Réf. : Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90.001, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5104RAB) et Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90.005, FS-P+B (N° Lexbase : A1597RBR)
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par Jules Bellaiche, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 21 Avril 2016
Lexbase : Trouvez-vous justifiés les arguments avancés par la Cour de cassation au sujet du renvoi de ces deux QPC devant le Conseil constitutionnel ?
Eric Meier et Arnaud Tailfer : Pour déterminer si la QPC devait être renvoyée au Conseil constitutionnel, la Cour de cassation devait vérifier que les dispositions contestées étaient applicables au litige, n'avaient pas déjà été déclarées conformes à la constitution et que la question présentait un caractère sérieux ou nouveau.
S'agissant de la première condition, l'applicabilité au litige des articles 1729 et 1741 n'était pas débattue.
S'agissant de la condition liée à la conformité à la Constitution de ces dispositions, il est intéressant de relever que la réponse n'apparaissait pas évidente à la Cour de cassation. En effet, elle a relevé qu'à supposer même qu'elle avait déjà été affirmée par le Conseil constitutionnel (1), il était toutefois permis de considérer la décision "EADS" rendue le 18 mars 2015 (2), et dont le principe a été réaffirmé en ce début d'année (3), comme un changement de circonstances.
Sur le caractère sérieux de la question soulevée, la Cour de cassation disposait d'une grille de lecture récemment développée par le Conseil constitutionnel dans la décision "EADS" précédemment évoquée. Sur cette base, la Cour de cassation a procédé à un raisonnement en quatre temps :
- tout d'abord, elle a relevé qu'on ne pouvait pas exclure que les dispositions des articles 1729 et 1741 du CGI soient considérées comme susceptibles de réprimer les mêmes faits qualifiés de manière similaire, à savoir des insuffisances de déclaration dans l'intention d'éluder l'impôt ;
- en second lieu, elle a relevé que les dispositifs répressifs fiscal et pénal pouvaient être admis comme protégeant les mêmes intérêts sociaux, même si les pénalités fiscales visent notamment à garantir le recouvrement de l'impôt, tandis que les sanctions pénales répriment l'atteinte à l'égalité qui doit exister entre les citoyens, en raison de leurs facultés, dans la contribution aux charges publiques ;
- en troisième lieu, la cour a estimé qu'une incertitude demeurait quant à la question de savoir si les sanctions pénales et fiscales doivent être regardées comme étant d'une nature différente ;
- enfin, et bien qu'appartenant au même ordre de juridiction, elle a considéré que le juge judiciaire de l'impôt et le juge pénal étaient deux juridictions de nature différente, à l'office distinct.
Dès lors, sur la base de ces éléments, la Cour de cassation a fait une application a priori correcte de la jurisprudence en la matière du Conseil constitutionnel et en a déduit que ces questions présentaient un caractère sérieux.
La Cour de cassation a donc décidé de renvoyer au Conseil constitutionnel les deux questions soulevées et l'on ne peut que s'en féliciter, tant cela devrait permettre de clarifier le sujet.
Lexbase : Le Conseil constitutionnel s'était montré hésitant dans la décision "EADS" rendue le 18 mars 2015. Pensez-vous que la Haute juridiction pourrait juger en faveur du cumul des poursuites et des sanctions en matière fiscale ?
Eric Meier et Arnaud Tailfer : Tout dépendra de l'appréciation par le Conseil constitutionnel de l'équivalence des sanctions fiscales et pénales, laquelle est complexifiée en matière fiscale. En effet, comme le relève la Cour de cassation, la majoration fiscale est d'une nature différente de la sanction pénale en ce qu'elle est assise sur le montant de l'impôt éludé et est donc proportionnelle et variable et peut, eu égard au taux applicable de 40 ou de 80 % et à l'absence de plafond, être d'une grande sévérité. Le juge pénal peut, quant à lui, condamner l'auteur d'un délit de fraude fiscale à une peine d'emprisonnement, à une amende s'élevant (à défaut de circonstances aggravantes) selon les années de 37 500 à 500 000 euros ainsi qu'à des peines complémentaires de confiscation, de privation de droits civiques, civil et de famille, ou d'interdiction d'exercer une activité professionnelle. Il est toutefois nécessaire de préciser que ces peines peuvent être aménagées par le juge pénal en fonction des circonstances de l'infraction, de la personnalité et de la situation de son auteur.
Et effectivement, il n'apparait pas aisé de déterminer une équivalence entre ces peines fiscales et pénales et notamment entre une peine de prison et une amende, d'autant plus que la peine de prison peut être faible et l'amende élevée. Sur ce point, il est intéressant de rappeler les propos du vice-Procureur de la République à l'audience où la QPC a été discutée : "Quelle étrange conception que de dire que l'argent a le même prix que la liberté, que de le mettre ainsi sur un piédestal. Ce ne sont pas nos valeurs, au parquet national financier. Pour nous, l'argent ne vaut pas nos libertés les plus précieuses".
Tout dépendra donc de l'équivalence retenue par le Conseil constitutionnel. De fait, si le Conseil constitutionnel considère la gravité de la "sanction fiscale" comme n'étant pas comparable avec celle des sanctions pénales, la non-conformité des dispositions des articles 1729 et 1741 du CGI sera écartée. A les considérer comme étant équivalentes, il y a un risque pour qu'il penche en faveur de la non-conformité.
Il convient de souligner que la saisine actuelle du Conseil porte à la fois sur un dispositif répressif antérieur au 16 mars 2012 (pour lequel une amende de 37 500 euros est encourue) et sur le dispositif postérieur, lequel a été considérablement alourdi puisque l'amende a été élevée à 500 000 euros. Cette différence pourrait éventuellement mener le Conseil constitutionnel à avoir des approches différentes selon le dispositif concerné.
Outre cette condition tenant à la nature des sanctions, il n'est également pas certain que le Conseil constitutionnel considère que les sanctions prévues par les articles 1729 et 1741 protègent les mêmes intérêts sociaux. En effet, les sanctions appliquées en matière de fraude fiscale n'ont vocation à s'appliquer qu'aux situations les plus graves, celles qui portent atteinte au principe d'égalité des citoyens devant l'impôt, à raison de leurs facultés, pour la contribution aux charges publiques. La finalité des pénalités administratives apparait plus générale puisqu'elles visent à sanctionner les inexactitudes et les omissions relevées dans les déclarations, afin que soit acquitté l'impôt qui est dû.
Lexbase : Qu'apporterait la reconnaissance du principe "non bis in idem" en matière fiscale ?
Eric Meier et Arnaud Tailfer : En l'état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, une généralisation du principe de non cumul des poursuites et des sanctions est a priori à exclure. En effet, dans sa décision "EADS" du 18 mars 2015, le Conseil a précisé que de mêmes faits peuvent faire l'objet de poursuites différentes dès lors que les poursuites et sanctions ne relèvent pas du même ordre de juridiction. Or, en matière fiscale, le juge de l'impôt est le plus souvent le juge administratif. Ainsi, le principe de non-cumul pourrait être limité aux seuls impôts relevant de la compétence du juge judiciaire.
En tout état de cause, l'approche du Conseil constitutionnel pourrait ne pas être conforme à la jurisprudence développée par la CEDH. En effet, la Cour européenne a jugé (4) que la règle du "non bis in idem" contenue dans le protocole n° 7 à la CESDH devait s'entendre comme s'appliquant aux poursuites visant des faits identiques ou qui sont en substance les mêmes, quelle que soit la qualification qui a pu leur être successivement donnée et quelle que soit la nature de l'organe qui a statué sur les poursuites. Cette position a été réaffirmée récemment en 2014 (5) et pourrait encore l'être dans un futur proche, dans le cadre d'une affaire actuellement en cours d'instruction.
Le dernier obstacle qui semblait s'opposer à l'application de ce principe à la France était la réserve d'interprétation limitant l'application du protocole n° 7 (6). Cependant, la CEDH a récemment écarté la réserve d'interprétation italienne dont la rédaction était analogue à la réserve d'interprétation française (7). On peut dès lors imaginer que la CEDH écarterait de la même façon la réserve d'interprétation française en cas de contentieux.
Lexbase : Selon vous, quelles seraient les mesures les plus urgentes à prendre afin de modifier le régime des sanctions en matière fiscale ?
Eric Meier et Arnaud Tailfer : Tout d'abord, dans l'hypothèse où le Conseil constitutionnel déciderait de ne pas appliquer à la matière fiscale un principe de non-cumul des poursuites et des sanctions, il conviendrait, à tout le moins, de neutraliser les effets iniques de la double poursuite rendue possible par le droit positif. En effet, ainsi que nous avions pu le relever par le passé (8), il faudrait rendre impossible toutes poursuites pénales s'il résulte d'une décision de justice devenue définitive que l'impôt n'est pas dû. Un tel principe permettrait notamment d'éviter la condamnation absurde et inique d'un contribuable pour fraude fiscale alors que le juge administratif l'avait, par une décision devenue définitive, déchargé de toute imposition. Cela a d'ailleurs été envisagé par la Commission des Finances de l'Assemblée nationale dans le cadre de l'étude d'un amendement déposé par Gilles Carrez (9) sur la loi de finances rectificatives pour 2012. Malheureusement, cette tentative de réforme n'a pas abouti. Ce serait déjà un premier pas positif à l'égard des contribuables.
Dans l'hypothèse où le Conseil constitutionnel reconnaitrait le principe de non-cumul, cela nécessiterait une adaptation du régime répressif existant. Sur ce point, il est intéressant de faire un parallèle avec la procédure de répression des abus de marchés dont la réforme a été annoncée à la suite de la décision "EADS" que nous évoquions précédemment. Selon le Sénateur Albéric de Montgolfier (10), la nouvelle architecture devrait reposer sur une répartition des affaires à l'issue de l'enquête et avant l'ouverture des poursuites, sur la base d'une concertation systématique entre l'AMF et le Parquet national financier. Si le même schéma était adopté en matière fiscale, cela aboutirait a minima à une réforme voire une suppression pure et simple du "verrou de Bercy".
Ces considérations sont toutefois prématurées, espérons seulement qu'elles se poseront à la suite de la décision du Conseil constitutionnel.
(1) V. notamment Cons. const., 17 mars 2011, n° 2010-103 QPC (N° Lexbase : A8912HC3) et Cons. const., 4 décembre 2013, n° 2013-679 DC (N° Lexbase : A5483KQ7).
(2) Cons. const., 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC (N° Lexbase : A7983NDZ).
(3) Cons. const., 14 janvier 2016, n° 2015-513/514/526 QPC (N° Lexbase : A5893N3N).
(4) CEDH, 10 février 2009, Req. 14939/03 (N° Lexbase : A0804ED7).
(5) CEDH, 27 novembre 2014, Req. 7356/10.
(6) Cette réserve d'interprétation stipule que "seules les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux en matière pénale doivent être regardées comme des infractions au sens des articles 2 et 4 du présent Protocole".
(7) La décision CEDH, 4 mars 2014, n° 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10, 18698 /10 (N° Lexbase : A1275MGC) a écarté la réserve d'interprétation italienne. Dans un arrêt du 23 octobre 1995, la Cour avait déjà écarté la réserve formulée par l'Autriche (CEDH, 23 octobre 1995, Req. 33/1994/480/562 N° Lexbase : A8370AWW). L'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Royaume-Uni n'ont pas ratifié le protocole n° 7.
(8) Eric Meier, Avocat associé, Baker & McKenzie SCP et Régis Torlet, Avocat, Baker & McKenzie SCP, L'indépendance des procédures fiscale et pénale, ou quand un train peut en cacher un autre, Droit fiscal, n° 42, 18 octobre 2012, comm. 488.
(9) Amendement CF 21 portant article additionnel après l'article 8, projet de loi de finances rectificative pour 2012 (n° 403).
(10) Communiqué de presse du Sénat, "La commission des finances du Sénat présente ses orientations sur la réforme de la répression des abus de marché", 25 juin 2015.
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