Lexbase Fiscal n°636 du 10 décembre 2015 : Fiscalité des particuliers

[Jurisprudence] En cas de rescision pour lésion, le complément de prix est taxable l'année de la cession

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 9 novembre 2015, n° 371571, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3596NW4)

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par Emmanuel Tauzin, Avocat à la Cour et chargé d'enseignement à l'IAE de Dijon

le 10 Décembre 2015

Le complément de prix doit être imposé non pas l'année de se perception mais au titre de celle au cours de laquelle les biens ont été cédés. C'est à notre connaissance, la première fois que le Conseil d'Etat se prononce sur cette question de l'exigibilité du complément de prix versé à la suite d'une action en rescision pour lésion (CE 9° et 10° s-s-r., 9 novembre 2015, n° 371571, mentionné aux tables du recueil Lebon). Rendue en matière de cession immobilière, la solution relevait du régime des plus-values immobilières des particuliers en vigueur jusqu'au 31 décembre 2003 (loi n° 2003-1311 du 30 décembre 2003, de finances pour 2004, art. 10 N° Lexbase : L6348DM3). Nous noterons que la solution demeure applicable, à notre sens, sous l'empire du régime actuel des plus-values.

Cet arrêt révèle la difficulté, pour le juge de l'impôt, d'apprécier correctement les incidences fiscales des situations juridiques purement civiles. En effet, dans le cadre de son office, le juge fiscal n'a pas le pouvoir de requalifier les situations créées par le droit privé et doit en tirer les justes conséquences fiscales... Ce qui peut conduire à des situations pour le moins confuses.

Au cas particulier, les cours administratives d'appel de Nantes et de Lyon ont été amenées à se prononcer sur les modalités d'imposition du "supplément du juste prix" versé en vue de réparer le vendeur lésé à la suite d'une action en rescision. La cour administrative d'appel de Lyon (1) a estimé que ce supplément constitue une indemnité et doit être imposé l'année de son versement. En revanche, pour la cour administrative d'appel de Nantes (2), une telle somme s'analyse en un complément du prix de vente de l'immeuble. Dans ces conditions, elle relève du régime des plus-values immobilières et doit être taxée l'année de cession de l'immeuble.

On ne peut pas douter que le Conseil d'Etat, saisi à la suite du pourvoi du ministre des Finances contre l'arrêt de la cour nantaise, a entendu mettre fin à la moindre incertitude en la matière. Nous noterons ainsi que la décision sera mentionnée dans les tables du recueil Lebon et on peut raisonnablement estimer que la solution retenue par la cour administrative de Lyon devrait rester isolée.

Sur le fond, il sera observé que la doctrine administrative énonce clairement, dans l'hypothèse où un contrat de vente est annulé ou rescindé, que le contribuable peut obtenir, sur réclamation, une restitution partielle ou totale des droits indûment perçus (3). Or, au cas présent, la doctrine n'était pas opposable dès lors qu'il s'agissait d'une instruction relative aux procédures fiscales (4). On peut à tout le moins noter que l'administration fiscale admet de manière explicite qu'il est nécessaire de se placer à la date de la cession du contrat de vente pour appliquer les conséquences fiscales de l'admission d'une action en rescision pour lésion. Par ailleurs, s'agissant d'un litige portant sur la fiscalité des particuliers, il est évident que l'administration a entendu faire prévaloir la règle selon laquelle un revenu est imposable l'année de sa perception (5).

En tout état de cause, les motifs soulevés par l'administration fiscale ont été suffisamment convaincants pour entraîner une divergence de solution entre les cours administratives d'appel de Nantes et de Lyon. Dès lors, afin d'apprécier valablement la décision retenue par le Conseil d'Etat qui assimile le "supplément du juste prix" en un complément de prix imposable l'année de la cession de l'immeuble (II), il est nécessaire, au préalable, de rappeler les faits de l'espèce et la procédure qui en a découlé (I).

I - Rappels des faits et de la procédure

Au cas particulier, une contribuable et son époux ont cédé en 1994 divers terrains, acquis initialement en 1990, à une commune. Il apparaît que les époux ont saisi le tribunal de grande instance de Nantes en vue de prononcer la rescision pour lésion de la vente des terrains. On rappellera, à ce stade de notre commentaire, qu'une vente est lésionnaire lorsqu'il y a un déséquilibre entre le prix et la valeur du bien. Plus précisément, l'action en lésion est ouverte au vendeur lorsque la lésion est au moins égale à 7/12ème de la valeur réelle de l'immeuble. Cette action doit être effectuée dans les deux ans suivants la vente.

Dans l'hypothèse où l'action en rescision est admise, deux options sont offertes à l'acquéreur. Il peut, en effet, restituer au vendeur lésé le bien acheté et récupérer ainsi le prix versé. Mais il a également la possibilité de conserver le bien en payant au vendeur un "supplément du juste prix" sous la déduction du dixième du prix total. C'est cette modalité, prévue à l'article 1681 du Code civil (N° Lexbase : L1791ABX), qui a été retenue par les époux.

Par un arrêt du 2 octobre 2001, la cour d'appel de Rennes a prononcé la lésion de la vente des terrains cédés en 1994 sous réserve du droit de la commune d'offrir le supplément du juste prix aux époux conformément aux dispositions précitées. Ce supplément, fixé par la cour d'appel, a fait l'objet d'un premier versement, en 2002, d'un montant de 134 102 euros puis d'un second, en 2003, de 1 702 712 euros.

A la suite de cette procédure, l'administration fiscale a procédé à un contrôle sur pièce de la situation des époux. Par proposition de rectification, en date du 14 décembre 2005, adressée à l'épouse, séparée désormais de son époux et bénéficiaire de la moitié du supplément du prix, le service vérificateur a imposé cette somme dans la catégorie des plus-values immobilières au titre des années 2002 et 2003.

Ces impositions supplémentaires ont fait l'objet d'une réclamation par la requérante qui a été rejetée par le Directeur des services fiscaux du département. C'est à la suite de cette procédure d'imposition que le litige a été porté devant le tribunal administratif puis la cour administrative d'appel de Nantes qui ont accordé successivement la décharge des de ces rappels d'impôt.

De manière concomitante, la requérante a fait l'objet d'une procédure d'imposition sur le même fondement. Ce dernier a également saisi le juge fiscal aux fins d'obtenir la décharge des cotisations supplémentaires mises en recouvrement. Or, et l'affaire est singulière de ce point de vue, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, puis la cour administrative d'appel de Lyon, ont rejeté catégoriquement ses prétentions.

De toute évidence, le présent arrêt du Conseil d'Etat devrait mettre fin à cette divergence d'appréciation des juges du fonds et il est indéniable que la solution de la cour administrative de Lyon ne pourra pas prospérer.

Ces solutions antagonistes illustrent cependant parfaitement la difficulté pour le juge de l'impôt d'apprécier les situations créées par le droit civil à la lueur des dispositions fiscales. L'autonomie du droit fiscal ne saurait justifier cependant les errances jurisprudentielles et la mention de cet arrêt au recueil Lebon laisse entrevoir une uniformisation des décisions des juges du fond sur la question.

En tout état de cause, le Conseil d'Etat consacre clairement que le supplément de prix versé à la suite d'une action en rescision constitue un "complément du prix" de la cession. A ce titre, l'imposition doit être corrigée l'année de la cession. Or, en l'espèce, l'administration avait assujetti les époux l'année du versement du complément. Le Conseil d'Etat rejette ainsi, de manière implicite, la position de la cour administrative de Lyon selon laquelle le supplément de prix présente un caractère indemnitaire et doit, par conséquent, être imposée l'année de son versement.

II - Le "supplément du juste prix" ne constitue pas une indemnité

A la lecture de la décision de la cour administrative d'appel de Lyon du 12 juillet 2011, il est évident que les juges du fond se sont fondés sur les modalités de la détermination du supplément de prix pour en déduire qu'il présente un caractère indemnitaire. En effet, aux termes de l'article 1675 du Code civil (N° Lexbase : L1785ABQ), il est exigé de prendre en considération la valeur de l'immeuble au jour de la vente pour déterminer l'existence de la lésion. En revanche, lorsque la lésion est reconnue, le supplément doit être calculé d'après le juste prix du bien vendu correspondant à sa valeur réelle au jour où doit intervenir le versement. Dans ces conditions, les juges du fond ont pu raisonnablement estimer que le versement n'avait d'autre but que d'assurer la réparation de la lésion. C'est pour ce motif que la cour administrative d'appel de Lyon a conclu que le supplément ne constituait pas un élément du prix de cession de l'immeuble.

Il faut admettre que cette analyse n'a pas été totalement occultée par la cour administrative d'appel de Nantes qui reconnaît expressément qu'en cas de lésion, "la révision judiciaire du prix de cession [...] a pour objet de réparer la lésion subie par le vendeur". Pourtant, elle a refusé d'en déduire que la révision devait être assimilée à une indemnité et a énoncé qu'elle constituait en revanche "un complément du prix de cession à titre onéreux" au sens de l'article 150 A du CGI (N° Lexbase : L2329HLT) qui, rappelons-le, définit le champ d'application des plus-values immobilières.

En tout état de cause, la cour administrative d'appel de Nantes a utilement rappelé que cette révision, alors même qu'elle avait pour vocation d'indemniser le vendeur lésé, n'influe pas sur la cession et le transfert de propriété. En effet, d'un point de vue strictement civil, la révision n'a pas vocation à annuler la vente. On ne peut pas soutenir ainsi valablement que le transfert de propriété a été modifié. Par conséquent, le fait générateur de l'imposition de la plus-value n'a pas été remis en cause. A toutes fins utiles, il sera rappelé que ce dernier est constitué par la cession à titre onéreux des biens immobiliers.

On reconnaît clairement, en l'espèce, la méthode retenue classiquement par le Conseil d'Etat face aux difficultés qui ne manquent pas d'être soulevées lorsqu'il s'agit de tirer les conséquences fiscales d'une situation strictement civile. La Haute juridiction préconise, en effet, de rappeler au préalable le régime d'une situation énoncée par le droit privé avant d'en déduire les éventuelles incidences fiscales. Le juge de l'impôt ne peut en aucune façon déroger aux qualifications consacrées par le droit civil. C'est ainsi que la cour administrative d'appel de Nantes a énoncé méthodiquement que, si le fait générateur d'une plus-value résidait dans la cession à titre onéreux d'un bien selon l'article 150 A du CGI, cette dernière devait, au cas particulier, être établie au regard des dispositions prévues à l'article 1681 du Code civil. De ce point de vue, alors même que le supplément avait été versé en 2002 et en 2003, il n'était imposable qu'au titre de l'année de la cession, soit 1994.

Admettons-le, une telle solution est susceptible, de prime abord, de heurter les réflexes du fiscaliste. En effet, les plus-values sont imposables selon les modalités de l'impôt sur le revenu. En toute hypothèse, de manière intuitive, il n'était pas inconcevable d'estimer que le supplément de prix devait être taxé l'année de son appréhension par le contribuable. Au regard de l'article 12 du CGI, l'impôt porte, en effet, sur les revenus dont le contribuable a eu la disposition. On ne peut pas soutenir de toute évidence que le supplément était disponible en 1994...

Le Conseil d'Etat rappelle cependant que le juge de l'impôt n'a pas de pouvoir de requalification des normes juridiques et qu'il est dans l'obligation, dans le cadre de ses investigations, d'apprécier pleinement les situations juridiques à l'aune du droit privé. On est bien loin, en l'espèce, de l'émergence d'un courant "autonomiste" du droit fiscal (6). En fin de compte, cette décision rappelle, en tant que besoin, que le droit fiscal n'est qu'un droit de "mise en oeuvre" et que le juge de l'impôt est tenu par les qualifications retenues en matière civile. Selon toute vraisemblance, le civil tient le fiscal en l'état.


(1) CAA Lyon, 12 juillet 2011, n° 09LY02755 (N° Lexbase : A8956HWM), RJF, 12/11, n° 1303.
(2) CAA Nantes, 27 juin 2013, n° 12NT00047 (N° Lexbase : A7931KKX), RJF, 11/13, n° 1032.
(3) Instruction du 4 août 2005, BOI 8 M-1-05, n° 21 (N° Lexbase : X3328ADM) ; BOI-RFPIPVI-10-30, n° 30, 11 février 2013 (N° Lexbase : X8917ALT).
(4) En effet, aux termes de l'article L. 80 A du LPF (N° Lexbase : L4634ICM), les contribuables peuvent se prévaloir de la doctrine que l'administration énonce pour l'interprétation des textes fiscaux ou de l'appréciation qu'elle porte sur des situations de fait. Cependant, les contribuables ne peuvent pas invoquer une doctrine concernant la procédure d'imposition (En ce sens : CE 7°, 8° et 9° s-s-r., 29 juillet 1983, n° 31761, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8666ALK, RJF, 10/83, n° 1179).
(5) Selon l'article 12 du CGI (N° Lexbase : L1047HLD), l'impôt est dû chaque année à raison des bénéfices ou revenus que le contribuable réalise ou dont il dispose au cours de la même année.
(6) Sur la question, v. M. Cozian, Les Grands principes de la fiscalité des entreprises, Litec Fiscal, 1999, tout particulièrement l'article, toujours d'actualité, intitulé : Propos désobligeants sur une tarte à la crème : l'autonomie et le réalisme du droit fiscal.

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