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N9397BUL
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par François Stifani, Avocat au barreau de Grasse, Pierre Mangiapane, juriste en droit public et Philippe Létienne, juriste et doctorant en droit privé
le 15 Octobre 2015
I - Des délais de grâce affaiblissant les créanciers publics
L'arrêt fondateur (Cass. com. 16 juin 1998 n° 96-15.525, publié N° Lexbase : A5462ACB) semble avoir gravé dans la roche la méthodologie d'interprétation du renvoi au Code civil dont les vicissitudes des réformes successives n'ont que partiellement érodé les reliefs du dispositif. La Haute juridiction avait retenu que "ce texte spécial [i.e. l'article 36 de la loi du 1er mars 1984], dont le domaine couvre sans distinction toutes les créances non incluses dans l'accord, déroge à la loi générale qui exclut l'octroi de délai de grâce pour certaines créances, notamment fiscales".
A telle enseigne que dans une réponse ministérielle du 25 février 1999, le ministre du Budget avait pris acte de cette jurisprudence et indiquait : "des instructions ont été données aux receveurs des impôts afin que ceux-ci s'abstiennent désormais d'exercer un recours de principe contre les ordonnances qui leur imposeraient des délais de paiement en application du texte précité (art. 36 de la loi n° 84-148 du 1er mars 1984)" (QE n° 12703 de M. Rémi Herment, JO Sénat 10 décembre 1998 p. 3914, réponse publ. 25 février 1999 p. 602, 11ème législature N° Lexbase : L5095KLB).
Cet article 36, devenu l'article L. 611-7, alinéa 5, du Code de commerce (N° Lexbase : L8101IZ3) prend appui sur deux adages latins pour assurer sa stabilité jurisprudentielle. D'une part, il s'agit d'un texte spécial qui déroge à la loi générale, par application de l'adage specialia generalibus derogant (ce qui est spécial déroge à ce qui est général). D'autre part, le principe ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus (où la loi ne distingue pas il ne faut pas distinguer) permet de ne pas opérer de distinction entre les créanciers susceptibles de se voir opposer des délais de grâce. Fort de ce diptyque, l'affaiblissement des créanciers publics trouve sa justification dans la ratio legis des articles du Code de commerce et du Code civil, lesquels ne renvoient pas aux mêmes réalités. La démonstration du Professeur Macorig-Venier prend tout son sens, car elle expliquait avec pertinence que le domaine des délais de grâce est donné par le Code de commerce, alors que leur régime découle du renvoi aux dispositions de l'article 1244-1 du Code civil (F. Macorig-Venier, RTDCom., 1998, p. 918).
Nous en voulons pour preuve la modification du statut des coobligés du débiteur en difficulté qui peuvent dorénavant se prévaloir des délais accordés au débiteur en application du Code de commerce, alors qu'ils étaient autrefois abandonnés au régime de droit commun de l'article 1244-1 du Code civil (ordonnance n° 2014-326 du 12 mars 2014, art. 9 N° Lexbase : L7194IZH, modifiant ainsi C. com., art. 611-10-2 N° Lexbase : L7274IZG). L'équilibre qui en ressort est salvateur, car "pour être efficace" la solution "doit concerner tous les créanciers susceptibles de participer à la négociation" (cf. Règlement amiable : le Trésor est soumis aux délais de l'article 1244-1 du Code civil, F. Derrida, D., 1997, 28) et "bien que l'octroi de délais de paiement dépende de l'appréciation souveraine des juges du fond, ceux-ci sont néanmoins tenus de motiver leur décision" (QE n° 12703, préc.).
Eu égard à leur nature qui est différente, les délais de grâce accordés dans une procédure de conciliation ne doivent pas être limités par la jurisprudence propre aux délais de grâce de droit commun (C. civ., art. 1244-1). Les effets sur les créanciers publics trouvent ainsi une justification. En effet, il nous semble que le fragile équilibre qui doit guider la négociation amiable nécessite qu'aucune différenciation entre les créanciers ne le rompe. Sans compter que si la logique publiciste est, par principe, irréductible à la logique privatiste, il est parfois nécessaire de faire prévaloir l'objectif de viabilisation de l'entreprise en difficultés en permettant l'octroi de délais de grâce en matière de créances publiques tant la part des créanciers fiscaux (CA Paris, 14ème ch., sect. B, 10 mars 2000 n° 1999/21958) et sociaux (CA Douai, 2ème ch., 25 juillet 2000 n° 2000/03141 N° Lexbase : A5061DHW) peut être significative. C'est d'ailleurs ce qui ressort des efforts du législateur avec la loi du 17 février 2009 (loi n° 2009-179, art. 20 N° Lexbase : L9450ICY) qui est venue étendre aux créanciers publics la faculté d'accorder des remises de dettes au débiteur en difficulté, affirmant ainsi sa volonté d'assimiler autant que possible les créanciers fiscaux et sociaux aux autres créanciers.
Bien que les délais de grâce ébranlent les créanciers publics, le contrepoids d'un tel déséquilibre vient louablement au bénéfice des débiteurs privés.
II - Des délais de grâce renforçant les débiteurs privés
La loi de sauvegarde des entreprises (loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5150HGT) a modifié la procédure originelle qui devient la procédure de conciliation avec un champ d'application plus large. Cette procédure de conciliation est séparée en deux phases auxquelles les ordonnances du 18 décembre 2008 (ordonnance n° 2008-1345 N° Lexbase : L2777ICT) et du 12 mars 2014 ont donné un régime distinct.
Durant la phase de conciliation antérieure à l'accord amiable, il y a tout lieu de considérer que le président du tribunal ayant ouvert la procédure de conciliation a le pouvoir d'imposer des délais de grâce aux créanciers publics au bénéfice du débiteur privé.
En revanche, durant la phase d'exécution de l'accord, les créanciers publics ne peuvent plus se voir opposer des délais de paiements dans la mesure où le nouvel article L. 611-10-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L7273IZE, ordonnance n° 2014-326 du 12 mars 2014, art. 8) dispose que : "les dispositions du présent alinéa ne sont pas applicables aux créanciers mentionnés au troisième alinéa de l'article L. 611-7". A contrario, si le législateur n'a pas pris la peine d'exclure les créanciers publics du champ des délais de grâce accordés en période de conciliation il n'y a aucune raison de ne pas les soumettre aux dispositions de l'article L. 611-7, alinéa 5, du Code de commerce, étant précisé, que la mise en demeure ou les poursuites d'un créancier sont un préalable pour obtenir des délais de paiement (T. com. Nantes, ord. président, 22 avril 2014, n° 2014004629).
Sur la date de survenance de la mise en demeure, la jurisprudence était pendant longtemps contradictoire.
Si pour la cour d'appel de Pau, "l'avant-dernier alinéa de l'article L 611-7 du code de commerce n'était pas applicable, la poursuite du créancier étant antérieure à l'ouverture de la procédure de conciliation" (CA Pau, 2ème ch., 17 janvier 2008, n° 06/03873 N° Lexbase : A3306ECG), la cour d'appel de Versailles allait en sens contraire : "considérant que le fait que les poursuites aient été introduites les 23 et 24 janvier 2006, donc antérieurement au jugement d'ouverture de la procédure de conciliation en date du 7 février 2006, est sans influence sur le droit de la SARL [...] de bénéficier du sursis de l'article" (CA Versailles, 19 octobre 2006, n° 06/01788).
La réécriture de l'alinéa 5 de l'article L. 611-7 du Code de commerce éteint toute tergiversation avec les mentions : "le débiteur mis en demeure ou poursuivi". La date d'engagement des poursuites est indifférente.
Précision importante, au-delà de l'applicabilité de l'article L. 611-7, alinéa 5, du Code de commerce, en cas "de poursuites tant avant qu'après l'ouverture de la procédure de conciliation", le débiteur qui "ne justifie aucunement de sa situation comptable actuelle ni des difficultés financières alléguées" voit sa demande de délais rejetée (CA Aix-en-Provence, 26 février 2015, n° 14/05046 N° Lexbase : A2452NCS).
En conséquence, le président du tribunal statuant en la forme des référés, et après avis du conciliateur, peut imposer des délais de paiement aux créanciers publics si leur action est de nature à compromettre la conclusion de l'accord. Aussi, "les ordonnances prises en la forme des référés ont autorité de la chose jugée" (CA Aix-en-Provence, 5 juin 2014, n° 12/06760 N° Lexbase : A5452MRD).
L'impact de l'accord est visible durant la phase exécutoire mais prend sa source durant la phase préparatoire. On saluera le caractère louable de l'orientation entreprise quand bien même le législateur ne distingue pas entre les différents créanciers. Mais en définitive, avait-il véritablement besoin d'opérer une telle distinction ?
L'article L. 611-7, alinéa 5, du Code de commerce semble se suffire à lui-même, d'autant que les renvois aux dispositions de l'article 1244-1 du Code civil ne sont pas rares (tel est le cas de l'article R. 121-1 du Code des procédures civiles d'exécution N° Lexbase : L2145ITM en application duquel le juge de l'exécution peut accorder des délais de grâce par référence au Code civil).
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