Lexbase Fiscal n°608 du 9 avril 2015 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Le contenu d'un agrément peut être remis en question par la société qui en a bénéficié dans le cadre d'une fusion

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 4 février 2015, n° 365269, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1418NB7)

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N6822BU9

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par Vincent Dussart, Professeur de droit public à l'Université Toulouse 1 Capitole et Responsable du Master 2 droit fiscal de l'entreprise

le 09 Avril 2015

L'arrêt du Conseil d'Etat du 4 février 2015 apporte une intéressante précision sur la question des agréments accordés au titre de l'article 209 II du CGI (N° Lexbase : L1413IZD) et relatifs à la déduction des déficits dans le cadre d'opérations de fusion. Le 23 décembre 2003, la société requérante a absorbé (sous le régime de faveur de l'article 210 A du CGI N° Lexbase : L9521ITS) une autre société avec effet rétroactif au 1er janvier 2003. Le 18 décembre 2003 la société requérante a déposé une demande d'agrément pour intégrer le déficit encore à la charge de la société absorbée. L'administration fiscale lui a accordé cet agrément le 8 août 2005 en application de l'article 209 II du CGI dans sa rédaction applicable aux faits. Ce dernier autorisait cette société à déduire 14 301 euros au titre des déficits antérieurement subis par la société absorbée. Cependant, la société requérante a déduit un montant de 425 356 euros au titre du déficit qu'elle prétend réellement constaté de la société absorbée.

La société requérante a fait l'objet d'une vérification de comptabilité. L'administration fiscale a réintégré dans le résultat imposable de la société requérante qui, entre temps, a été reprise, le montant du déficit ajouté à celui dont la déduction avait été autorisée par l'agrément. Cette rectification a donc eu pour effet de mettre à la charge de la société requérante un complément d'impôt sur les sociétés et de contribution sur les bénéfices ainsi que des pénalités.

La société a donc engagé une procédure contentieuse pour obtenir la décharge des droits supplémentaires mis à sa charge. Le tribunal administratif (1) puis la cour administrative d'appel de Paris (2) ont rejeté la requête de la société requérante. Dans ces deux décisions, le juge administratif a considéré que les dispositions du II de l'article 209 du CGI, dans leur rédaction applicable aux impositions en litige, faisaient obstacle à ce que la société puisse demander, dans sa réclamation, le droit de déduire de son résultat imposable un déficit supérieur à celui mentionné dans la décision d'agrément. Il apparaît donc que les juges du fond ont considéré que l'agrément accordé le 8 août 2005 était donc, en quelque sorte, "indépassable" ! La question posée au juge de cassation était subséquemment de savoir si la société requérante avait pu légitimement déduire une somme considérablement plus importante que celle mentionnée par l'agrément. Il convient donc de rappeler ici le régime des agréments de l'article 209 II du CGI (I) avant d'évoquer l'interprétation souple de l'article 209 II contenue dans cette décision (II).

I - Les agréments de l'article 209 II du CGI

La fusion de sociétés entraine normalement la perte du droit au report des déficits subis par la société absorbée. En effet, ce type d'opération a pour conséquence une cessation totale d'entreprise. Le régime des fusions (3) peut obéir à deux régimes fiscaux différents : le régime de droit commun et le régime dit de faveur institué à l'article 210 A du CGI. La question posée dans l'arrêt du Conseil d'Etat du 4 février 2015 est celle du traitement des déficits dans le cadre des agréments de transfert prévus à l'article 209 II du CGI dans sa rédaction issue de l'article 85 de la loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001, de finances pour 2002 (N° Lexbase : L1042AWI). Cet article prévoit que les déficits des sociétés absorbées ou apporteuses peuvent être transférés aux sociétés absorbantes ou bénéficiaires des apports dans le cadre d'une procédure d'agrément préalable prévue à l'article 1649 nonies du CGI (N° Lexbase : L0668IH9).

L'article 209 II du CGI prévoyait, dans sa rédaction applicable à l'arrêt, que cet agrément pouvait être délivré sous plusieurs conditions :

- la fusion doit s'opérer sous le régime de faveur de l'article 210 A du CGI ;

- les agréments ne peuvent être délivrés qu'à la condition que l'opération de fusion ait un but économique et non fiscal. La fusion ne doit donc pas permettre le transfert de déficit des sociétés absorbées dans le seul ou principal but de réduction du bénéfice des sociétés absorbantes. L'administration a, d'ailleurs, toujours précisé dans sa doctrine que "la notion de motivation principale de fraude ou d'évasion fiscale de l'opération revêt un caractère plus étendu que celui de motivation exclusivement fiscale dégagée par la jurisprudence pour l'application des dispositions de l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L4668ICU) (4)" ;

- l'activité à l'origine des déficits doit être poursuivie par la société absorbante pendant trois ans au moins. Dans cette période, "l'activité ne doit pas faire l'objet de changement significatif, notamment en termes de clientèle, d'emploi, de moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité (5)". L'administration a précisé que la notion de "maintien de l'activité" de la société absorbée ne devait pas être confondue avec celle "d'identité d'activité" telle qu'elle a pu être définie à l'article 221-5 du CGI (N° Lexbase : L9906IWS), celle-ci pouvant faire obstacle le cas échéant à l'imputation des déficits propres de la société absorbante. La poursuite de l'activité de la société absorbée suppose donc obligatoirement que la société absorbante n'y apporte pas de changement profond de nature à caractériser une perte d'identité de l'activité reprise. Cette condition doit donc s'apprécier "en fonction de critères objectifs fondés sur la nature et l'importance des éléments repris, dans le contexte économique propre de l'opération (lieux d'exploitation, actifs mis en oeuvre, produits fabriqués ou services rendus, effectifs maintenus, zones géographiques desservies, clientèle, etc.) (6)" ;

- les déficits transférables sont limités en valeur à la valeur brute des éléments de l'actif immobilisé de la société absorbée affectés à l'exploitation, hors immobilisations financières ou à la valeur d'apport de ces mêmes éléments. Le montant des déficits transférés ne doit pas excéder la plus élevée de ces deux valeurs.

Il apparaît dans l'affaire jugée que la société requérante remplissait les conditions d'octroi de l'agrément pour reprendre le déficit de la société absorbée. Ce déficit avait été estimé au moment de la demande d'agrément le 18 décembre 2003 à 14 301 euros et ce avant la décision de fusion en date du 23 décembre 2003.

Il apparaît que la société requérante n'avait pas pris en compte à ce moment-là un certain nombre d'erreurs comme le rappelle le Rapporteur public dans ses conclusions. Environ 530 000 euros de charges et 130 000 euros de produits n'avaient pas été comptabilisés au titre des exercices 2001 et 2002.

Pour justifier l'imputation de près de 400 000 euros de déficits issus des résultats de la société absorbante, cette dernière a d'abord argué du fait que les erreurs ne pouvaient être connues à la date d'effet de la fusion et de la période intercalaire. Cet argument rentre dans l'utilisation de la théorie dite du prix d'acquisition (7). Une société absorbante est tenue de prendre en charge l'intégralité du passif transmis par l'absorbée. Ce passif doit être connu au moment de la fusion. La cour administrative d'appel a constaté que la société requérante n'avait pu démontrer qu'elle ignorait le montant des charges et des produits omis. Les charges litigieuses avaient, de plus, été inscrites au compte 672 000 "charges sur exercices antérieurs" lors de la période intercalaire. Dès lors, elles ne pouvaient être raisonnablement inconnues de la société absorbante. La cour administrative d'appel a donc pu légitimement juger que les charges décelées faisaient, en théorie, partie du prix d'acquisition.

Il apparaît que la société requérante n'a pas opérée de réclamation, dans le délai légal, pour demander la rectification des erreurs comptables. En effet, sa réclamation n'est intervenue que le 8 février 2007 ce qui signifie que les exercices de constitution des charges omises étaient prescrits. En effet, la société aurait dû introduire une réclamation dans le délai expirant au 31 décembre de la deuxième année suivant le paiement ou l'établissement de l'impôt sur les sociétés. La vérification de comptabilité et la procédure de rectification qui l'a suivi ne visaient que les exercices 2003 et 2004. Dès lors, comme le rappelle Frédéric Aladjidi dans ses conclusions, il n'y avait pas de possibilité de compensation sur des exercices antérieurs prescrits. Cet argument de la prescription aurait pu être utilisé, comme le constate ce dernier, à l'encontre de l'argument tiré de l'augmentation de l'agrément accordé par l'administration fiscale.

II - Une interprétation souple de l'article 209 II

Après avoir méthodiquement combattu les premiers arguments de la société requérante, le Rapporteur public a proposé au Conseil d'Etat une "interprétation souple (8)" de l'article 209 II du CGI. Paradoxalement, si la société a obtenu gain de cause sur le principe de l'augmentation du déficit agréé, elle ne pourra probablement pas gagner sur le fond à la suite du renvoi devant la cour administrative d'appel de Paris opéré par le Conseil d'Etat.

Entre 2002 et 2012, il apparaît que le régime des agréments de l'article 209 II du CGI n'a cessé de s'assouplir. L'article 85 de la loi de finances pour 2002, qui a réformé l'article 209 II, a rendu l'agrément de droit dès lors que les conditions d'octroi étaient remplies. Les agréments ne relèvent plus d'un processus discrétionnaire mais bien d'une décision accordée dès lors que le bénéficiaire potentiel présente toutes les conditions requises (9). L'hypothèse de l'article 209 II entre dans le cas, que relevait Olivier Fouquet, où les textes, en fixant les conditions légales, ne laissent à l'administration fiscale, sous le contrôle normal du juge, que le pouvoir d'apprécier le respect de ces conditions (10).

Il semblait bien que la procédure d'agrément engagée par la société requérante à la suite de l'absorption d'une autre société répondait aux critères fixés. Dès lors, la décision d'agrément lui a été accordée sans difficulté. Or, il apparaît, selon la doctrine administrative, que cette "décision ne saurait être regardée comme fixant un montant intangible de déficits reportables". En application de l'article 1649 nonies du CGI, "toute demande d'agrément auquel est subordonnée l'application d'un régime fiscal particulier doit être déposée préalablement à la réalisation de l'opération qui la motive". Dès lors, le montant supplémentaire de charges aurait du être ajouté au déficit déjà connu au moment de la demande d'agrément.

Le Rapporteur public a donc proposé une interprétation pour le moins flexible de l'article 209 II. Il admet que la société ait pu ne pas connaître le montant des erreurs tout en trouvant cela étrange. Il a donc proposé au Conseil d'Etat de dépasser le montant inscrit dans l'agrément comme la doctrine administrative semble le lui donner la possibilité.

L'argument central de cette interprétation n'est pas sans intérêt. Les déficits sont contrôlables par l'administration fiscale. Elle peut donc, dans cette hypothèse, réduire les déficits imputables dans le délai de reprise. Une certaine logique est ici respectée : comme il a été précisé, le montant de déficit agréé n'est pas intangible. Il serait donc anormal que l'administration fiscale, dans le délai de reprise, puisse rectifier le montant du déficit à la baisse et que symétriquement, le contribuable ne puisse en proposer l'augmentation dans le même délai. Le Rapporteur public évoque dans ses conclusions une "réelle inéquité (11)" potentielle. En effet, l'agrément étant de droit, il peut être modifié dès lors que l'administration peut, elle-même, en remettre en cause les termes lorsque les conditions de l'article 209 II du CGI ne seraient plus remplies.

L'article 1649 nonies A du CGI dispose que "l'inexécution des engagements souscrits en vue d'obtenir un agrément administratif ou le non-respect des conditions auxquelles l'octroi de ce dernier a été subordonné entraîne le retrait de l'agrément, la déchéance des avantages fiscaux qui y sont attachés et l'exigibilité des impositions non acquittées du fait de celui-ci assorties de l'intérêt de retard prévu à l'article 1727 (N° Lexbase : L9755I3P), décompté de la date à laquelle ces impôts auraient dû être acquittés". Il faut ajouter que le même article prévoit que le ministre chargé de l'Economie et des Finances est autorisé à limiter les effets de cette déchéance à une fraction des avantages obtenus du fait de l'agrément.

En réalité, l'administration fiscale pourra bien toujours remettre en cause des agréments de l'article 209 II du CGI. D'ailleurs, Il faut noter que le législateur est intervenu dans la deuxième loi de finances rectificative pour 2012 (loi n° 2012-958 du 16 août 2012 de finances rectificative pour 2012 N° Lexbase : L9357ITQ) afin de modifier certaines des conditions d'octroi de l'agrément afin de durcir le dispositif global de cet article 209 II : l'activité à l'origine des déficits ou des intérêts dont le transfert est demandé n'a pas fait l'objet par la société absorbée ou apporteuse, pendant la période au titre de laquelle ces déficits et ces intérêts ont été constatés, de changement significatif, notamment en termes de clientèle, d'emploi, de moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité ; l'activité à l'origine des déficits ou des intérêts dont le transfert est demandé est poursuivie par la ou les sociétés absorbantes ou bénéficiaires des apports pendant un délai minimal de trois ans, sans faire l'objet, pendant cette période, de changement significatif, notamment en termes de clientèle, d'emploi, de moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité ; les déficits et intérêts susceptibles d'être transférés ne proviennent ni de la gestion d'un patrimoine mobilier par des sociétés dont l'actif est principalement composé de participations financières dans d'autres sociétés ou groupements assimilés, ni de la gestion d'un patrimoine immobilier (12).

La "rectification" de l'agrément ne pourra donc se faire que dans le délai de réclamation. Il se trouve d'ailleurs dans cette affaire que la société requérante ne pourra, sans doute, pas se prévaloir de la décision favorable sur le principe des juges du Palais Royal. En effet, il apparaît qu'elle se trouve hors du délai de réclamation. Les exercices 2001 et 2002, où ont été réalisées les "erreurs", étaient prescrits dès la réclamation introduite par la société en 2007.

Cette décision est importante en ce qui concerne la possibilité de transférer des déficits plus importants que ceux constatés dans la seule période intercalaire. Il n'en reste pas moins qu'il est préférable pour les sociétés absorbantes de prendre toutes les précautions pour intégrer le plus vite possible les charges dans le cadre de la procédure d'agrément. La souplesse introduite par le Conseil d'Etat méritera, sans doute, des décisions de confirmation. De plus, on pourrait imaginer que Bercy ne devrait pas être insensible à cette décision lourde de potentialités pour nombre d'opérations de fusions dans un contexte politique de lutte contre l'optimisation fiscale excessive.


(1) TA Paris, 3 novembre 2010, n° 0719425 (N° Lexbase : A1777NBG).
(2) CAA Paris, 15 novembre 2012, n° 11PA00092 (N° Lexbase : A5264IXA).
(3) Sur le régime des fusions voir M. Cozian, Précis de fiscalité des entreprises, éditions LexisNexis, 32ème édition, 2014, p. 809 et s. ; M. Chadefaux, Les fusions de sociétés : régime juridique et fiscal, Groupe Revue Fiduciaire, 7ème édition, 2012 ; P. Oudenot, Fiscalité des sociétés et des restructurations, éditions LexisNexis, 2014, p. 595 et s..
(4) Instruction du 21 août 2002, BOI 13 D-2-02 (N° Lexbase : X2244ABQ) reprise pour l'essentiel dans le BoFip-Impôts : BOI-SJ-AGR-20-30-10-10-20131007 (N° Lexbase : X7441AL8).
(5) Instruction du 21 août 2002, BOI 13 D-2-02, p. 4, préc..
(6) Instruction du 21 août 2002, BOI 13 D-2-02, p. 4, préc..
(7) CE 3° et 8° s-s-r., 6 juin 2008, n° 285629, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9537D8Q), RJF, 2008, n° 1058, concl. L. Olléon.
(8) F. Aladjidi, Conclusions, p. 6.
(9) M. Cozian, op. cit., p. 816.
(10) O. Fouquet, Concl., sous CE 7° et 8° s-s-r., 24 février 1988, n° 76603, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8000APY), Droit fiscal, 1988, n° 39, comm. 1756, RJF, n° 3, 1988, n° 341. Voir également N. Chayvialle, Agréments fiscaux, Procédure et contentieux, Jurisclasseur Procédures fiscales, fac. 770, n° 67 et s..
(11) F. Aladjidi, Conclusions, p. 5 in fine.
(12) Voir BoFip-Impôts : BOI-SJ-AGR-20-30-10-10-20131007, préc..

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