La lettre juridique n°652 du 21 avril 2016 : Actes administratifs

[Jurisprudence] Le recours pour excès de pouvoir est désormais recevable contre certains actes de droit souple

Réf. : CE, Ass., 21 mars 2016, deux arrêts publiés au recueil Lebon, n°s 368082, 368083, 368084 (N° Lexbase : A4320Q8I) et 390023 (N° Lexbase : A4296Q8M)

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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine, directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE) et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique

le 21 Avril 2016

A l'occasion de deux arrêts rendus le 21 mars 2016, le Conseil d'Etat accepte pour la première fois de connaître de recours pour excès de pouvoir dirigés contre des actes de droit souple, notamment lorsque l'acte contesté est de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou lorsqu'il a pour objet d'influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles il s'adresse. Apparue dans le domaine du droit international dans les années 1930, puis en droit de l'Union européenne, la notion de droit souple ou "soft law" a progressivement pénétré le droit interne, et plus particulièrement le droit administratif, jusqu'à faire l'objet de l'étude thématique insérée dans le rapport public annuel du Conseil d'Etat pour 2013 (1). Dans un contexte où la notion de régulation se substitue parfois à celle de réglementation, elle se manifeste par l'édiction d'actes qui ont pour point commun de ne pas prescrire des droits et des obligations précises. Ces actes sont très divers : il peut s'agir de lignes directrices (2), de circulaires, d'avis, de chartes, de guides de déontologie, de codes de conduite, de lettres d'intention ou encore de recommandations d'autorités administratives indépendantes.

Dans l'arrêt n° 368082, ce sont des communiquées de presse publiés par l'Autorité des marchés financiers (AMF) sur son site internet qui font l'objet d'un recours contentieux. Dans ces communiqués, l'AMF avait voulu inviter les investisseurs à la vigilance concernant certains placements immobiliers qu'elle estimait commercialisés de façon "très active par des personnes tenant des discours parfois déséquilibrés au regard des risques encourus".

Dans l'arrêt n° 390023, c'est une prise de position de l'Autorité de la concurrence qui fait l'objet d'un recours. Elle fait suite à une décision -donc d'un acte attaquable- du 23 juillet 2012 autorisant sous conditions le rachat de TPS et de CanalSatellite par Vivendi et le Groupe Canal Plus. L'une de ces conditions, dite "injonction 5 (a)", posait des difficultés d'application suite à l'évolution du cadre concurrentiel résultant du rachat de SFR par Numericable. Le Groupe Canal Plus avait alors demandé à l'Autorité de la concurrence quelle portée il y avait lieu de donner à "l'injonction 5(a)". Sans pour autant modifier cette injonction, l'Autorité de la concurrence a estimé qu'il y avait lieu de considérer que l'une des obligations en résultant était devenue sans objet. C'est cette prise de position de l'Autorité de la concurrence, qui ne modifiait pas par elle-même l'injonction 5(a) présente dans la décision de 2012, qui est attaquée par la société Numericable, qui l'estimait erronée.

Les deux décisions rendues par le Conseil d'Etat contiennent à la fois un rappel et une nouveauté. Tout d'abord, il appartient au juge de l'excès de pouvoir de prendre en compte, pour déterminer la recevabilité du recours, les éventuels effets juridiques de l'acte contesté (I). Ensuite, le Conseil d'Etat décide d'élargir l'accès au prétoire en acceptant de prendre en compte les effets extra-juridiques des actes attaqués (II).

I - Un rappel : La prise en compte d'éventuels effets juridiques de l'acte contesté

Traditionnellement, en droit administratif, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir est déterminée par la normativité de l'acte de contesté. Une ligne de partage est ainsi tracée entre les actes décisoires, qui emportent des effets juridiques, et les actes non décisoires qui ne créent ni droits ni obligations. Seuls les actes décisoires peuvent faire l'objet d'un recours, étant précisé qu'il doit bien s'agir d'actes administratifs, ce qui conduit à exclure du prétoire les actes de Gouvernement.

Comme la exprimé le commissaire du Gouvernement Laroque dans ses conclusions sur l'arrêt "SA Laboratoires Goupil" du 27 mai 1987 (3), "le caractère décisoire de l'acte résulte de la modification qu'il apporte à l'ordonnancement juridique : la circonstance qu'il fasse grief à l'administré ne suffit pas à rendre ce dernier recevable à former un recours pour excès de pouvoir si cet acte n'est pas susceptible par lui-même de modifier sa situation juridique" (3).

Cette distinction entre actes décisoires et actes non décisoires doit être appréciée non pas d'un point de vue formel, en fonction du type d'acte qui fait l'objet d'un recours, mais d'un point de vue matériel, au regard du contenu de l'acte et des effets juridiques qu'il emporte.

Dans ce sens, le Conseil d'Etat a pu juger qu'un communiqué par lequel la Commission des sondages donne l'interprétation des lois et règlements qu'elle a pour mission de mettre en oeuvre, au moyen de dispositions impératives à caractère général peut faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir (4). De même, peut faire l'objet d'un recours une délibération du Conseil supérieur de l'audiovisuel énonçant les critères devant lui permettre d'apprécier le respect, par les services de radio et de télévision, de leurs obligations en matière de pluralisme politique et, en cas de méconnaissance de ces critères, d'adresser à ces services une mise en demeure puis, le cas échéant, une sanction (5). Plus récemment, à l'occasion d'un arrêt "Formindep" du 27 avril 2011 (6), le Conseil d'Etat a accepté de connaître du recours dirigé contre une recommandation de bonnes pratiques de la Haute autorité de santé au motif que celle-ci, en définissant ce qu'est l'état de l'art, était susceptible d'être ultérieurement prise en compte pour apprécier l'obligation déontologique du médecin.

Toutefois, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir n'est pas exclusivement déterminée par la distinction traditionnellement opérée entre les actes décisoires et les actes non décisoires.

Dans le cadre spécifique du contentieux des circulaires, le Conseil d'Etat, à l'occasion du célèbre arrêt de Section "Dame Duvignères" du 18 décembre 2002 (7), avait élargi l'accès au prétoire en substituant à l'ancienne distinction entre les circulaires interprétatives inattaquables car dénuées d'effets juridiques et les circulaires réglementaires attaquables, une nouvelle distinction entre les circulaires impératives et celles dénuées d'impérativité. Si la plupart des circulaires impératives créent des règles nouvelles, ce n'est pas nécessairement toujours le cas. En revanche, la façon impérative dont est rédigé l'acte est susceptible, là encore, de conditionner des décisions qui seront ultérieurement prises.

C'est cette solution qui a été transposée pour les actes de droit souple dans un arrêt du Conseil d'Etat du 26 septembre 2005 "Conseil national des médecins" (8). Il a été jugé dans cette affaire que si les recommandations de bonnes pratiques établies par l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé et homologuées par arrêté du ministre chargé de la Santé n'ont pas, en principe, le caractère de décision faisant grief, "elles doivent toutefois être regardées comme ayant un tel caractère, tout comme le refus de les retirer, lorsqu'elles sont rédigées de façon impérative". De même, il a été jugé, que si les recommandations de la HALDE ne peuvent en principe faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, "il en irait, en revanche, différemment de recommandations de portée générale, qui seraient rédigées de façon impérative" (9).

Il y a donc deux éléments qui sont pris en compte pour déterminer la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre des actes relevant en principe du droit souple : la rédaction impérative de l'acte ; la possibilité qu'interviennent ultérieurement des décisions dont le contenu est susceptible d'être influencé par le sens de cet acte. Il faut toutefois considérer, dans ces différentes hypothèses, que les actes litigieux, en dépit de leur apparence, ne sont pas des actes de droit souple, dès lors qu'ils emportent des effets juridiques même limités.

Dans ses arrêts "Société Casino Guichard-Perrachon" (10) et "Société ITM Entreprises et a." (11) du 11 octobre 2012, le Conseil d'Etat a systématisé ces solutions en précisant que si les prises de position et les recommandations de l'Autorité de la concurrence "ne constituent pas des décisions faisant grief [...] il en irait toutefois différemment si elles revêtaient le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles dont l'Autorité pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance". C'est ce considérant de principe qui est repris par le Conseil d'Etat dans ses arrêts du 21 mars 2016. Cependant, le Conseil d'Etat va plus loin en admettant la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre des actes dépourvus d'effets juridiques mais produisant d'autres effets.

II - Une nouveauté : La prise en compte des effets extra-juridiques de l'acte contesté

Comme on l'a vu, l'évolution de la jurisprudence récente du Conseil d'Etat l'a conduit à appréhender des instruments de droit souple, mais seulement dans les hypothèses où ils entraînent des effets juridiques. Cette approche, somme toute classique, ne rend toutefois pas parfaitement compte des effets concrets que sont susceptibles de produire certains de ces actes, particulièrement lorsqu'ils émanent des autorités de régulation dans l'exercice de leurs missions.

Désormais, le recours pour excès de pouvoir est recevable contre les normes de droit souple qui "sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique" ou qui "ont pour objet d'influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s'adressent". De tels actes font grief, alors même qu'ils ne créent ni droits ni obligations, et ils peuvent donc être contestés devant le juge de l'excès de pouvoir.

Manifestement, les actes contestés dans les affaires jugées par le Conseil d'Etat correspondent à ces conditions. Certes, les communiqués de presse publiés par l'AMF ainsi que la prise de position de l'Autorité de la concurrence n'emportaient aucune conséquence juridique, dans le sens où ils n'avaient pas pour effet de prescrire aux acteurs du marché un comportement à suivre. Il n'en demeure pas moins, cependant, que de par leur contenu, ces actes exercent une forte influence sur ces acteurs.

Concrètement, les conseils de prudence de l'AMF à destination des investisseurs concernant les placements immobiliers proposés par les sociétés requérantes auront certainement pour effet de détourner une partie d'entre eux des ces placements, ce qui entraîne des conséquences économiques notables pour ces sociétés. De même, la prise de position adoptée par l'Autorité de la concurrence a pour effet, en reconnaissant à la société Groupe Canal Plus la possibilité d'acquérir des droits de distribution exclusive sur la plateforme de Numericable, de lui permettre de concurrencer la société NC Numericable sur sa propre plateforme. Dans cette affaire également, les effets extra-juridiques de l'acte contesté sont indéniables.

Mais s'il autorise la contestation de certains actes de droit souple, le Conseil d'Etat a voulu réserver l'accès au juge aux seuls requérants pouvant justifier d'un "intérêt direct et certain à leur annulation". En d'autres termes, si le Conseil d'Etat a fait sauter un verrou, il entend canaliser le contentieux que ne manquera pas de susciter l'évolution de sa jurisprudence.

Concernant l'appréciation de la légalité des actes de droit souple pouvant faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, le Conseil d'Etat précise qu'il appartient au juge de vérifier que les actes contestés entrent bien dans les compétences de leur auteur. C'est bien le cas s'agissant de l'AMF qui est compétente, dans sa mission de régulation, pour adresser des mises en garde aux épargnants ou investisseurs. C'est aussi le cas, concernant l'Autorité de la concurrence, qui est compétente pour veiller à la bonne exécution de ses décisions, notamment en modifiant la portée pratique d'une injonction ou d'une prescription en fonction de l'évolution du marché.

Dans la seconde affaire, le juge va également contrôler que le principe général du droit de respect des droits de la défense n'a pas été violé, ce qui implique que l'opérateur concerné ait été informé au préalable de la position de l'Autorité, en vue de lui permettre de présenter ses observations, ce qui est bien le cas en l'espèce.

Enfin, du point de vue de la légalité interne, l'intensité du contrôle sur la qualification juridique des faits opérée par l'autorité compétente est variable. S'agissant des communiqués de l'AMF appelant les investisseurs à faire preuve de vigilance à l'égard de placements immobiliers offerts au public, le contrôle opéré est restreint et, en conséquence, seule une erreur manifeste d'appréciation, qui n'est pas retenue en l'espèce, peut donner lieu à une annulation par le juge. En revanche, concernant les prises de position de l'Autorité de la concurrence, dont les effets sont plus directs, c'est un contrôle normal qui doit être opéré par le juge de l'excès de pouvoir. Dans cette seconde affaire, le juge considère toutefois que l'Autorité de la concurrence n'a commis aucune erreur dans son analyse et elle l'a donc confirmé. Cette différence de degré de contrôle des actes concernés démontre à quel point il y aura lieu pour le juge de l'excès d'opérer une analyse précise des actes de droit souple portés devant lui en vue de leur appliquer le régime juridique approprié, ce qui ne manquera pas de donner naissance à une jurisprudence qui ne pourra être rien d'autre que casuistique.


(1) Etude annuelle du Conseil d'Etat, Le droit souple, la Documentation française 2013.
(2) Rappelons qu'en droit interne, la notion de ligne directrice s'est substituée à celle de directive depuis l'arrêt n° 364385 du Conseil d'Etat du 19 septembre 2014 (N° Lexbase : A8596MWB), Rec. p. 272, AJDA, 2014, p. 2262, concl. G. Dumortier, Dr. adm., 2015, 70, note J.-B. Auby.
(3) CE, 27 mai 1987, n° 83292 (N° Lexbase : A3342APH), Rec. p. 181.
(4) CE, 18 juin 1993, n° 137317 (N° Lexbase : A0169ANL), Rec. p. 178.
(5) CE, 8 avril 2009, n° 311136 (N° Lexbase : A9543EE8), Rec. p. 140, AJDA, 2009, p. 1096, chron. S.-.J. Liéber et D. Botteghi, RFDA, 2009, p. 351, concl. C. de Salins.
(6) CE, 27 avril 2011, n° 334396 (N° Lexbase : A4347HPP), AJDA, 2011, p. 1326, concl. C. Landais, D., 2011, p. 2565, obs. A. Laude, RDSS, 2011, p. 483, note F. Peigné.
(7) CE, 18 décembre 2002, n° 233618 (N° Lexbase : A6682A7M), AJDA, 2003, p. 487, chron. F. Donnat et D. Casas, Dr. adm., 2003, 73 et repère 3, JCP éd. A, 2003, 5, note Moreau, LPA, 23 juin 2003, note P. Combeau, RFDA, 2003, p. 280, concl. P. Fombeur.
(8) CE 26 septembre 2005, n° 270234 (N° Lexbase : A6088DKP), Rec. p. 395, AJDA, 2005, p. 308, note J.-.P. Markus.
(9) CE, 13 juillet 2007, n° 294195 (N° Lexbase : A2880DXX), Rec. p. 335, AJDA, 2007, p. 2145, concl. L. Derepas.
(10) CE, 11 octobre 2012, n° 357193 (N° Lexbase : A2714IU3).
(11) CE, 11 octobre 2012, n° 346378, 346444 (N° Lexbase : A2692IUA).

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