Réf. : Cass. com., 31 mars 2015, n° 13-19.432, F-D (N° Lexbase : A0990NGR)
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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR (CRJFC, EA 3225), UFR SJEPG (Université de Franche-Comté)
le 23 Avril 2015
Après avoir relevé que le comportement des gérantes constitue une faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales (I), la cour d'appel confirme le jugement entrepris les ayant condamnées solidairement en application de l'article 1850 du Code civil (III), en raison du préjudice personnel subi par l'associé (II). Par un arrêt du 31 mars 2015, la Cour de cassation rejette leur pourvoi considérant que la cour d'appel a légalement justifié sa décision.
I - L'exigence d'une faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales
La responsabilité personnelle du dirigeant de société a été sensiblement précisée par la jurisprudence depuis une quinzaine d'années. Dans un premier temps, la Cour de cassation exigeait une faute formellement ou matériellement dégagée des fonctions et commise pour des mobiles personnels par le dirigeant (3). Puis les critères de la faute séparable ont été précisés, ou plus exactement le caractère de la faute détachable a été remis en cause exigeant une faute d'une particulière gravité et incompatible avec les fonctions sociales (4). Par conséquent, deux critères doivent être cumulés pour que la responsabilité personnelle du gérant soit mise en cause :
- le caractère intentionnel de la faute ;
- la particulière gravité de la faute.
Dans l'arrêt rapporté, la Cour de cassation retient que les juges d'appel ont bien caractérisé ces deux éléments.
En l'espèce, la cour d'appel avait relevé que les gérantes ont vendu quatre lots à une société dirigée par l'une d'entre elles, qui les a ensuite revendus soit aux gérantes, soit à des membres de leurs familles à des conditions avantageuses (c'est-à-dire à un prix moindre que le prix du marché), alors que la société propriétaire n'avait pas remboursé le crédit-vendeur dont elle avait bénéficié et que les gérantes ont refusé d'inscrire le privilège du vendeur ou à agir en résolution. En outre, dans le cadre du protocole du 2 mai 1996, les gérantes ont accepté que les abandons de créances financés par les SCI ne profitent pas à ces dernières, mais à l'une des gérantes à titre personnel. Les juges d'appel ont ainsi considéré qu'un tel comportement résultait d'une démarche volontaire et intentionnelle de la part des deux gérantes.
De plus, ces faits constituent des fautes d'une particulière gravité, car la vente des appartements à des conditions financières désavantageuses pour les SCI sans prise de garantie n'est pas un acte normal, et ce d'autant plus que leur crédit-vendeur n'avait pas encore été remboursé. Enfin, le fait que les fonds ne soient pas déposés afin d'apurer la situation financière des sociétés permet aux magistrats de considérer que les gérants ont commis intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec les fonctions sociales. Reste alors à démonter que l'associé a subi un préjudice personnel du fait de cette faute.
II - L'exigence d'un préjudice personnel de l'associé
Les conditions de mise en cause de la responsabilité des dirigeants de société sont modifiées après l'ouverture d'une procédure collective à l'encontre de la personne morale.
En l'espèce, l'action récursoire de l'associé (5) qui avait été contraint d'exécuter son engagement de caution en garantie des prêts bancaires accordés aux sociétés civiles a été paralysée d'effets par la cessation des paiements des deux SCI. En effet, le tribunal, par jugement du 17 mai 2004, les avait condamnées à payer respectivement 240 107 euros et 102 903 euros à l'associé-caution. Or, s'agissant d'une créance dont le fait générateur est antérieur au jugement d'ouverture de la procédure collective, prononcé le 7 juillet 2005, elles sont soumises à la discipline collective des créanciers. Par conséquent, l'associé créancier a dû les déclarer au passif de chaque liquidation judiciaire. Elles ont été admises respectivement à hauteur de 104 903 euros et 338 575 euros. En outre, ces procédures ayant été clôturées pour insuffisance d'actif, il est très vraisemblable que l'associé n'ait rien perçu dans le cadre de la répartition des actifs, n'étant pas un créancier privilégié. Dans ces conditions, il importe peu d'être riche de créances définitivement admises, dès lors qu'elles n'ont ni le son, ni l'odeur de l'argent, mais qu'elles se limitent à un droit personnel entre une personne morale en cours de disparition (6) et un associé qui a réglé une partie des dettes bancaires de ces dernières.
Afin de réparer son préjudice, la seule voie possible pour l'associé est d'agir en responsabilité civile contre les gérantes des deux sociétés débitrices. Or, le droit des entreprises en difficulté modifie les conditions de mise en oeuvre de cette action. Il faut que l'associé justifie avoir un préjudice distinct de celui des créanciers de la personne morale débitrice (7). En effet, le mandataire judiciaire a pour mission d'assurer la défense de l'intérêt collectif des créanciers. Par conséquent, il ne peut agir pour assurer celle de l'intérêt individuel de l'un d'entre eux. L'associé caution entre dans cette catégorie à condition de démontrer l'existence d'un préjudice personnel, distinct de l'intérêt collectif des créanciers de la procédure collective. En l'espèce, il semble que cette condition ait été considérée comme remplie par les juges du fond, dès lors que l'associé ait été volontairement écarté du protocole transactionnel conclu avec la banque le 2 mai 1996. L'arrêt de la cour d'appel ne le mentionne pas formellement, ce que l'on ne peut que regretter. En outre, la Cour de cassation n'ayant pas été saisie de cette question, l'arrêt du 31 mars 2015 n'est d'aucun secours.
III - L'étendue de la responsabilité des gérantes
D'une part, en application des règles de droit commun de la responsabilité civile, les gérantes doivent réparer intégralement le préjudice subi par l'associé dès lors que leur responsabilité a été reconnue par les juges. Tel est bien le cas, en l'espèce. En effet, les gérants critiquaient les premiers juges d'avoir statuer ultra petita en retenant une somme dont le montant avait été communiqué par la banque en cours d'instance. Or, la cour d'appel a relevé qu'en définitive, la somme allouée en réparation, conformément à la quittance fournie par la banque, était inférieure à celle réclamée par l'associé dans ses écritures. Par conséquent, la critique formulée n'était pas justifiée. Les juges du fond ont ordonné la réparation de la totalité du préjudice, et seulement le montant du préjudice. Pour cette raison, ils ont pu valablement tenir compte d'une information fournie au cours de la procédure afin de déterminer le montant exact du préjudice subi par l'associé.
D'autre part, l'article 1850, alinéa 2, du Code civil dispose que "si plusieurs gérants ont participés aux faits, leur responsabilité est solidaire à l'égard" de l'associé. En l'espèce, il est établi que les deux gérantes ont participé aux faits qualifiés de faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice des fonctions sociales. Par ailleurs, à défaut de précision dans la décision de condamnation, la répartition de la dette est faite de manière égalitaire entre les deux gérantes. En effet, selon une jurisprudence très ancienne (8), l'article 1850 permet au tribunal de déterminer la part contributive de chaque gérant dans la réparation du dommage (8). Au final, les gérantes ont eu un même comportement frauduleux et contribueront de la même façon à la réparation du dommage qu'elles ont causé !
(1) Par la suite, le demandeur s'est désisté de son action à l'encontre du troisième associé-gérant.
(2) CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 16 avril 2013, n° 12/00987 (N° Lexbase : A2272KC7).
(3) Cass. com., 28 avril 1998, n° 96-10.253 (N° Lexbase : A2601ACC), Dr. sociétés, 1998, comm. 115, obs. D. Vidal, Rev. sociétés, 1998, p. 767, note B. Saintourens.
(4) Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1619B9T), Dr. sociétés, 2003, comm. 148, note J. Monnet ; JCP éd. E, 2003, 1203, obs. J.-J.Caussin, Fl. Deboissy et G. Wicker. J.-F. Barbièri, Responsabilité de la personne morale ou responsabilité des dirigeants ? La responsabilité personnelle à la dérive, Mel. J. Guyon, Dalloz, 2003, p. 41.
(5) N. Martial-Braz, Les recours de la caution au coeur de la tempête !, D., 2013, p. 935.
(6) Le prononcé de la liquidation judiciaire entraînant la dissolution de plein droit de la société, sous l'empire de la version applicable aux faits de l'espèce de l'article 1844-7, 7° du Code civil (N° Lexbase : L3736HBY). Depuis l'ordonnance du 12 mars 2014 (ordonnance n° 2014-326, portant réforme de la prévention des difficultés des entreprises et des procédures collectives N° Lexbase : L7194IZH), l'article 1844-7 du Code civil (N° Lexbase : L7356IZH) prévoit que seule la clôture pour insuffisance d'actif entraîne la dissolution de la société.
(7) Ass. plén., 9 juillet 1993, n° 89-19.211, publié (N° Lexbase : A4199AGM), Bull. Ass. plén., n° 13, D., 1993, p. 469, note F. Derrida, concl. Jeol et rapport Dumas ; Rev. proc. coll., 1993, p ; 135, obs. Y. Chaput ; JCP éd. E, 1993, I, 298, obs. M. Cabrillac.
(8) Cass. civ., 14 février 1898, DP, 1900, I, p. 73 ; Cass. com., 5 juillet 1967, n° 62-12.918 (N° Lexbase : A8447AX7), Gaz. Pal., 1967, 2, p. 213.
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