La lettre juridique n°635 du 3 décembre 2015 : Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Jurisprudence] Amiante : le Conseil d'Etat admet un partage de responsabilités Etat/entreprise, mais pour la période antérieure à 1977 seulement

Réf. : CE Contentieux, 9 novembre 2015, n° 342468 (N° Lexbase : A3631NWE) et n° 359548 (N° Lexbase : A3633NWH), publiés au recueil Lebon

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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de la protection sociale"

le 04 Décembre 2015

"Paradoxalement, les victimes de l'amiante en France, tous systèmes d'indemnisation confondus, sont probablement celles qui, dans le monde, bénéficient des meilleurs conditions d'indemnisation, alors même que nous sommes le pays dans lequel la catastrophe de l'amiante a coûté le moins cher à ses responsables, la Sécurité sociale ayant finalement servi d'amortisseur" (1). Cette réflexion montre la dimension plurielle de l'amiante, qui doit être traitée en plusieurs termes : responsabilité, sanction, prévention, indemnisation. Jusqu'à présent, le contentieux était assez binaire, puisqu'il portait sur la faute de l'employeur au regard de ses obligations de sécurité (responsabilité, sanction, prévention) et les droits des salariés malades (réparation, y compris du préjudicie d'anxiété). Mais un autre contentieux est apparu à partir des années 1990, en partant du constat que l'amiante met en scène principalement deux acteurs, les entreprises (défaillantes dans leur obligation de sécurité de résultat) et les salariés (victimes d'une exposition à l'amiante) : il existe un troisième acteur, l'Etat, mis en cause pour ses défaillances et ses carences. Un contentieux s'est développé devant les juridictions administratives, progressivement et assez timidement, dans un premier temps (2), en 2004, le Conseil d'Etat a pris des positions fortes ; et dans un second temps, il a renforcé la responsabilité de l'Etat liée à ses absences de dispositions législatives et réglementaires, notamment dans les décisions du 9 novembre 2015 (3). L'idée générale, bien connue des publicistes, est qu'une carence, une inertie de l'administration, a vocation à engager la responsabilité de l'Etat à l'égard de la victime d'un dommage. L'intérêt (et l'originalité) des arrêts rapportés tient non seulement à la confirmation de la responsabilité de l'Etat (pour cause de carence normative), mais surtout à la réponse apportée par le Conseil d'Etat à la question du cumul de responsabilités, celle de l'Etat et celle des employeurs également. L'employeur, contre lequel la faute inexcusable a été reconnue, pour avoir manqué à son obligation de sécurité de résultat, peut-il se prévaloir d'une faute de la puissance publique, en ce que l'Etat aurait négligé d'adopter une réglementation propre à limiter les risques pour la santé de l'exposition des salariés aux poussières d'amiante ?
Le Conseil d'Etat ne donne pas de réponse globale, mais distingue deux hypothèses, selon que l'on se place avant ou après 1977 :

- avant l'entrée en vigueur du décret n° 77-949 du 17 août 1977 (N° Lexbase : L6563KSU), l'Etat est considéré comme défaillant car il n'a pas suffisamment agi. Revenant ainsi sur la jurisprudence (CE, 5° et 3° s-s-r., 18 avril 1984, n° 34967 N° Lexbase : A6452ALK), le Conseil d'Etat a fait droit à la requête et considéré que l'employeur, même en cas de faute inexcusable, peut se retourner contre l'Etat si ce dernier a contribué à la manifestation du dommage ;

- après 1977, la société C., est jugée entièrement et seulement responsable. L'entreprise n'a pas respecté la réglementation, commettant une faute d'une particulière gravité exonérant l'Etat.

La décision a été critiquée, car, selon l'association nationale des victimes de l'amiante, elle donnerait le droit pour un employeur condamné pour faute inexcusable "d'alléger sa facture, en se faisant rembourser une partie de l'indemnisation des préjudice" (4).

Résumé

Pour la période antérieure à 1977, en s'abstenant de prendre, entre le milieu des années soixante, période à partir de laquelle son personnel a été exposé à l'amiante, et 1977, des mesures propres à éviter ou du moins limiter les dangers liés à une exposition à l'amiante, l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité. L'employeur a commis une faute en s'abstenant de prendre des mesures de nature à protéger ses salariés.

La négligence des pouvoirs publics et celle de la société requérante ont toutes deux concouru directement au développement de maladies professionnelles liées à l'amiante par plusieurs salariés de cette société. Eu égard à la nature et à la gravité des fautes commises par la société requérante et par l'Etat, il sera fait une juste appréciation du partage de responsabilités en fixant au tiers la part de l'Etat.

Pour la période postérieure à 1977, la société n'établit pas que les maladies professionnelles développées par ses salariés du fait d'une exposition à l'amiante postérieure à 1977 trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l'Etat à prévenir les risques liés à l'usage de l'amiante à cette époque, pour les activités de la nature de celles qu'elle exerçait.

Commentaire

I - Carence fautive de l'Etat dans la prévention de l'amiante

La carence normative face à la nocivité connue de l'amiante, déjà très présente dans la littérature juridique (institutionnelle, législative, ...) est donc consacrée par le Conseil d'Etat. Les effets juridiques attachés à cette carence sont sévères, quoique classiques et connus, puisque le juge administratif a reconnu une responsabilité de la puissance publique.

A - Carence normative face à la nocivité connue de l'amiante

L'amiante a été doublement ignorée des pouvoirs publics : en tant qu'instance normative et au titre du contrôle de la législation. Cette carence normative face à la nocivité connue de l'amiante a été aggravée par la carence des caisses de Sécurité sociale. Et plus largement, des organismes sociaux ayant vocation à intervenir, s'agissant de l'amiante : les caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT), les caisses générales de Sécurité sociale (CGSS, dans les DOM) et la caisse régionale d'assurance maladie d'Ile-de-France ; mais aussi l'inspection du travail (5) et la médecine du travail (6).

Pas de dispositifs d'interdiction de l'usage de l'amiante. Jusqu'au 1er janvier 1997, date de l'entrée en vigueur de l'interdiction totale de l'amiante, la France a préféré recourir à une politique dite d'"usage contrôlé" : une substance est connue et identifiée comme étant nocive et dangereuse, mais les pouvoirs publics, le législateur, en autorisent l'usage, pour autant qu'il soit encadré (exemples, nucléaire, benzène, amiante...).

Pourtant, l'Etat connaissait la nocivité de l'amiante. Cette nocivité a été posée et reconnue par de nombreuses instances, publiques, juridictionnelles :

- le Parlement a consacré de nombreux travaux, parfois très critiques à l'égard du pouvoir réglementaire et des entreprises (7) ;

- la Cour de cassation a reconnu, dans le corps même d'un de ses arrêts (8), qu'était, dès 1956, connu le rôle cancérigène de l'amiante et, dès 1964, déterminée la cause de l'asbestose inscrite au tableau des maladies professionnelles en sa version applicable en 1950 ;

- le Conseil d'Etat (arrêt rapporté) indique "les premières mesures de protection des travailleurs contre l'amiante ont été adoptées, en 1931, en Grande-Bretagne [...] des recommandations visant à limiter l'inhalation des poussières d'amiante ont été faites aux Etats-Unis à compter de 1946 [...] des études épidémiologiques menées à partir de données relevées, pour l'une, en Angleterre et, pour l'autre, en Afrique du sud, publiées en 1955 et 1960, ont mis en évidence le lien entre exposition à l'amiante et, respectivement, risque de cancer broncho-pulmonaire et risque de mésothéliome [...] un cas de mésothéliome diagnostiqué en France a été décrit en 1965 par le Professeur Turiaf dans une communication à l'Académie nationale de médecine". Le même constat avait été dressé dès 2004 (9) ;

- les travaux scientifiques, issu des domaines du droit (10) comme de la médecine, avaient clairement posé le caractère de nocivité et de dangerosité de l'amiante.

Sur le plan de la technique juridique, le constat que l'Etat, les institutions et autres organismes de protection sociale, le monde médical et les employeurs eux-mêmes, connaissaient la nocivité de l'amiante, n'est pas indifférent. En effet, la Cour de cassation déduit de cette connaissance, que se trouve rapportée la preuve que, ne pouvant ignorer les effets nocifs de l'amiante à l'époque des faits de la cause, l'employeur devait ou aurait dû, à raison de son obligation de sécurité de résultat à l'égard de son salarié, avoir conscience du danger couru par celui-ci et prendre corrélativement les mesures nécessaires pour l'en préserver (Cass. civ. 2, 3 février 2011, n° 09-16.364, F-D, préc.).

B - Effets juridiques attachés à cette carence : reconnaissance d'une responsabilité de la puissance publique

1 - Responsabilité partiellement admise

Le Conseil d'Etat a retenu, par ses quatre arrêts rendus en 2004, la responsabilité de l'Etat (CE, 2° s-s., 4 mars 2004, n° 241150, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3772DBC). Mais la nature de cette responsabilité diffère d'une affaire à l'autre.

Pour la période antérieure à 1977, le juge administratif a reproché à l'Etat de n'avoir pas pris les mesures nécessaires à l'évaluation du risque. Dans son arrêt n° 241150 (affaire "Bourdignon") (11), le Conseil d'Etat a retenu la responsabilité fondée sur les carences de l'Etat dans la prévention des risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante. L'Etat a ainsi commis une faute de nature à engager sa responsabilité. Chargé de la prévention des risques professionnels, l'Etat aurait dû se tenir informé des dangers que peuvent courir les travailleurs, compte tenu des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers. Si l'Etat a inscrit progressivement, à partir de 1945, sur la liste des maladies professionnelles, les diverses pathologies invalidantes voire mortelles, dues à l'exposition professionnelle à l'amiante, les autorités publiques n'ont entrepris, avant 1977, aucune recherche afin d'évaluer les risques pesant sur les travailleurs exposés aux poussières d'amiante, ni pris de mesures aptes à éliminer ou, tout au moins, à limiter les dangers liés à une telle exposition.

Pourtant, en l'espèce, cette responsabilité n'a pas donné lieu à réparation. En effet, le décès du salarié (société E.) était dû à l'inhalation des poussières d'amiante auxquelles il avait été exposé dans le cadre de son activité professionnelle, mais la cour administrative d'appel n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce en admettant le caractère direct du lien de causalité entre la faute commise par l'Etat et le décès du salarié.

Pour la période postérieure à 1977, la carence fautive de l'Etat se situe sur un autre plan (affaires T. et X.). Dans le même sens, dans l'affaire n° 241152 (ministre de Emploi et de la Solidarité c/ T.), le Conseil d'Etat a retenu la responsabilité de l'Etat, du fait de ces carences dans la prévention des risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante. L'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité. En effet, des mesures ont été prises à partir de 1977 pour limiter les risques que faisait courir aux travailleurs l'inhalation de poussières d'amiante. Mais il n'est pas établi que ces mesures aient constitué une protection efficace pour ceux qui, comme M. X., travaillaient dans des lieux où se trouvaient des produits contenant de l'amiante. Enfin, aucune étude n'a été entreprise avant 1995 pour déterminer précisément les dangers que présentaient pour les travailleurs les produits contenant de l'amiante alors pourtant que le caractère hautement cancérigène de cette substance avait été confirmé à plusieurs reprises et que le nombre de maladies professionnelles et de décès liés à l'exposition à l'amiante ne cessait d'augmenter depuis le milieu des années cinquante.

Dans l'affaire n° 241153 (ministre de l'Emploi et de la Solidarité c/ X.), le Conseil d'Etat a admis que les autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels sont tenues de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers. En l'espèce, si des mesures ont été prises à partir de 1977 pour limiter les risques que faisait courir aux travailleurs l'inhalation de poussières d'amiante, il n'est pas établi que ces mesures aient constitué une protection efficace pour ceux qui, comme M. C., travaillaient dans des lieux où se trouvaient des produits contenant de l'amiante. Aucune étude n'a été entreprise avant 1995 pour déterminer précisément les dangers que présentaient pour les travailleurs les produits contenant de l'amiante alors pourtant que le caractère hautement cancérigène de cette substance avait été confirmé à plusieurs reprises et que le nombre de maladies professionnelles et de décès liés à l'exposition à l'amiante ne cessait d'augmenter depuis le milieu des années cinquante.

Enfin, par l'affaire n° 241151 (12), le Conseil d'Etat s'est prononcé dans le même sens : malgré les mesures prises en la matière depuis 1977 et malgré la conformité de ces dernières aux directives communautaires, le Ministre de l'emploi et de la solidarité n'établissait pas que les autorités publiques avaient prévenu de manière adéquate, compte tenu des données scientifiques alors disponibles, les risques courus par les travailleurs exposés à des produits contenant de l'amiante. L'Etat n'a diligenté aucune étude avant 1995 afin de s'assurer que les mesures prises étaient adaptées au risque, connu et grave, que comportait une telle exposition.

2 - Responsabilité totalement admise

L'Etat a une obligation de réglementation des conditions de travail (spécialement, exposition des travailleurs aux poussières de l'amiante), mais il est également tenu de vérifier l'application de sa réglementation. Le Conseil d'Etat (arrêt rapporté), s'est prononcé en ce sens, s'agissant de la première, mais pas de la seconde obligation.

Carence normative et responsabilité de la puissance publique. Jusqu'à la publication du décret du 17 août 1977, relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, la France a tardé à mettre en oeuvre des mesures réglementaires de prévention propres aux dangers de l'amiante. Ce constat, avancé par le Conseil d'Etat (arrêt rapporté), n'est pas inédit : le législateur (travaux parlementaires, supra) (13) en avait pleinement conscience, dans les années 2000.

Les seules dispositions prises portaient sur le Tableau n° 30 des maladies professionnelles (N° Lexbase : L3439IBY), qui, à trois reprises, a été modifié pour prendre en compte les effets cliniques de l'inhalation de poussières d'amiante :

- en 1945, apparition d'une nouvelle forme de silicose (la fibrose pulmonaire consécutive à l'inhalation de poussières renfermant de l'amiante) (ordonnance n° 45-1724 du 3 août 1945) ;

- en 1950 (décret n° 50-1082 du 31 août 1950, complété par le décret n° 51-1215 du 3 octobre 1951), nouvelle forme de silicose reçoit le nom d'asbestose ;

- en 1976, le tableau s'enrichit de deux nouvelles maladies liées à l'amiante, le mésothéliome et le cancer broncho-pulmonaire (décret n° 76-37 du 5 janvier 1976).

En l'espèce (arrêt rapporté), pour la période antérieure à 1977, en s'abstenant de prendre, entre le milieu des années soixante, période à partir de laquelle son personnel a été exposé à l'amiante, et 1977, des mesures propres à éviter ou du moins limiter les dangers liés à une exposition à l'amiante, l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

La solution est conforme à la jurisprudence développée par le Conseil d'Etat,

- dans le champ de l'amiante, la solution ayant déjà été retenue par un arrêt rendu le 3 mars 2004 (14), dans les mêmes termes et selon les mêmes modalités (en distinguant avant et après 1977) ;

- en matière de carence normative de l'Etat. Ainsi, dans le domaine du sang contaminé, le juge administratif a condamné l'Etat pour carence fautive dans l'exercice de son pouvoir de réglementation et de contrôle (15).

Insuffisance du contrôle. Si la réglementation propre à l'amiante a tardé à être mise en oeuvre, il existait des dispositions juridiques générales (et non propres à l'amiante) qui pouvaient être mises en place par les entreprises (par exemple, réglementation du 12 juin 1893 sur l'évacuation des poussières industrielles). Ces dispositions n'ont pas fait l'objet d'un contrôle par les services de l'Etat (inspection du travail, notamment) (16), s'agissant spécifiquement de l'amiante. Mais cette hypothèse, parallèle à la défaillance normative de l'Etat, n'est pas envisagée par le Conseil d'Etat (arrêt rapporté).

II - Carence fautive de l'employeur dans l'exécution de son obligation de sécurité

Si la solution retenue par le Conseil d'Etat, admettant la responsabilité de l'Etat pour cause de défaillance normative, était conforme (CE, 3 mars 2004, quatre arrêts, préc.), la réponse à la question du partage de responsabilité est plus attendue. Le concours de responsabilités de l'Etat et de l'employeur est une hypothèse concevable, mais ne produit pas les mêmes effets, selon que l'on se place avant ou après 1977 (décret du 17 août 1977, préc.).

A - Responsabilité de l'employeur

L'employeur, invoquant la carence des pouvoirs publics dans l'exercice de leur mission de prévention des risques professionnels jusqu'en 1996, a demandé à l'Etat de l'indemniser des préjudices subis du fait de cette faute et de la garantir des condamnations prononcées à son encontre, tendant au remboursement à l'assurance maladie des sommes versées au profit de certains de ses salariés atteints d'une maladie professionnelle liée à l'amiante. La cour administrative d'appel de Nantes (CAA Nantes, 17 juin 2010, n° 09NT01120 N° Lexbase : A2556E88), confirmant le jugement du tribunal administratif de Caen, a rejeté sa demande.

1 - Avant 1977

La SAS C. utilisait de façon régulière et massive l'amiante. La société a fait partie des entreprises qui, dès cette période, connaissaient ou auraient dû connaître les dangers liés à l'utilisation de l'amiante (arrêt rapporté, cons. 11). Les employés de la société ont subi une forte exposition à l'amiante à compter de 1966, l'amiante étant floqué pour assurer l'isolation thermique des bateaux et lutter contre le risque d'incendie. Ils ne bénéficiaient d'aucune information ou protection particulière (arrêt rapporté, cons. 11). Le Conseil d'Etat en tire la conclusion que la société a ainsi commis une faute en s'abstenant de prendre des mesures de nature à protéger ses salariés.

2 - Après 1977

L'employeur a commis une faute, en recourant à l'amiante. Le Conseil d'Etat (arrêt rapporté, cons. 14) relève que certains salariés ont continué d'être exposés à l'amiante de façon ponctuelle lors de travaux d'entretien de bateaux floqués à l'amiante. La décision de ne plus utiliser de joints en amiante pour la construction de bateaux neufs n'a été prise qu'en 1996. C'est à partir de 1997 qu'il a été demandé aux armateurs de désamianter leurs navires avant l'intervention de ses salariés. La société continuait d'intervenir, au titre de la réparation navale, sur des navires susceptibles de contenir de l'amiante.

L'employeur ne peut se prévaloir d'une carence de l'Etat. L'employeur avance une argumentation peu convaincante, qui n'a d'ailleurs pas du tout convaincu le Conseil d'Etat (arrêt rapporté, cons. 15) : la société ne recourait, après 1977, qu'à des produits d'amiante tissé, respectant la norme maximale de deux fibres par centimètre cube ; les maladies professionnelles développées par ses salariés résultaient nécessairement de l'insuffisance de la réglementation adoptée par les pouvoirs publics avant l'entrée en vigueur de l'interdiction de la fabrication et de la transformation de l'amiante le 1er janvier 1997.

Le Conseil d'Etat relève, au contraire, que certains des salariés de l'entreprise, amenés à intervenir pour des réparations sur des bateaux garnis d'amiante, ont continué d'être exposés aux poussières d'amiante sans protection appropriée. Plusieurs jugements du tribunal des affaires de Sécurité sociale de la Manche ont mentionné le caractère inadapté des systèmes de ventilation utilisés, rejetant l'air dans l'espace de travail, et l'absence d'équipement de protection individuelle.

Bref, l'employeur n'établit pas que les maladies professionnelles que ses salariés ont développées du fait d'une exposition à l'amiante postérieure à 1977, trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l'Etat à prévenir les risques liés à l'usage de l'amiante à cette époque, pour les activités de la nature de celles qu'elle exerçait (arrêt rapporté, cons. 17).

B - Responsabilité de l'employeur, partagée avec celle de l'Etat

1 - Avant 1977

On se souvient (supra) que le Conseil d'Etat a reconnu :

- qu'en s'abstenant de prendre, entre le milieu des années soixante et 1977, des mesures propres à éviter ou du moins limiter les dangers liés à une exposition à l'amiante, l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité (arrêt rapporté, cons. 10) ;

- la société a commis une faute en s'abstenant de prendre des mesures de nature à protéger ses salariés : l'entreprise utilisait de façon régulière et massive l'amiante ; dès cette période, l'entreprise connaissaient (ou auraient dû connaître) les dangers liés à l'utilisation de l'amiante ; ses salariés ont subi une forte exposition à l'amiante à compter de 1966, l'amiante étant floqué pour assurer l'isolation thermique des bateaux et lutter contre le risque d'incendie ; ils n'ont bénéficié d'aucune information ou protection particulière.

Bref, l'Etat comme l'entreprise de C. ont toutes deux concouru directement au développement de maladies professionnelles liées à l'amiante ; eu égard à la nature et à la gravité des fautes commises par la société et par l'Etat, le Conseil d'Etat a fait une juste appréciation du partage de responsabilités en fixant au tiers la part de l'Etat.

2 - Après 1977

Responsabilité de l'entreprise, liée à la carence fautive de l'Etat. Pour l'employeur, les maladies professionnelles développées par ses salariés ont résulté de l'insuffisance de la réglementation avant l'entrée en vigueur de l'interdiction de la fabrication et de la transformation de l'amiante le 1er janvier 1997. Cet argument développé par l'entreprise, indexant sa responsabilité à la carence fautive de l'Etat, n'a pas trouvé d'écho favorable au Conseil d'Etat.

Les juges administratifs (arrêt rapporté, cons. 14 et 15) ont, en effet, relevé que :

- l'amiante a été utilisé essentiellement par les soudeurs, sous forme de tapis ou de couvertures, jusqu'en 1984 ;

- certains salariés ont continué d'être exposés à l'amiante de façon ponctuelle lors de travaux d'entretien de bateaux floqués à l'amiante ; la décision de ne plus utiliser de joints en amiante pour la construction de bateaux neufs n'a été prise qu'en 1996 ;

- c'est à partir de 1997 qu'il a été demandé aux armateurs de désamianter leurs navires avant l'intervention de ses salariés. L'entreprise continuait d'intervenir, au titre de la réparation navale, sur des navires susceptibles de contenir de l'amiante ;

- certains de ses salariés, amenés notamment à intervenir pour des réparations sur des bateaux garnis d'amiante, ont continué d'être exposés aux poussières d'amiante sans protection appropriée ; qu'en particulier, plusieurs jugements du tribunal des affaires de Sécurité sociale de la Manche mentionnent le caractère inadapté des systèmes de ventilation utilisés, rejetant l'air dans l'espace de travail, et l'absence d'équipement de protection individuelle.

Bref (arrêt rapporté, cons. 17), l'employeur n'établit pas que les maladies professionnelles que ses salariés ont développées du fait d'une exposition à l'amiante postérieure à 1977 trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l'Etat à prévenir les risques liés à l'usage de l'amiante à cette époque, pour les activités de la nature de celles qu'elle exerçait : elle n'est pas fondée à mettre en cause la responsabilité de l'Etat.

En conclusion, avant 1977, l'Etat et l'employeur sont coresponsables ; après 1977, la responsabilité de l'Etat ne peut plus être mise en cause et l'employeur doit être tenu pour seul responsable de l'exposition de l'amiante. La solution est conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat (s'agissant de l'admission de la responsabilité de l'Etat) ; elle innove, s'agissant de l'articulation entre la responsabilité de l'Etat et celle des entreprises. Ce partage de responsabilité a déjà été critiqué (point de vue de l'Andeva, suggérant que le partage de responsabilité soit réservé aux hypothèses où la réglementation a été respectée. A contrario, lorsque la réglementation en vigueur a été bafouée, il n'y aurait pas lieu à un partage de responsabilité). Pourtant, son domaine est circonscrit, puisque le partage de responsabilité n'a été admis par le Conseil d'Etat que pour la période antérieure à 1977.


(1) Me Teissonnière, propos reproduits dans J. Le Garrec et J. Lemière, Rapport sur les risques et les conséquences de l'exposition à l'amiante, Tome I, p. 55-56.
(2) Ch. Guettier, L'Etat face aux contaminations liées à l'amiante, AJDA, 2001, p. 532 ; Ch. Guettier, La gestion administrative des risques en France, Ann. europ. adm. publ., t. XXIV, PUAM, 2002, p. 47 et s..
(3) LSQ, n° 16955, 13 novembre 2015 ; M. Touzeil-Divina, JCP éd. S, n° 48, 24 novembre 2015, act. 451, veille ; Amiante : la délicate question du partage de responsabilité entre l'employeur et l'Etat, AJDA 2015, 2116 ; F. Champeaux, La responsabilité de l'Etat dans le contentieux "amiante", SSL, n° 1699, 23 novembre 2015. V. décision du même jour, n° 359548.
(4) Association nationale des victimes de l'amiante (Andeva), Communiqué du 9 novembre 2015 (LSQ, n° 16955, 13 novembre 2015) : "aujourd'hui ce sont les Constructions mécaniques de Normandie, un chantier naval responsable d'une véritable hécatombe ouvrière, qui profitent de l'aubaine. Mais demain, cet arrêt risque de faire tâche d'huile. D'autres entreprises responsables de milliers de morts de l'amiante, voudront mettre le prix de leurs propres fautes à la charge des contribuables".
(5) R. Marié, Les modalités d'action des caisses de sécurité sociale en matière de prévention : entre incitation et sanction, SSL, n° 1655, supplément du 8 décembre 2014.
(6) S. Quinton-Fantoni, L'évolution des missions du médecin du travail, SSL, n° 1655, supplément du 8 décembre 2014.
(7) J. Le Garrec et J. Lemière, Rapport sur les risques et les conséquences de l'exposition à l'amiante, Tome I, p. 45, préc. ; G. Dériot et J.-P. Godefroy, Le drame de l'amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l'avenir, Rapport d'information Sénat, n° 37 (2005-2006), 26 octobre 2005, p. 42.
(8) Cass. civ. 2, 3 février 2011, n° 09-16.364, F-D (N° Lexbase : A3502GR7).
(9) CE Contentieux, 3 mars 2004, n° 241153 (N° Lexbase : A4306DB4), G. Delaloy, Amiante : le Conseil d'Etat confirme la responsabilité de l'Etat, Droit Administratif, n° 5, mai 2004, comm. 87 ; H. Arbousset, Amiante : la responsabilité de l'Etat est, enfin, reconnue par le Conseil d'Etat, D., 2004. 973 ; Ch. Guettier, L'amiante : une affaire d'Etat, RDSS, 2006, p. 202 ; G. Dériot et J.-P. Godefroy, Le drame de l'amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l'avenir, Rapport d'information Sénat, n° 37 (2005-2006), 26 octobre 2005, p. 99-102, préc.. V. aussi, dans le même sens, CE contentieux, 3 mars 2004, n° 241150 (N° Lexbase : A4303DBY) : "le caractère nocif des poussières d'amiante était connu depuis le début du XXème siècle et que le caractère cancérigène de celles-ci avait été mis en évidence dès le milieu des années cinquante, d'autre part, que, si les autorités publiques avaient inscrit progressivement, à partir de 1945, sur la liste des maladies professionnelles, les diverses pathologies invalidantes voire mortelles, dues à l'exposition professionnelle à l'amiante, ces autorités n'avaient entrepris, avant 1977, aucune recherche afin d'évaluer les risques pesant sur les travailleurs exposés aux poussières d'amiante, ni pris de mesures aptes à éliminer ou, tout au moins, à limiter les dangers liés à une telle exposition, la cour administrative d'appel s'est livrée à une appréciation souveraine des pièces du dossier qui, en l'absence de dénaturation, ne peut être utilement discutée devant le juge de cassation". Le Conseil d'Etat a rendu quatre arrêts le même jour : CE, 3 mars 2004, n° 241150 ; CE, 3 mars 2004, n° 241151 (N° Lexbase : A4304DBZ) ; aff. E. (supra) et aff. société S. (supra).
(10) Y. Saint-Jours, L'amiante : de la prévention négligée aux conséquences induites, Dr. ouvrier, 1999, p. 486.
(11) CE, 3 mars 2004, n° 241150, Publié au recueil Lebon, préc..
(12) V., en première instance, TA Marseille, 30 mai 2000, n° 97-5988, Cl. Esper, Responsabilité de l'Etat en matière d'amiante, Droit Administratif, n° 2, Février 2001, comm. 50.
(13) G. Dériot et J.-P. Godefroy, Le drame de l'amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l'avenir, Rapport d'information Sénat, n° 37 (2005-2006), 26 oct. 2005, p. 85-88, préc..
(14) CE, 3 mars 2004, n° 241152, préc..
(15) CE, 9 avril 1993, n° 69336 (N° Lexbase : A9435AME), Rec. CE, 1993, p. 110.
(16) J. Le Garrec et J. Lemière, Rapport, Tome I, préc., p. 47.

Décisions

CE Contentieux, 9 novembre 2015, n° 342468, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3631NWE)

Cassation, CAA Nantes, 17 juin 2010, n° 09NT01120 (N° Lexbase : A2556E88)

- CE Contentieux, 9 novembre 2015, n° 359548, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3633NWH)

Cassation, CAA Lyon, 22 mars 2012, n° 11LY02021 (N° Lexbase : A8003IP4)

Mots-clés : amiante ; responsabilité de l'Etat ; responsabilité de l'employeur ; partage de responsabilités (oui) ; carence de l'Etat (oui) ; carence de l'employeur (oui).

Liens base : (N° Lexbase : E3186ET8) et (N° Lexbase : E5447ACQ)

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