La lettre juridique n°172 du 16 juin 2005 : Concurrence

[Jurisprudence] Une précision mais également une déception : la CJCE décline sa compétence pour statuer sur une question préjudicielle d'une autorité nationale de concurrence

Réf. : CJCE, 31 mai 2005, aff. C-53/03, Synetairismos Farmakopoion Aitolias & Akarnanias (Syfait) e.a. c/ GlaxoSmithKline plc (N° Lexbase : A4824DII)

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N5410AI9

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par André-Paul Weber, Professeur d'économie, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence

le 07 Octobre 2010

L'article 234 du Traité CE définit les conditions dans lesquelles la Cour de justice des Communautés européennes peut être saisie à titre préjudiciel par des juridictions pour interpréter les dispositions du Traité. Par un arrêt récent du 31 mai 2005 (affaire C-53/03), la Cour vient de se déclarer incompétente, alors même qu'elle avait été saisie par une autorité nationale de concurrence sollicitant une interprétation essentielle de l'article 82 du Traité CE .
  • Un rappel préalable

L'article 234 du traité CE enseigne que la Cour de justice des Communautés européennes est compétente pour statuer à titre préjudiciel sur l'interprétation du Traité, sur la validité des actes pris par les institutions de la Communauté et par la BCE, ainsi que sur l'interprétation des statuts des organismes créés par un acte du Conseil, quand ces statuts le prévoient. Ce même article dispose, au surplus, dans ses 2ème et dernier alinéas que :
"Lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction d'un des Etats membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de Justice de statuer sur cette question.
Lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de Justice
".

Or, par l'arrêt précité, la Cour vient de se considérer comme non compétente pour répondre aux questions qui lui ont été posées par l'Epitropi Antagonismou, Commission hellénique de la Concurrence, ci après dénommée EA, quant à la lecture qu'il convenait de faire de l'article 82 du Traité CE. Par cet arrêt, la Cour a entendu rappeler sa jurisprudence concernant le concept de juridiction. Elle a souligné, par ailleurs, la nécessité qu'il y avait de respecter les dispositions du règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 (N° Lexbase : L9655A84) relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du Traité. En l'espèce, la CJCE réaffirme les pouvoirs de la Commission par rapport aux pouvoirs des autorités nationales de concurrence. Mais ces précisions apportées ne doivent pas masquer une déception. Les questions posées par la Commission hellénique de la concurrence portaient, en effet, sur le point de savoir si le fait, pour un fournisseur de produits pharmaceutiques, de refuser de répondre à des commandes de grossistes destinées à nourrir le marché des importations parallèles sur d'autres territoires était ou non constitutif d'un abus de position dominante au sens de l'article 82 du Traité CE.

  • Les faits en cause

Différentes associations et entreprises assurant, en Grèce, la distribution en gros de produits pharmaceutiques ont, au début 2001, formé une plainte devant l'EA, à l'encontre de la société de droit britannique GlaxoSmithKline plc (GSK plc) et de sa filiale GlaxoSmithKline AEVE (GSK AEVE) localisée en Grèce. Les plaignants dénoncent, alors, les refus de vente de ces dernières sociétés.

Ces associations et entreprises ont traditionnellement acheté à GSK AEVE de nombreuses spécialités pharmaceutiques, tels les médicaments Imigran (contre les migraines), Lamictal (un anti-épileptique) et Serevent (destiné aux asthmatiques). Jusqu'en novembre 2000, GSK AEVE a satisfait toutes les commandes qui lui ont été adressées. Mais, une grande partie des livraisons était, en fait, destinée à être réexportée vers d'autres Etats membres, notamment au Royaume-Uni, où les prix des médicaments en cause étaient sensiblement supérieurs.

Au motif que les réexportations auraient entraîné une situation de pénurie sur le marché grec, GSK AEVE a décidé d'approvisionner en direct les hôpitaux et les pharmacies et a cessé de répondre aux commandes formées par les plaignants. Les stocks des hôpitaux et des pharmacies ayant été reconstitués, GSK AEVE a, de nouveau, modifié son mode de distribution et réintroduit les plaignants dans le circuit. Mais, faute de répondre à la totalité des commandes qui lui étaient adressées, GSK AEVE a été l'objet d'une plainte devant l'EA, les plaignants dénonçant, alors, l'abus de position dominante sur le fondement des articles 2 de la loi grecque n° 703/1977 et 82 du Traité CE.

Par décision du 22 janvier 2003, l'EA a décidé de surseoir à statuer et a posé, sur le fondement de l'article 234 du Traité CE précédemment cité, différentes questions préjudicielles à la CJCE. La question essentielle était de savoir si le refus par une entreprise occupant une position dominante de satisfaire intégralement les commandes émanant de grossistes constitue un comportement abusif au sens de l'article 82 du Traité CE, dès lors que ce refus est dû "[...] à la volonté de restreindre l'activité d'exportation de grossistes en produits pharmaceutiques et de limiter ainsi le préjudice causé par le commerce parallèle".

  • La nature juridique de l'EA, l'appréciation de la CJCE et la précision apportée

Procédant à l'analyse du cadre juridique de l'EA, la CJCE va considérer qu'elle n'est pas compétente pour répondre aux questions qui lui ont été soumises. La Cour estime que l'EA ne présente pas le caractère d'une juridiction au sens de l'article 234 du Traité CE.

La loi n° 703/1977 a institué l'EA. Il s'agit là d'une "autorité indépendante". Si ses membres, au nombre de neuf, jouissent, selon la loi, d'une "indépendance personnelle et fonctionnelle", l'institution est soumise à la tutelle du ministre du développement qui, d'ailleurs, procède aux nominations, pour une durée de trois ans, des membres et du Président. Le Président coordonne et dirige le secrétariat de l'instance, il est le chef hiérarchique du personnel et exerce le pouvoir disciplinaire approprié.

Face à ce constat, la CJCE rappelle tout d'abord sa jurisprudence. Le caractère juridictionnel d'une institution s'apprécie au regard de différents éléments, tels son origine légale, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la contradiction qui préside à sa procédure, l'indépendance de ses membres (CJCE, 17 septembre 1997, aff. C-54/96, Dorsch Consult Ingenieurgesellschaft mbH c/ Bundesbaugesellschaft Berlin mbH N° Lexbase : A1668AWP, Rec. p. I-4961, point 23 ; CJCE, 21 mars 2000, aff. C-110/98, Gabalfrisa SL e.a. c/ Agencia Estatal de Administración Tributaria (AEAT ) N° Lexbase : A1997AIS, Rec. p. I-1577, point 33 ; CJCE, 30 novembre 2000, aff. C-195 /98, Österreichischer Gewerkschaftsbund, Gewerkschaft öffentlicher Dienst c/ Republik Österreich N° Lexbase : A1881AWL, Rec. p. I-10497, point 24 ; CJCE, 30 mai 2002, aff. C-516/99, Walter Schmid N° Lexbase : A7579AYD, Rec.p. I-4573, point 34). La Cour ajoute que les juridictions nationales ne sont habilitées à la saisir que si un litige est pendant devant elles et si elles sont appelées à statuer dans le cadre d'une procédure devant aboutir à une décision de caractère juridictionnel (CJCE, 12 novembre 1998, aff. C-134/97, Victoria Film N° Lexbase : A0482AWR, Rec. p. 7023, point 14, et CJCE 30 novembre 1998, Österreichischer Gewerkschaftsbund, précité, point 25).

Or, en l'espèce, la Cour va relever que l'EA est soumise à la tutelle du ministre du Développement (point 30). Si les membres de l'institution sont indépendants, la Cour estime "[...] qu'il n'apparaît pas que la révocation ou l'annulation de leur nomination soit soumise à des garanties particulières. Or, un tel système ne semble pas de nature à faire obstacle efficacement aux interventions ou pressions indues du pouvoir exécutif à l'égard des membres [de l'institution]" (point 31). La Cour fait, également, remarquer qu'en raison même des pouvoirs dont le président de l'EA est doté, il n'existe pas une séparation fonctionnelle entre l'EA, organe décisionnel, et son secrétariat, organe d'instruction, sur proposition duquel l'EA adopte ses décisions (points 32 et 33).

Mais la Cour rappelle, par ailleurs (point 34), qu'une autorité de concurrence comme l'EA "[...] est tenue de travailler en étroite collaboration avec la Commission des Communautés européennes", ainsi que le principe fondamental voulant qu'en application de l'article 11, paragraphe 6, du règlement (CE) n° 1/2003 précité, "l'ouverture par la Commission d'une procédure en vue de l'adoption d'une décision en application du chapitre III [chapitre intitulé décisions de la Commission] dessaisit les autorités de concurrence des Etats membres de leur compétence pour appliquer les articles 81 et 82 du Traité. Si une autorité de concurrence d'un Etat membre traite déjà d'une affaire, la Commission n'intente la procédure qu'après avoir consulté cette autorité nationale de concurrence".

En d'autres termes, pour la Cour, une institution comme l'EA, pouvant se trouver dessaisie d'une affaire à la suite d'une décision de la Commission, perd donc la faculté de prendre des décisions de caractère juridictionnel. L'EA ne disposait donc pas, en raison même des limites fixées par l'article 234 du Traité CE, du pouvoir de saisir la CJCE.

La précision apportée est importante, du moins pour les autorités nationales de concurrence des Etats membres qui, par l'effet de l'article 5 du règlement (CE) n °1/2003 du Conseil, sont compétentes pour appliquer les articles 81 et 82 du Traité CE. Rappelons, à cet égard, que ces autorités, agissant d'office ou saisie d'une plainte, peuvent ordonner la cessation d'une infraction, ordonner des mesures provisoires, accepter des engagements, infliger des amendes, astreintes ou toute autre sanction prévue par leur droit national. Si, par conséquent, ces instances perdent toute faculté de saisir la CJCE d'une question d'ordre préjudiciel, quelles sont, alors, les juridictions qui sont à même d'en formuler ? La réponse est, en fait, donnée par l'article 35, paragraphe 3, du règlement :
"Les effets de l'article 11, paragraphe 6, s'appliquent aux autorités désignées par les Etats membres, y compris les juridictions qui exercent des fonctions portant sur la préparation et l'adoption des types de décision prévues à l'article 5. Les effets de l'article 11, paragraphe 6, ne s'appliquent pas aux juridictions lorsqu'elles statuent en qualité d'instances de recours contre les types de décision visés à l'article 5".

En bref, toutes choses égales par ailleurs, s'agissant du cas français, l'arrêt de la Cour dénierait au Conseil de la concurrence la possibilité de poser une question d'ordre préjudiciel à la Cour de Justice, alors que cette possibilité demeure offerte à la cour d'appel de Paris statuant sur une décision du Conseil de la concurrence.

  • La question en suspens

Pour importante qu'elle soit, cette décision laisse en suspens, et on peut le regretter, l'importante question de fond qui était soulevée par l'EA. Le refus par une entreprise occupant une position dominante de satisfaire intégralement les commandes de grossistes constitue-t-il un comportement abusif au sens de l'article 82 du Traité CE, dès lors que ce refus est dû "à la volonté de restreindre l'activité de grossistes en produits pharmaceutiques et de limiter ainsi le préjudice causé par le commerce parallèle" ? En d'autres termes, une société dominante doit-elle être considérée comme exploitant de façon abusive sa position dominante du seul fait qu'elle n'honore pas l'intégralité des commandes qui lui sont adressées afin de restreindre l'activité d'exportation de ses clients ?

Sans doute faut-il rappeler qu'en plusieurs circonstances, les services de la Commission et la CJCE ont eu l'occasion de traiter des questions liées au refus de vente ou au refus de prestation. L'examen de la jurisprudence révèle que l'entreprise dominante est tenue de répondre à la demande des distributeurs et transformateurs et tel est, particulièrement, le cas, lorsqu'une interruption de livraisons risque de perturber gravement la concurrence entre l'entreprise dominante et son client sur un marché aval ou entre cette entreprise et ses concurrents actuels ou potentiels sur le marché des produits ou services fournis (CJCE, 6 mars 1974, aff. C-7/73, Istituto Chemioterapico Italiano S.p.A. et Commercial Solvents Corporation c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A2305AWB, Rec.1974, p.223 ; CJCE, 14 février 1978, aff. C-27 /76, United Brands Company et United Brands Continentaal BV c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A4495AWE, Rec. 1978, p. 207 ; CJCE, 3 octobre 1985, aff. C-311 /84, SA Centre belge d'études de marché - télémarketing (CBEM) c/ SA Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion (CLT) et SA Information publicité Benelux (IPB) N° Lexbase : A8235AUK, Rec . 1985, p. 3261 ; CJCE, 6 avril 1995, aff. C-241/91, Radio Telefis Eireann (RTE) et Independent Television Publications Ltd (ITP) c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A8042AYI, Rec.1995, p. I-743 ; CJCE, 26 novembre 1998, aff. C-7/97, Oscar Bronner GmbH & Co. KG c/ Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG , Mediaprint Zeitungsvertriebsgesellschaft mbH & Co. KG et Mediaprint Anzeigengesellschaft mbH & Co. KG N° Lexbase : A1799AWK, Rec. 1998, p. I-7791; CJCE, 29 avril 2004, aff. C-418 /01, IMS Health GmbH & Co. OH c/ NDC Health GmbH & Co. KG N° Lexbase : A0419DCI).

Mais la jurisprudence enseigne, également, que l'obligation de livraison imposée par l'article 82 du Traité CE est conditionnelle. L'entreprise dominante n'est pas tenue de satisfaire des commandes qui présentent un caractère anormal (CJCE, 29 juin 1978, aff. C-77/77, Benzine en Petroleum Handelsmaatschappij BV et autres c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A5615AUI, Rec. 1978, p. 1513).

A partir du moment où le commerce parallèle représente, pour les autorités de concurrence, la base même de la formation d'un marché unique en favorisant la concurrence intra-marque et en égalisant, par conséquent, les prix au bénéfice des consommateurs, l'appréciation portée par la CJCE sur la question posée par l'EA aurait été du plus grand intérêt. La CJCE était-elle prête, en effet, à se ranger aux conclusions déposées par l'Avocat Général et qui ont été présentées le 28 octobre 2004 ?

Partant du constat que le secteur pharmaceutique est soumis, tant au niveau communautaire qu'au plan national, à une réglementation omniprésente et hétérogène qui le distingue de tous les autres secteurs où les produits sont aisément commercialisables, l'Avocat Général devait conclure qu'"1. Une entreprise pharmaceutique détenant une position dominante n'exploite pas nécessairement de façon abusive cette position en refusant de satisfaire intégralement les commandes que lui ont adressées des grossistes en produits pharmaceutiques du seul fait qu'elle vise ainsi à limiter le commerce parallèle.
2. Un tel refus est susceptible d'être objectivement justifié, et ainsi de ne pas constituer un abus, lorsque les différences de prix donnant lieu au commerce parallèle sont dues à l'intervention de l'Etat membre d'exportation, qui fixe le prix à un niveau inférieur à celui pratiqué dans le reste de la Communauté, compte tenu de l'ensemble des caractéristiques du secteur pharmaceutique européen dans son état actuel [...]".

De ce dernier point de vue, l'Avocat Général rappelle que les différences de prix entre les Etats membres sont la conséquence de l'omniprésence, de la diversité, de l'incohérence des interventions étatiques. Il évoque, également, le fait que les réglementations nationales pesant sur la distribution des produits pharmaceutiques diffèrent d'un Etat à l'autre, ce qui peut, également, expliquer les disparités de prix. Il souligne encore le point central voulant que le commerce parallèle peut emporter des conséquences négatives sur l'incitation à innover. Il relève, enfin, que le commerce parallèle ne bénéficie pas nécessairement au consommateur final des produits pharmaceutiques et qu'il n'est pas établi que les autorités publiques des Etats membres "[...] tirent avantage de prix inférieurs, puisqu'elles sont elles-mêmes chargées de fixer les prix sur leurs territoires respectifs". Il ne fait pas de doute qu'une appréciation de la CJCE sur ces différents points aurait été du plus haut intérêt. Elle aurait éclairé la politique que les laboratoires pharmaceutiques sont susceptibles de conduire. L'incertitude dans laquelle ils se trouvent aujourd'hui placés ne peut satisfaire personne.

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