Carriol, Rec., p. 437) constituent le cadre de cette distinction telle qu'elle est mise en oeuvre par le Conseil d'Etat. Il y a faute de service, "si l'acte dommageable est impersonnel, s'il révèle un administrateur plus ou moins sujet à erreur" ; il y a faute personnelle s'il révèle "l'homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences". Dès lors, classiquement, la faute commise, matériellement et juridiquement, en dehors du service est une faute personnelle. Il en va de même si la faute est commise dans ou à l'occasion du service, mais comporte une intention de nuire ou présente une gravité exceptionnelle (M. Long et alii, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Paris, Dalloz, 15ème éd. 2005, n° 2.3). Au regard de la jurisprudence administrative, les comportements de M. L. auraient été qualifiés de fautes de service. Les excès verbaux ne sont considérés comme des fautes personnelles que s'ils procèdent de la malveillance ou d'une intention de nuire (R. Chapus, Droit administratif général, tome 1, Paris, Montchrestien, 15ème éd. 2001, n° 1526-2). Constitue une faute de service une lettre circulaire d'un adjoint au maire émettant des appréciations critiques sur une association (T. confl., 25 janvier 1993, Association Vivre la rue N° Lexbase : A5939BK8, Rec., p. 679) ; le directeur d'un hôpital commet, en revanche, une faute personnelle en affirmant à plusieurs personnes, dans un pur esprit de dénigrement, qu'un médecin a "saboté un appareil de radiologie" (T. confl, 12 juin 1961, Picot, Rec., p. 973, RDP 1961, p. 1075, note M. Waline). Le comportement de M. L. n'était probablement pas malveillant et pouvait être considéré comme une faute de service.
Les critères de la Cour de justice semblent a priori relativement identiques à ceux du juge administratif français, puisqu'elle recherche si le comportement de l'agent a été commis dans le service. Il convient, en effet, d'apprécier si "le fonctionnaire est, de manière générale, compétent dans le secteur en question ; [...] diffuse ses déclarations écrites en utilisant le papier à en-tête officiel du service compétent ; [...] accorde des entretiens télévisés dans les locaux de son service et [si] les services étatiques n'entreprennent pas, dans les meilleurs délais, les démarches nécessaires pour dissiper, chez les destinataires des déclarations du fonctionnaire, l'impression qu'il s'agit de prises de positions officielles de l'Etat" (n° 58). La Cour de justice ne s'est, toutefois, pas prononcée sur la gravité du comportement et sur les intentions de M. L.. Dans la mesure où la Cour de justice était amenée à répondre pour la première fois à ce type de question, il serait prématuré d'affirmer que cette différence constitue une divergence avec le juge administratif français.
On remarquera, enfin, que l'Etat finlandais ne pouvait justifier cette entrave en invoquant le principe de la liberté d'expression. On rappellera qu'en droit français les fonctionnaires sont tenus à une obligation de réserve, et tout spécialement pendant l'exercice de leurs fonctions.
Une fois le comportement de M. L. imputé à l'Etat finlandais, il restait à la Cour de justice à préciser le régime de la responsabilité de l'Etat pour violation du droit communautaire.
II. La responsabilité de l'Etat finlandais pour violation du droit communautaire
La Cour de justice rappelle les trois conditions d'engagement de la responsabilité de l'Etat pour violation du droit communautaire telles qu'elles ont été systématisées par la jurisprudence "Brasserie du pêcheur" (CJCE, 5 mars 1996, aff. jointes C-46/93 et C-48/93, Brasserie du pêcheur c/ République fédérale d'Allemagne et The Queen c/ Secretary of State for Transport ex parte : Factortame Ltd e.a. N° Lexbase : A8049AYR, Rec., p. I-1029) : la règle de droit violée doit avoir pour objet de conférer des droits aux particuliers ; la violation doit être suffisamment caractérisée ; enfin, il doit y avoir un lien de causalité direct entre la violation de l'obligation qui incombe à l'Etat et le dommage subi par les personnes lésées.
Sur la première condition, il était, ici, incontestable que la Directive 98/37/CE conférait le droit à A.G.M. de commercialiser ses élévateurs dans la mesure où ils étaient bien conformes à ses exigences. La deuxième condition n'a guère d'intérêt au regard du droit français puisque, dans une telle hypothèse, la responsabilité de l'Etat est engagée pour faute simple. On notera, simplement, que dans la mesure où l'Etat ne disposait d'aucune marge de manoeuvre dans le cadre de la Directive, sa simple méconnaissance constitue en elle-même une violation suffisamment caractérisée (CJCE, 23 mai 1996, aff. C-5/94, The Queen c/ Ministry of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte : Hedley Lomas (Ireland) Ltd. N° Lexbase : A0050AWR, Rec., p. I-2553). La troisième condition est également remplie car il semblerait que, à la suite des déclarations de M. L., le chiffre d'affaires d'A.G.M. en Finlande ait sensiblement diminué.
La juridiction finlandaise demandait, également, à la Cour de justice s'il était possible de soumettre l'action d'A.G.M. à des conditions supplémentaires. Le droit finlandais ne prévoit, en effet, la réparation des préjudices économiques causés par l'Etat que dans des circonstances particulières. De manière ambiguë, la Cour rappelle que "lorsque les conditions du droit à réparation fondé sur le droit communautaire sont réunies, il revient à l'Etat membre de réparer, dans le cadre du droit national de la responsabilité, le préjudice causé. Il convient de relever, en outre, que les conditions de fond et de forme fixées par les diverses législations nationales en matière de réparation des dommages ne sauraient être moins favorables dans un tel contexte que celles qui concernent des réclamations semblables de nature interne et ne sauraient être aménagées de manière à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'obtention de la réparation" (n° 89). Cet encadrement de l'autonomie des Etats par les principes d'équivalence et d'effectivité minimale est logique s'agissant des conditions procédurales, mais il est dépourvu de sens s'agissant des conditions de fond. Comment à la fois affirmer que l'Etat doit réparer si les trois conditions sont remplies et qu'il peut subordonner cette action à d'autres conditions de fond ? Il y a là une aporie. En pratique, elle est, ici, surmontée par la Cour car elle estime "que l'exclusion totale, au titre du dommage réparable, du manque à gagner ne peut être admise en cas de violation du droit communautaire. En effet, spécialement à propos de litiges d'ordre économique ou commercial, une telle exclusion totale du manque à gagner est de nature à rendre en fait impossible la réparation du dommage" (n° 95). Le droit français est, sur ce point, parfaitement conforme au droit communautaire, puisqu'il admet sans difficulté la réparation des préjudices économiques.
Pour terminer, la Cour indique à la juridiction finlandaise que "en cas de violation du droit communautaire, celui-ci ne s'oppose pas à ce que la responsabilité d'un fonctionnaire puisse être engagée en sus de celle de l'Etat membre, mais ne l'impose pas" (n° 99).
Il ne reste, donc, plus qu'aux administrations de veiller à ce que leurs agents n'aient pas des comportements anti-communautaires, sauf à voir leur responsabilité engagée.
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