Réf. : Décision Conseil de la concurrence n° 05-D-59, 7 novembre 2005, relative à des pratiques mises en oeuvre par la société France Télécom dans le secteur de l'Internet haut débit (N° Lexbase : X4339AD3)
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par André-Paul Weber, Professeur d'économie, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence
le 07 Octobre 2010
Courant 1999, l'opérateur de réseau 9 Telecom Réseau souhaite offrir aux fournisseurs d'accès à internet un service de collecte du trafic généré par leurs abonnements ADSL qui soit concurrent du service proposé par France Telecom. La société 9 Telecom Réseau, ne pouvant alors pas accéder à la boucle locale et donc servir directement les abonnés, demande à France Telecom de pouvoir accéder au "circuit virtuel", solution qui consiste en la fourniture de transport de données à haut débit entre l'abonné et un point de présence de l'opérateur, un "circuit virtuel" étant dédié à chaque raccordement à haut débit. La mise en oeuvre de cette option permet, alors, à l'abonné d'être le client du nouvel opérateur pour le service de transport de données à haut débit, tout en demeurant le client de France Telecom pour le service téléphonique.
En novembre 1999, France Telecom informait le demandeur de l'élaboration "d'une offre de vente en gros de ses services, destinée aux opérateurs tiers pour leur permettre d'offrir des services équivalents à ceux de France Telecom". Mais, faute d'obtenir une réponse précise, le requérant devait saisir le Conseil de la concurrence en soutenant que l'opérateur historique abusait de sa position dominante sur le marché des services d'accès à haut débit en cherchant, notamment, à placer les nouveaux entrants dans une situation de dépendance, en pratiquant des conditions discriminatoires amenuisant les marges bénéficiaires, et visant au total à consolider sa position sur le marché concerné. La saisine au fond était parallèlement assortie d'une demande de mesures conservatoires.
Par la décision 00-MC-01 du 18 février 2000 (décision Conseil de la concurrence n° 00-MC-01, relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société 9 Télécom Réseau N° Lexbase : X6610ACS), le Conseil de la concurrence faisait injonction à France Telecom "[...] de proposer aux opérateurs tiers, dans un délai maximum de huit semaines [...], une offre technique et commerciale d'accès au circuit virtuel permanent pour la fourniture d'accès à Internet par la technologie ADSL ou tout autre solution technique et économique équivalente permettant aux opérateurs d'exercer une concurrence effective, tant par les prix que par la nature des prestations offertes".
Mais, le 15 février 2001, la société 9 Telecom Réseau devait à nouveau saisir le Conseil de la concurrence pour non respect de l'injonction. Elle faisait, alors, valoir que, si France Telecom a, en avril 2000, transmis une offre aux opérateurs tiers, cette offre présentait de multiples restrictions techniques et tarifaires non conformes à l'injonction. Dans sa décision du 13 mai 2004 (décision Conseil de la concurrence n° 04-D-18, concernant l'exécution de la décision n° 00-MC-01 du 18 février 2000 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société 9 Télécom Réseau N° Lexbase : X5323AC7), le Conseil, se fondant sur des exercices de simulation, avait cherché à vérifier en quoi un opérateur efficace, achetant à France Telecom les prestations correspondant au "circuit virtuel" pour revendre un service équivalent à celui offert, par ailleurs, par France Telecom, parvenait ou non à dégager une marge suffisante pour faire face à ses coûts. Les tests entrepris ayant révélé l'existence d'un ciseau tarifaire, le Conseil concluait que France Telecom ne s'était pas conformé à l'injonction du 18 février 2000 et c'est sur ce fondement qu'une sanction pécuniaire de 20 millions d'euros a été infligée. Par un arrêt du 11 janvier 2005, la cour d'appel de Paris a validé l'analyse du Conseil sur le fond tout en alourdissant le montant de la sanction passant à 40 millions d'euros (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 11 janvier 2005, n° 2004 /11023, Société France Telecom SA c/ 9 Telecom Réseau "9 Telecom" N° Lexbase : A9500DEL). Un pourvoi en cassation est sur ce point pendant.
Par la décision n° 05-D-59 de ce 7 novembre dernier, le Conseil de la concurrence se prononce sur le fond du dossier. Il relève, en premier lieu, que France Telecom a, en décembre 1999, opposé un refus à 9 Telecom Réseau interdisant à ce dernier d'accéder au marché de l'internet à haut débit. L'opérateur alternatif a, alors, été dans l'impossibilité de proposer des offres en gros aux fournisseurs d'accès à internet.
En deuxième lieu, si, ultérieurement, France Telecom a offert aux opérateurs alternatifs des solutions techniques leur permettant de faire des offres en gros à ces fournisseurs, les conditions tarifaires proposées leur interdisaient de concurrencer les offres de France Telecom.
Le Conseil relève enfin que ce n'est qu'en septembre 2002 que France Telecom a proposé des conditions tarifaires permettant aux opérateurs concurrents de bâtir des offres dans des conditions économiques acceptables à destination des fournisseurs d'accès à internet.
II - La qualification des faits : les contraintes pesant sur le détenteur de toute infrastructure essentielle
Dans sa décision au fond, le Conseil considère que le refus opposé à 9 Telecom Réseau en décembre 1999 concernant l'accès au marché de l'internet haut débit, puis les conditions tarifaires ultérieurement proposées, ont permis à France Telecom de rester, jusqu à la fin de l'année 2002, l'unique offreur de transport du trafic internet haut débit entre les abonnés et les fournisseurs d'accès à internet. Dans de telles conditions, ces fournisseurs d'accès n'ont pas été en mesure de bénéficier de la concurrence sur ce marché et donc de conditions techniques ou tarifaires plus intéressantes, ce dont les consommateurs auraient pu bénéficier.
En fait, la décision s'inscrit dans le droit fil de la doctrine des infrastructures essentielles. Une entreprise en situation de monopole ou de position dominante, qui détient une infrastructure à laquelle les entreprises opérant sur un marché aval (ou amont) doivent nécessairement avoir accès pour concurrencer, sur ce marché, l'entreprise détentrice de l'infrastructure, est tenue de permettre l'accès à cette dernière sur une base équitable et non discriminatoire. Cette notion a, pour la première fois, été appliquée par le Conseil de la concurrence dans la décision du 26 juin 1990 (décision Conseil de la concurrence n° 90-D-22, relative à la situation de la concurrence dans le secteur des carburants aviation N° Lexbase : X5784AC9). En l'espèce, la ressource essentielle était constituée par les installations de stockage et d'acheminement aux avions de carburant sur les aéroports d'Orly et de Roissy. Mais le recours à la qualification d'"infrastructure essentielle" a, pour la première fois, été utilisée dans la décision n° 96-D-51, concernant l'usage d'une hélistation (décision Conseil de la concurrence n° 96-D-51, 3 septembre 1996, relative à des pratiques de la SARL Héli-Inter Assistance N° Lexbase : X5507ACX), laquelle a été confirmée par un arrêt de la cour d'appel du 9 septembre 1997. Par la suite, la jurisprudence et la doctrine ont précisé les conditions dans lesquelles la détention d'une infrastructure essentielle avait pour effet de cantonner dans de strictes limites la liberté économique de son détenteur.
Désormais, comme le relève le Conseil, la limitation de la liberté contractuelle du détenteur d'une infrastructure essentielle s'applique lorsque :
- en premier lieu, l'infrastructure est possédée par une entreprise qui détient un monopole ou une position dominante ;
- en deuxième lieu, l'accès à l'infrastructure est indispensable pour exercer une activité concurrente sur un marché amont, aval ou complémentaire de celui sur lequel le détenteur de l'infrastructure détient un monopole ou une positon dominante ;
- en troisième lieu, l'infrastructure ne peut être reproduite dans des conditions économiques raisonnables par les concurrents de l'entreprise qui la gère ;
- en quatrième lieu, l'accès à cette infrastructure est refusé ou autorisé dans des conditions restrictives injustifiées ;
- en cinquième lieu, l'accès à l'infrastructure est techniquement possible.
Or, en l'espèce, le Conseil de la concurrence a considéré que les kilomètres de câbles de cuivre reliant les 34 millions de prises téléphoniques, permettant, grâce à la technique ADSL, de transporter les sons mais aussi l'internet rapide et illimité dans tous les foyers constituaient une infrastructure essentielle. A l'époque des faits, la position stratégique détenue par France Telecom lui a donné la capacité de contrôler la structure et le niveau des coûts de ses concurrents. Par le biais de sa stratégie France Telecom a donc été en mesure de "[...] préempter le marché de gros de fourniture du service Internet ADSL, de s'y maintenir en position de quasi monopole, et de contraindre le marché de détail des services Internet ADSL. Les FAI [fournisseurs d'accès Internet] concurrents de Wanadoo ont été tributaires des tarifs de l'option 5, dont France Telecom détenait l'exclusivité, et contraints par les caractéristiques de débit imposées par France Telecom dans la conception de leur offre de détail. Cette pratique a été poursuivie pendant près de trois années, malgré les injonctions du Conseil et les avertissements donnés par l'ART dans ses avis et décisions sur le caractère anticoncurrentiel de son comportement".
D'un mot, en subissant une sanction pécuniaire de 80 millions d'euros, France Telecom est invité à payer le prix d'une stratégie visant à dominer le marché de l'internet haut débit. Mais une question demeure. Comment s'articule la sanction en cause avec le montant de la sanction antérieurement prononcée par le Conseil constatant que l'injonction prononcée en février 2000 n'avait pas été respectée (décision Conseil de la concurrence n° 04-D-18, 13 mai 2004, précitée) ?
III - La question de l'articulation des sanctions
Dans sa défense, s'agissant du fond du dossier, la société France Telecom devait faire valoir qu'au cas où le Conseil déciderait de lui infliger une sanction pécuniaire, celle-ci ne pourrait, sans violer la règle non bis in idem, sanctionner les mêmes faits et tenir compte du même dommage à l'économie que celui déjà sanctionné par la décision n° 04-D-18, sanction, on le rappelle, aggravée par la cour d'appel dans son arrêt du 11 janvier 2005.
La réponse qu'apporte sur ce double plan le Conseil est d'un grand intérêt.
Le Conseil rappelle tout d'abord l'évidence voulant que la règle précitée du non bis in idem interdit de punir deux fois des mêmes faits. Mais, ce rappel opéré, le Conseil fait une claire distinction entre les pratiques sanctionnées au titre de la décision n° 05-D-59 et celles sanctionnées par la décision antérieure n° 04-D-18. Tandis que la sanction de 80 millions d'euros est la conséquence des infractions à l'article L. 420-2 du Code de commerce, la sanction qui avait été antérieurement prononcée était fondée sur de l'article L. 464-3 du même code (N° Lexbase : L5680G47), lequel dispose que, "si les mesures prévues aux articles L. 464-1 (N° Lexbase : L6639AIQ) et L. 464-2 (N° Lexbase : L5682G49) ne sont pas respectées, le Conseil peut prononcer une sanction pécuniaire dans les limites fixées à l'article L. 464-2".
Et, ce stade, rappelons encore que les articles L. 464-1 et L. 464-2 donnent au Conseil de la concurrence un pouvoir d'injonction aussi bien au titre du prononcé de mesures conservatoires (art. L. 464-1) qu'à la suite d'une instruction au fond (art. L.464-2). En bref, l'élément punissable n'est pas le même. En 2004, il convenait de sanctionner le refus de respecter une injonction prononcée par le Conseil, en 2005, il s'est agi de sanctionner une infraction aux règles de la concurrence.
Le Conseil fait, par ailleurs, observer que, si les articles L. 464-1 et L. 464-2 font référence au concept de gravité des pratiques, cette gravité ne s'apprécie pas de la même façon selon que l'on se réfère à l'une ou l'autre de ces dispositions. En prononçant une sanction sur le fondement de l'article L. 464-2, c'est-à-dire au terme d'une instruction au fond, la sanction est prononcée eu égard à "[...] la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération des pratiques [...]". Et, s'agissant d'une sanction résultant du non respect d'une injonction, le Conseil affirme que la notion de gravité est appréciée différemment. Il s'appuie, sur ce plan, sur l'arrêt de la cour d'appel du 11 janvier 2005 en soulignant que le fait de ne pas respecter une injonction claire et dépourvue d'ambiguïté revêt "en soi" un caractère de "gravité exceptionnelle". Et, sur ce plan, le Conseil avance la conclusion selon laquelle "[...] la circonstance que pour respecter les critères fixés par l'article L. 464-2 du code de commerce auxquels renvoient implicitement les dispositions de l'article L.464-3, la cour d'appel ait tenu compte dans sa sanction prononcée le 11 janvier 2005 de 'l'importance du dommage causé à l'économie' par le refus de respecter les injonctions du Conseil, dommage qui se confond en partie avec celui né des pratiques en cause dans la présente affaire, n'interdit pas au Conseil de prononcer une sanction pour réprimer ces dernières [paragraphe 136].
[...] il s'agit pour lui de réprimer le comportement en cause, en fixant le montant de la sanction pécuniaire à un niveau qui, pour être dissuasif, doit être établi en proportion avec le dommage causé à l'économie, c'est-à-dire avec la perte de surplus économique subi par les entreprises concurrentes, les entreprises clientes et, in fine, les consommateurs finals, du fait du fonctionnement moins concurrentiel du marché en cause [paragraphe 137].
Aucun obstacle juridique ne s'oppose donc à ce que deux sanctions successives, infligées à raison de pratiques différentes, prennent en compte, pour calculer leur montant, un critère partiellement commun" [paragraphe138].
A ce stade, une question vient naturellement à l'esprit. Le prononcé des sanctions pécuniaires en application de l'article L. 464-3 pour irrespect d'une injonction autorise-t-il à prendre en considération la question de la gravité des faits ? La question n'est pas anodine. En effet, trois points essentiels méritent d'être rappelés.
En premier lieu, selon l'article L. 464-1, les mesures conservatoires ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante.
En deuxième lieu, l'article L. 464-2 I prévoit, dans ses deuxième et troisième alinéas, que le Conseil peut imposer des injonctions et imposer des sanctions pécuniaires proportionnées à la gravité des faits reprochés, ainsi qu'à l'importance du dommage causé à l'économie, etc.
Et, en dernier ressort, l'article L. 464-3 précise que l'irrespect des mesures conservatoires ou injonctions prononcées sur la base, respectivement, des articles L. 464-1 et L. 464-2 donne au Conseil la possibilité de prononcer une sanction pécuniaire "dans les limites fixées à l'article L. 464-2". Cette dernière mention est essentielle.
La lecture littérale de ce dernier article suggère l'idée que le prononcé des sanctions pécuniaires ne peut aller au-delà des montants précisément mentionnés à l'article L. 464-2 (3 millions d'euros si le contrevenant n'est pas une entreprise et le contrevenant étant une entreprise 10 % de son chiffre d'affaires mondial hors taxes). Une lecture plus large de cet article voulant que le prononcé des sanctions soit, entre autres éléments, proportionné à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, serait en effet contraire à la logique. Comment pourrait-on traiter de la question de la gravité alors même que le dossier au fond n'a pas été examiné ?
La décision n° 05-D-59 du Conseil semble, certes de façon implicite, vouloir répondre à l'interrogation soulevée. Il y est, en effet, soutenu que"[...] dans un souci d'équité [la décision] tient compte, pour fixer la sanction due au titre de la présente décision, de l'amende de 40 millions d'euros à laquelle France Telecom a déjà été condamné pour ne pas avoir respecté les injonctions prononcées par le Conseil : dans le contexte propre à l'espèce, et compte tenu de la motivation de l'arrêt de la cour d'appel de Paris, il s'agit d'un élément qui doit être pris en compte pour atténuer la sanction qui serait normalement due au titre du grief retenu [paragraphe 140].
[...] les dommages à l'économie, pris en compte dans la présente décision et ceux pris en compte dans la décision du Conseil puis dans l'arrêt de la cour d'appel sanctionnant le non respect de l'injonction prononcée par le Conseil présentent une zone de recouvrement et se confondent en partie : il y a lieu d'en tenir compte dans le prononcé de la sanction [paragraphe 141].
Non sans incohérence, après avoir soutenu que les sanctions issues des décisions n° 04-D-18 (décision confirmée par l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 11 janvier 2005) et n° 05-D-59 reposaient sur des fondements différents, irrespect d'une injonction dans le premier cas et infraction aux dispositions de l'article L. 420-2 dans le second, le Conseil de la concurrence a, au total, consenti à réduire le montant de la sanction contentieuse en raison même de l'arrêt rendu par la cour d'appel.
Le Conseil de la concurrence serait-il venu au secours de la cour d'appel ? En tout état de cause, ce sera à la Cour de cassation de se prononcer sur la lecture qu'il convient de faire des dispositions combinées des articles L. 464-3, L. 464-1 et L.464-2 du Code de commerce.
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