La lettre juridique n°635 du 3 décembre 2015 : Pénal

[Textes] L'état d'urgence réformé dans l'urgence

Réf. : Loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 (N° Lexbase : L2849KRX), prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 (N° Lexbase : L6821KQP) et renforçant l'efficacité de ses dispositions

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par Guillaume Beaussonie, Professeur à l'Université Toulouse 1-Capitole, IEJUC (EA 1919) et Antoine Botton, Professeur à l'Université Toulouse 1-Capitole, IRDEIC (EA 4211)

le 29 Janvier 2016

Une semaine après les terribles évènements du vendredi 13 novembre 2015, et dans le cadre d'un état d'urgence décrété dès le lendemain, la loi n° 2015-1501, prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions a été adoptée. Comme son nom l'indique, ce texte a un double objet : autoriser le prolongement de l'état d'urgence pour une durée de trois mois, au-delà des douze jours initiaux, ce que seul le législateur est compétent pour faire (1) ; réformer le régime alors applicable, afin d'en renforcer l'efficacité. Il ne s'agit sans doute que d'une étape, le Président de la République souhaitant, par ailleurs, que la Constitution soit modifiée afin d'intégrer un "régime constitutionnel d'état de crise" qui devrait notamment "permettre aux pouvoirs publics d'agir, conformément à l'état de droit, contre le terrorisme de guerre". Celui-ci s'ajouterait ou remplacerait les régimes respectivement prévus par les articles 16 (N° Lexbase : L0842AHN) et 36 (N° Lexbase : L0862AHE) de la Constitution, qui s'avèrent en l'occurrence inadaptés, le premier impliquant que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels soit interrompu, le second supposant un état de siège (2). Pour le moment, seul l'état d'urgence législatif est donc en cause, cette procédure étant régie par une loi déterminée durant la guerre d'Algérie que la Constitution de 1958 n'a cependant pas eu pour effet d'abroger (3) et que quelques textes adoptés sous son empire ont partiellement réformée (4). Malgré son caractère exceptionnel, le droit concerné est vivant, car il a déjà été mis en oeuvre à cinq reprises avant 2015 : trois fois durant la guerre d'Algérie (1955, 1958 et 1961), une fois en Nouvelle-Calédonie (1984) et une fois en 2005. A l'occasion de cette dernière mobilisation de l'état d'urgence, qui avait pour but de réagir à une vague d'émeutes urbaines essentiellement en Ile-de-France, le Conseil d'Etat a été saisi d'un recours visant principalement à tirer les conséquences de l'abrogation implicite de la loi de 1955 par la Constitution de 1958. Constatant, à l'inverse, la compatibilité entre Constitution et loi, le juge administratif a néanmoins précisé que le texte litigieux instaurait "un régime de pouvoirs exceptionnels [...] reposant [...] sur une extension limitée dans le temps et dans l'espace des pouvoirs des autorités civiles, sans que leur exercice se trouve affranchi de tout contrôle" (5). Tout l'enjeu de ce dispositif, que le système juridique ne récuse pas, semble donc se résumer à cela : à situation exceptionnelle (I), mesures exceptionnelles (II). I - Une situation exceptionnelle

L'article 1er de la loi de 1955 dispose d'abord que "l'état d'urgence peut être déclaré [...] soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique", ce que le Conseil d'Etat traduit comme étant "des situations de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vie organisée de la communauté nationale" (6).

Si nul ne conteste qu'un contexte d'attentats terroristes constitue un "péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public" -le quasi-consensus politique en témoigne-, l'imprécision du texte à cet égard n'est, de façon générale, absolument pas satisfaisante, puisqu'elle obscurcit le recours au dispositif qui, partant, risque d'être arbitraire.

Le risque apparaît d'autant plus fort que, contrairement à ce qui était prévu en 1955, ce n'est plus la représentation nationale qui est compétente pour constater l'état d'urgence, mais le chef de l'Etat seul (7). Au surplus, le contrôle éventuellement exercé par le Conseil d'Etat demeure assez lâche, celui-ci ayant eu l'occasion de préciser que "le Président de la République dispose d'un pouvoir d'appréciation étendu lorsqu'il décide de déclarer l'état d'urgence et d'en définir le champ d'application territorial" (8). La principale garantie paraît alors résider dans l'intervention du Parlement au stade de la prorogation de l'état d'urgence, deux pouvoirs se trouvant de la sorte confrontés, et le Conseil constitutionnel étant susceptible de censurer les dispositions de la loi adoptée. Toutefois, outre qu'une telle concurrence n'est que de papier en période de concordance de l'exécutif et du législatif -ce qui est la norme, dans la Vème République, encore plus depuis que les durées des mandats du Président et des parlementaires coïncident-, cela laisse 12 jours pendant lesquels il n'y a précisément point de confrontation et tout ce qui va avec...

Les mesures concernées par l'état d'urgence étant, pour la plupart, calquées sur celles qui s'inscrivent dans le cadre des procédures pénales dérogatoires (9), surtout depuis la loi du 20 novembre 2015, ne serait-il pas opportun de coordonner également leurs champs d'application ? Autrement dit, ne faudrait-il pas autoriser ces mesures dans un cadre répressif strictement défini, comme c'est déjà le cas aujourd'hui (10) et, par exception mais par extension, dans un cadre préventif pareillement défini, lorsque l'atteinte grave à l'ordre public n'a pas cessé ou menace de se reproduire ? L'exemple du terrorisme s'avère, de ce point de vue, particulièrement congru : incriminé par le livre IV du Code pénal, relatif aux "crimes et délits contre la nation, l'Etat et la paix publique", sa poursuite, son instruction et son jugement font l'objet de procédures dérogatoires en vertu du livre IV du Code de procédure pénale. Ces procédures correspondent, pour partie, à celles qui peuvent être décidées dans le cadre de l'état d'urgence, dans le but, cette fois, de prévenir d'autres actes terroristes. Faire clairement du terrorisme et de quelques autres situations gravement attentatoires ou menaçantes pour l'ordre public permettrait sans doute de renforcer le caractère exceptionnel de l'état d'urgence.

Dans la même idée, malgré l'étonnante souplesse dont fait preuve le Conseil constitutionnel à cet égard (11), l'autorité judiciaire ne devrait-elle pas demeurer seule la gardienne de toutes les libertés quelles qu'elles soient et, en conséquence, disposer d'une compétence exclusive pour assurer le contrôle de tous les actes décidés dans le cadre de l'état d'urgence ? Tel n'est pas le choix qui a été fait par le législateur, qui a décidé que les mesures concernées seraient "soumises au contrôle du juge administratif dans les conditions fixées par le Code de justice administrative, notamment son livre V" (12).

Le caractère exceptionnel de l'état d'urgence postule ensuite sa limitation dans le temps et dans l'espace. C'est l'objet des articles 1 à 4 de la loi du 3 avril 1955.

Du point de vue du temps, il est effectivement précisé, par l'article 2, que "la prorogation de l'état d'urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi" puis, par l'article 3, que "la loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l'état d'urgence fixe sa durée définitive". La loi du 20 novembre 2015 proroge ainsi l'état d'urgence déclaré le 14 novembre 2015 pour une durée de trois mois à compter du 26 novembre.

La fixation de la durée de l'état d'urgence appartient donc au Parlement qui, en l'occurrence, a "accordé" au Président de la République ce qu'il avait demandé. Quelques voix -et pas des moindres : Robert Badinter et Henri Leclerc, par exemple- se sont pourtant élevées pour dévoiler le danger d'une exception qui se pérennise mais, dans le bruit et la fureur ambiantes, elles se sont avérées inaudibles. Il appartiendra peut-être au Conseil constitutionnel, s'il est saisi a posteriori, d'apprécier la juste mesure de cette durée. On doute cependant qu'il censure une loi adoptée dans un tel consensus.

Dans la loi du 20 novembre 2015, il a été précisé par ailleurs qu'il pouvait être mis fin à l'état d'urgence avant l'expiration de ce délai par décret en conseil des ministres. En ce cas, ajoute le texte, il en est rendu compte au Parlement. Dans un contexte de recours plus polémique à ce régime, en 2005-2006, Jacques Chirac avait mis fin à l'état d'urgence avant le temps qui lui avait été imparti par le Parlement -trois mois déjà-.

L'article 4 de la loi de 1955 ajoute que "la loi portant prorogation de l'état d'urgence est caduque à l'issue d'un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l'Assemblée nationale". L'état d'urgence apparaît assurément malvenu en cas de crise politique...

La fin de l'état d'urgence provoque bien évidemment la cessation immédiate des mesures prises dans ce cadre (13).

Du point de vue de l'espace, l'article 1er de la loi de 1955 dispose que "l'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d'outre-mer, des collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 (14) de la Constitution (N° Lexbase : L0906AHZ) et en Nouvelle-Calédonie". L'article 2 de la loi de 1955 ajoute que c'est le décret qui constate l'état d'urgence qui "détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur" puis il précise que, "dans la limite de ces circonscriptions, les zones où l'état d'urgence recevra application seront fixées par décret".

Etrangement, l'article 15 de la loi de 1955 a, malgré une redondance qui a survécu à son toilettage par la loi de 2015, été maintenu. Il affirme ainsi, de façon semble-t-il superfétatoire, que "la présente loi, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, est applicable sur l'ensemble du territoire de la République"...

Quoi qu'il en soit, la fixation du domaine de l'état d'urgence appartient donc à l'exécutif qui a la possibilité, de la sorte, d'adapter le régime applicable en fonction des besoins de chaque zone territoriale concernée. Le contrôle assuré par le Conseil d'Etat apparaît, sur ce point également, plutôt léger (15).

En application de ce qui précède, le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 a déclaré l'état d'urgence, à compter du 14 novembre 2015, "sur le territoire métropolitain et en Corse", emportant pour sa durée application du 1° de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui confère au ministre de l'Intérieur et aux préfets le pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit. Le décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015 a étendu l'état d'urgence et les mesures concernées, à compter du 19 novembre 2015, au territoire des collectivités de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de La Réunion, de Mayotte, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin.

Enfin, la loi du 20 novembre 2015 a ajouté un article 4-1 à la loi du 3 avril 1955 en vertu duquel "l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence" et "peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures".

II - Des mesures exceptionnelles

La loi du 3 avril 1955, telle que réformée par celle du 20 novembre 2015, comprend un certain nombre de mesures exceptionnelles placées sous le seul contrôle du juge administratif. Au sein de ce régime d'urgence, les mesures d'assignation à résidence et de perquisition dérogatoire doivent, du fait de leur caractère particulièrement exceptionnel, être traitées (A) séparément des autres mesures (B).

A - Les mesures d'assignation à résidence et de perquisition dérogatoire

- L'assignation à résidence est régie par l'article 6 de la loi commentée. Le premier alinéa de cet article prévoit que "le ministre de l'Intérieur peut prononcer l'assignation à résidence, dans le lieu qu'il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée [par décret] et à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics [...]". Il est ici à noter que la loi du 20 novembre 2015 a, suivant le souhait du Gouvernement (16), considérablement étendu le domaine subjectif de cette assignation, ne la limitant plus à la seule "personne [...] dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics". Le soupçon sérieux à l'endroit d'une personne suffit donc dorénavant à son assignation à résidence.

Cette assignation à résidence peut être renforcée par trois types de mesure. Tout d'abord, le deuxième alinéa de l'article 6 prévoit que la personne assignée à résidence "peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d'habitation déterminé par le ministre de l'Intérieur, pendant la plage horaire qu'il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures". Etant précisé dans ce même alinéa que, contrairement à certaines propositions émises au mépris de notre Constitution, cette assignation à résidence, serait-elle ainsi renforcée, ne pourra "en aucun cas [...] avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes" ainsi assignées.

Ensuite, le ministre de l'Intérieur peut, en outre, prescrire à l'assigné à résidence certaines mesures analogues à celles prévues en matière de contrôle judiciaire (17), à savoir : "l'obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, selon une fréquence qu'il détermine dans la limite de trois présentations par jour [...] la remise à ces services de son passeport ou de tout document justificatif de son identité ; [l'interdiction] de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes, nommément désignées, dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Enfin, le dernier alinéa de l'article 6, ajouté par la loi du 20 novembre 2015, prévoit un régime de placement sous surveillance électronique mobile de la personne assignée qui "a été condamnée à une peine privative de liberté pour un crime qualifié d'acte de terrorisme ou pour un délit recevant la même qualification puni de dix ans d'emprisonnement et a fini l'exécution de sa peine depuis moins de huit ans". La mise en oeuvre d'un tel régime, assurément le plus restrictif de la liberté d'aller et venir de la personne concernée, s'appuie donc, à l'instar notamment de la rétention de sûreté (18), sur une culpabilité juridictionnellement avérée de la personne concernée. Rendant au demeurant la personne localisable à distance sur l'ensemble du territoire national, le législateur a justement exclu sa soumission aux obligations de présentation périodique aux services de police ou de gendarmerie et de demeurer dans un lieu d'habitation déterminé.

- L'article 11 de la loi de 1955, substantiellement modifié par la loi de novembre 2015, donne pouvoir au ministre de l'Intérieur et au préfet d'ordonner des perquisitions dans les lieux pour lesquels il existe "des raisons sérieuses de penser" qu'ils sont fréquentés "par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Avant d'entrer dans le détail de ce régime dérogatoire de perquisition, il faut noter que son champ d'application subjectif est plus réduit que celui de l'assignation à résidence. En effet, sa mise en oeuvre requiert que le comportement "mena[çant] pour la sécurité et l'ordre publics" de la personne concernée soit avéré et non simplement suspecté comme en matière d'assignation, ce qui restreint nettement la portée de la disposition, si tant est cependant que l'autorité puis le juge administratifs s'en tiennent à la lettre de la disposition.

Une telle restriction du champ d'applicabilité de ces perquisitions pourrait néanmoins trouver une explication dans le caractère extrêmement dérogatoire -au droit commun de la procédure pénale (19)- de leur régime. Pour l'essentiel, la perquisition administrative étudiée emprunte effectivement son régime à la perquisition judiciaire la plus dérogatoire, à savoir celle exercée dans le cadre d'une enquête de flagrance pour une infraction de criminalité organisée (20). Comme elle, la perquisition étudiée peut concerner tout lieu, y compris un domicile, et ce, de jour comme de nuit. La seule limite à cette perquisition réside dans l'interdiction de la mener dans un lieu affecté à l'exercice d'un mandat parlementaire ou de certaines professions (avocats, magistrats et journalistes) ; limite découlant, semble-t-il, de sa nature administrative (21).

B - Les autres mesures

Outre ces deux principales, la loi de 1955 comprend un certain nombre de mesures préventives : les unes déjà connues, les autres issues de la loi de novembre 2015.

- Au titre des mesures classiques, l'article 5 de la loi prévoit, tout d'abord, que le préfet d'un département concerné par l'état d'urgence a le pouvoir : "1° d'interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté ; 2° d'instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ; 3° d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Il faut préciser que cette disposition d'origine de la loi de 1955 n'a subi aucune modification depuis lors.

L'article 8 de la loi confère ensuite au ministre de l'Intérieur et au préfet le pouvoir d'ordonner la "fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". Dans une même perspective, l'article, dans son second alinéa, prévoit que ces mêmes autorités peuvent interdire "à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre". Ces fermetures et interdictions ayant, dans le contexte actuel, pour but principal de protéger la population de nouvelles attaques terroristes.

La plus connue de ces mesures originelles de la loi de 1955 consiste enfin dans la possibilité, pour le ministre de l'Intérieur et le préfet, d'ordonner la remise "des armes et des munitions, détenues ou acquises légalement". Cette disposition, qui n'avait subi jusqu'ici aucune réforme, a juste fait l'objet d'une mise à jour en novembre 2015, notamment concernant les catégories d'armes visées.

- La loi de novembre 2015 ne s'est toutefois pas contentée de toiletter les dispositions, par hypothèse, surannées d'une loi sexagénaire ; elle y a ajouté deux mesures.

En premier lieu, l'article 6-1 de la loi permet aujourd'hui la dissolution "par décret en conseil des ministres [des] associations ou groupements de fait qui participent à la commission d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent". Cette dissolution, dont les effets ne cesseront exceptionnellement (22) pas à la fin de l'état d'urgence (23), est pénalement garantie dans la mesure où toute action (ou organisation) de maintien ou de reconstitution d'un groupe dissous sera réprimée dans les conditions prévues par le Code pénal en matière de dissolution des groupes de combat (24).

En second lieu, le II de l'article 11 de la loi dote le ministre de l'Intérieur d'un pouvoir d'"interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie". En sorte que cette autorité se voit reconnaître la possibilité, avant toute condamnation sur le fondement de l'article 421-2-5 du Code pénal (N° Lexbase : L8378I43) (25), de faire cesser tout acte de provocation ou d'apologie du terrorisme, dès lors qu'il résulte d'une activité en ligne.

Les mesures exceptionnelles de la loi de 1955 ainsi recensées, il convient d'apporter deux précisions concernant leur régime.

D'une part, à l'exception -déjà relevée- de la dissolution de groupements, "les mesures prises en application de la loi cessent d'avoir effet en même temps que prend fin l'état d'urgence". Toutefois, cette cessation d'effet n'empêche pas, à l'évidence, aux actes réalisés sous l'égide de la loi de 1955, de produire des effets au-delà de la période d'état d'urgence. On pense bien sûr ici aux mesures de perquisition qui pourront donner lieu à des poursuites judiciaires.

D'autre part, certaines des obligations découlant des mesures d'urgence sont pénalement garanties. Déjà la loi de 1955 prévoyait une répression pénale en cas d'irrespect des décisions prises dans son cadre. Cela étant, cette répression était à la fois uniforme, puisqu'elle ne prévoyait aucune gradation répressive en considération de l'importance de l'obligation violée, et relativement clémente, les peines prévues consistant dans un emprisonnement allant de huit jours à deux mois et une amende allant de 11 à 3750 euros. La loi du 20 novembre 2015 rompt aussi bien avec l'uniformité de la répression qu'avec sa clémence.

En effet, l'article 13 de la loi relative à l'état d'urgence prévoit dorénavant trois seuils de peine, tous plus sévères que la précédente version :

- six mois d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende en cas d'irrespect des interdictions préfectorales de l'article 5, des fermetures d'établissements et des interdictions de réunion de l'article 8 et de l'ordre de remise d'armes de l'article 9 ;

- un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende en cas d'infraction aux modalités de renforcement de l'assignation à résidence : assignation au lieu d'habitation, obligation de présentation périodique aux services de police, remise du passeport, placement sous surveillance électronique mobile (loi n° 2015-1501, art. 6, 2ème et 5 derniers al.) (6) ;

- trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende en cas d'infraction à la mesure même d'assignation à résidence (loi n° 2015-1501, art. 6, al. 1er).

Dans le sens de la sévérité de cette répression, il faut également remarquer que les peines prévues dans les deux derniers cas sont susceptibles de se cumuler dans l'hypothèse d'une mesure d'assignation à résidence renforcée. Il suffit, pour s'en convaincre, de prendre l'exemple d'une personne violant son assignation à résidence, en quittant le secteur d'assignation, à une heure où elle était, en outre, astreinte à demeurer dans le lieu d'habitation déterminé par l'autorité administrative. Dans cette hypothèse, commettant deux faits infractionnels tout à fait distincts, la personne se trouvera en situation de concours réel d'infractions justifiant un cumul répressif.

Somme toute, l'étude de ces mesures exceptionnelles laisse apparaître leur caractère manifestement attentatoire à certains droits et libertés constitutionnellement et conventionnellement garantis. Il n'en demeure pas moins que le législateur a fait le choix de les soumettre au seul contrôle du juge administratif, ce qui appelle quelques brefs et conclusifs commentaires.

Rappelons, au préalable, que l'article 66 de la Constitution (N° Lexbase : L0895AHM) fait de l'autorité judiciaire la gardienne de la "liberté individuelle", ceci impliquant que toute atteinte à ladite liberté doit se réaliser sous l'autorité et le contrôle d'un magistrat de l'ordre judiciaire, qu'il appartienne au parquet ou au siège. Est-ce à dire que l'article 14-1 de la loi de 1955, prévoyant la compétence exclusive du juge administratif, violerait l'article 66 de la Constitution (26) ? Tout dépend, en réalité, de la conception que l'on développe de la "liberté individuelle".

Suivant une approche large, cette notion comprendrait droit à la sûreté, liberté d'aller et venir, droit au respect de sa vie privée, principe d'inviolabilité de son domicile, etc.. Selon une conception plus stricte, la "liberté individuelle" ne serait en cause qu'en cas de privation de liberté.

Or, cette dernière approche est celle expressément retenue par le Conseil constitutionnel depuis une décision du 16 juin 1999 (27). De sorte que l'attribution de la compétence matérielle au seul juge administratif ne contrevient a priori aucunement à l'article 66 de la Constitution, étant entendu que la loi de 1955 porte des atteintes importantes à un certain nombre de droits et libertés (liberté d'aller et venir et principe d'inviolabilité du domicile pour l'essentiel) sans jamais que la "liberté individuelle", au sens strict du terme, ne soit directement mise en cause.

Cela étant, si l'on peut ainsi raisonnablement augurer que le Conseil ne trouvera jamais rien à redire (28) concernant cette compétence exclusive du juge administratif, il faut néanmoins reconnaître qu'il a, nonobstant l'approche retenue en 1999, justifié parfois certaines atteintes graves aux droits et libertés autres que la liberté individuelle précisément par l'intervention d'une autorité judiciaire, voire d'un juge du siège. Tel fut le cas dans sa décision du 2 mars 2004 relative au texte de la future loi "Perben II" (N° Lexbase : L1768DP8) (29) au sein de laquelle il a effectivement fait de l'intervention de l'autorité judiciaire, pourtant gardienne de la seule "liberté individuelle", l'un des gages de constitutionnalité des perquisitions de nuit (30), des écoutes téléphoniques (31) ou encore des sonorisations et fixations d'images de certains lieux ou véhicules (32). Autant de mesures ne portant atteinte qu'au seul principe d'inviolabilité du domicile et/ou au droit au respect de sa vie privée.

Est-ce à dire que le Conseil réitérera une telle position s'agissant de la loi de 1955 ? Il faudra, pour cela, certainement que cesse l'état d'urgence, d'un point de vue tant juridique que sociétal.


(1) Loi du 3 avril 1955, art. 2 in fine et 3.
(2) Le second n'a jamais été mis en oeuvre durant la Vème République, le premier ne l'ayant été qu'une seule fois, à la suite d'ailleurs d'un état d'urgence : c'était en 1961, après la tentative de putsch des généraux à Alger.
(3) V. Cons. const., décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, cons. n° 4 (N° Lexbase : A8109ACC) : "considérant que, si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l'état de siège, elle n'a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence pour concilier, comme il vient d'être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l'ordre public ; qu'ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 n'a pas eu pour effet d'abroger la loi du 3 avril 1955, relative à l'état d'urgence, qui, d'ailleurs, a été modifiée sous son empire". V. aussi CE référé, 21 novembre 2005, n° 287217 (N° Lexbase : A7382DLY).
(4) Ex. : ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 ; ordonnance n° 2009-536 du 14 mai 2009, portant diverses dispositions d'adaptation du droit outre-mer (N° Lexbase : L1670IEL) ; loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes (N° Lexbase : L0618AIQ) ; loi n° 2011-525, 17 mai 2011, de simplification et d'amélioration de la qualité du droit (N° Lexbase : L2893IQ9) ; loi n° 2013-403, 17 mai 2013, relative à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral (N° Lexbase : L7927IWI).
(5) CE référé, 21 novembre 2005, n° 287217, préc., note 3.
(6) CE référé, 14 novembre 2005, n° 286835 (N° Lexbase : A6389DL9).
(7) L'ordonnance n° 60-732 du 15 avril 1960 a effectivement modifié l'article 2 de la loi de 1955 à cette fin.
(8) CE référé, 14 novembre 2005, n° 286835, préc., note 6.
(9) V. II.
(10) V. livre IV du Code de procédure pénale, spéc., titres XV à XIX.
(11) V. encore dernièrement, à propos de la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015, relative au renseignement (N° Lexbase : L9309KBE), Cons. const., 23 juillet 2015, décision n° 2015-713 DC, cons. 16 à 22 (N° Lexbase : A9642NM3).
(12) Loi n° 55-385 du 3 avril 1955, nouvel art. 14-1. Sans grande surprise, les premières décisions rendues ne s'avèrent pas très exigeantes à l'endroit d'une mise en oeuvre pas toujours très nuancée, par les autorités compétentes, des mesures autorisées par l'état d'urgence...
(13) Loi n° 55-385 du 3 avril 1955, art. 14.
(14) V. à cet égard, Const., art. 72-3 (N° Lexbase : L1342A9L) : "la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint -Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis et Futuna et la Polynésie française sont régis par l'article 73 (N° Lexbase : L0905AHY) pour les départements et les régions d'outre-mer et pour les collectivités territoriales créées en application du dernier alinéa de l'article 73, et par l'article 74 (N° Lexbase : L0906AHZ) pour les autres collectivités".
(15) CE référé, 14 novembre 2005, n° 286835, préc. note 6. V. plus haut.
(16) Cf. exposé des motifs du projet de loi prorogeant l'application de la loi du 3 avril 1955, relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions.
(17) C. proc. pén., art. 138 (N° Lexbase : L9534I3I).
(18) C. proc. pén., art. 706-53-13 (N° Lexbase : L7444IGS) et s..
(19) C. proc. pén., art. 56 (N° Lexbase : L3895IRP) et s. (enquête de flagrance) et 76 (N° Lexbase : L7225IMK) du même code (enquête préliminaire).
(20) C. proc. pén., art. 706-89 (N° Lexbase : L2785KGA).
(21) De telles perquisitions pouvant être menées dans un cadre judiciaire, il est vrai, sous condition (v. par ex., pour les avocats, C. proc. pén., art. 56-1).
(22) Le principe, contenu dans l'art. 14 de la loi de 1955, est que "les mesures prises en [son] application [...] cessent [...] d'avoir effet en même temps que prend fin l'état d'urgence".
(23) Loi du 3 avril 1955, art. 6-1, al. 3.
(24) Loi du 3 avril 1955, art. 6-1, al. 3, renvoyant ainsi aux articles 431-15 (N° Lexbase : L1994AMS) et 431-17 (N° Lexbase : L1950AM8) à 431-21 du Code pénal.
(25) Issu de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 (N° Lexbase : L8220I49) et incriminant les délits de provocations et d'apologie du terrorisme.
(26) Etant précisé que la loi du 20 novembre 2015 n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel afin qu'il procède à un contrôle a priori de constitutionnalité.
(27) C. const., décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999, cons., 20 (N° Lexbase : A8780AC8).
(28) A l'occasion d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité, permises par l'absence de saisine a priori du Conseil.
(29) Cons. const., décision n° 2004-492, du 2 mars 2004 (N° Lexbase : A3770DBA).
(30) Idem, cons. 46.
(31) Idem, cons. 59.
(32) Idem, cons. 64.

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