La lettre juridique n°606 du 26 mars 2015 : QPC

[Chronique] QPC : évolutions procédurales récentes - Octobre à Décembre 2014

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par Mathieu Disant, Agrégé des facultés de droit, Professeur à l'Université Lyon Saint-Etienne

le 26 Mars 2015

La question prioritaire de constitutionnalité est à l'origine d'une jurisprudence abondante du Conseil constitutionnel comme du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation. Cette chronique trimestrielle, rédigée par Mathieu Disant, Agrégé de droit public, Professeur à l'Université Lyon Saint-Etienne, Membre du CERCRID (CNRS / UMR 5137), Membre du Centre de recherche en droit constitutionnel de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Chercheur associé au Centre de recherche sur les relations entre le risque et le droit (C3RD), Expert international, s'attache à mettre en exergue les principales évolutions procédurales de la QPC, les apports au fond du droit étant quant à eux traités au sein de chacune des rubriques spécialisées de la revue. La période examinée (octobre à décembre 2014) ne manque pas de renseigner différents aspects procéduraux. On rencontre de plus en plus souvent le cas dans lequel le Conseil constitutionnel s'est déjà prononcé sur une version antérieure du texte faisant l'objet d'une QPC (par ex., Cons. const., décision n° 2014-419 QPC du 8 octobre 2014 N° Lexbase : A9168MXT). L'appréciation de la version du texte contesté n'est d'ailleurs pas toujours aisée, aussi parce que cela peut conditionner l'appréciation de ce qui a déjà été jugé (voir Cons. const., décision n° 2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014 N° Lexbase : A0029MYQ). On rappellera qu'une disposition qui n'est plus en vigueur ne prive pas la QPC de son intérêt (Cons. const., décision n° 2014-422 QPC du 17 octobre 2014 N° Lexbase : A5347MYP). Quant aux QPC "en chaîne", on mentionnera une nouvelle affaire concernant le secteur du transport particulier de personnes : après le régime des motos-taxis (1), le Conseil s'est penché sur celui des voitures de tourisme avec chauffeur (Cons. const., décision n° 2014-422 QPC du 17 octobre 2014 N° Lexbase : A5347MYP). On constate ainsi combien le contentieux constitutionnel peut constituer un levier, plus ou moins efficace, dans la compétition économique et juridique que peuvent se livrer des concurrents... Enfin, au rang des réjouissances procédurales, on appréciera, non sans quelque circonspection mêlée d'anachronisme, que la QPC puisse conduire le Conseil constitutionnel à se prononcer sur un "décret" de 1793 (c'est-à-dire une loi "décrétée" par la Convention nationale)... tel qu'interprété par un arrêt... de 1842 (Cons. const., décision n° 2014-430 QPC du 21 novembre 2014 N° Lexbase : A8374M3K).

I - Champ d'application

A - Normes contrôlées dans le cadre de la QPC

1 - Notion de "disposition législative"

Dans la décision n° 2014-423 QPC du 24 octobre 2014 (N° Lexbase : A0011MZG), relative à la Cour de discipline budgétaire et financière, le Conseil constitutionnel s'appuie sur une décision de déclassement (décisions "L") pour apprécier le caractère réglementaire de certaines dispositions contestées et leur modification par décret. Lorsqu'il est saisi de dispositions législatives partiellement modifiées par décret et alors que ces modifications ne sont pas séparables des autres dispositions, le Conseil se prononce sur les dispositions de nature législative au regard de l'ensemble des dispositions qui lui sont renvoyées. Cela intègre donc les dispositions de nature réglementaire, à ceci près qu'il ne statue, bien entendu, que sur les dispositions de valeur législative.

La question de la contestation de dispositions issues d'ordonnances de l'article 38 de la Constitution (N° Lexbase : L0864AHH) fait l'objet d'une précision. Pour les dispositions antérieures à la révision constitutionnelle de 2008 (loi constitutionnelle no 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République [LXB=]), il est admis que la ratification puisse résulter de la reconduction par le législateur de dispositions réécrites, modifiées et codifiées par décret. Il s'agit d'une validation implicite, technique que le Conseil constitutionnel utilise pour apprécier le caractère législatif de la disposition contestée (Cons. const., décision n° 2014-431 QPC du 28 novembre 2014 N° Lexbase : A3791M48).

S'est posée également la question de la nature des dispositions qui, formellement, résultaient d'une codification par décret à droit constant. Il est jugé que ces dispositions conservent leur caractère législatif au sens de l'article 61-1 de la Constitution (N° Lexbase : L5160IBQ) (Cons. const., décision n° 2014-432 QPC du 28 novembre 2014 N° Lexbase : L7298IAK). Et c'est bien entendu valable si les dispositions en cause sont issues d'une ordonnance... de valeur législative.

2 - Statut de l'interprétation de la loi / de l'application de la loi

L'absence de rattachement formel à une disposition législative fait échec à la contestation de la jurisprudence et prive de recours constitutionnel contre une jurisprudence nue. La nature ou le degré de lien exigé n'est toujours pas toujours très clair. Ainsi, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé irrecevable une question portant sur l'article 1351 du Code civil (N° Lexbase : L1460ABP) au motif que le "principe de l'autorité de la chose jugée interdisant au juge saisi des seuls intérêts civils de contredire ce qui a été définitivement jugé par le juge ayant statué sur l'action publique, tel que reconnu par la Cour de cassation ne procède pas de [cet article]" (Cass. crim., 22 octobre 2014, n° 14-82.082, F-D N° Lexbase : A0467MZC). La Cour de cassation ne rattache donc pas cette règle jurisprudentielle à la disposition législative identifiée, qui pouvait pourtant être considérée de façon générale comme le siège du principe de l'autorité de chose jugée. L'arrêt rapporté décline cette lecture systémique, ce qui fait échec à la contestation de cette jurisprudence en QPC, bien que la Cour prononce formellement l'irrecevabilité de la question sur le terrain de l'applicabilité : la Cour retient que l'article 1351 du Code civil exige "entre les deux instances, une identité de cause, d'objet et de parties qui fait nécessairement défaut, de sorte que la disposition critiquée n'est pas applicable au litige".

Au titre du champ de la jurisprudence contrôlable en QPC, le Conseil d'Etat confirme qu'il n'est pas possible de contester l'application de la loi retenue par le juge du fond, même si, en l'espèce, cette application consiste à définir le champ d'application de la loi (CE 3° et 8° s-s-r., 3 décembre 2014, n° 382684, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9077M4X). Seule peut être contestée une jurisprudence constante, fixée par le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation.

3 - Disposition n'ayant pas déjà été déclarée conforme à la Constitution

Ainsi que nous l'avons relevé dans notre précédente chronique, le changement de circonstances (de droit) qui justifie un réexamen de dispositions déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel peut résulter de l'intervention postérieure d'une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme. Il s'agit là d'un élément d'évolution dans l'application des dispositions organiques (2). La Chambre criminelle confirme cette position. Elle renvoie une QPC tiré de ce que porterait une atteinte injustifiée au principe non bis in idem la possibilité, ouverte par les dispositions contestées, de l'engagement de poursuites pénales après l'engagement de poursuites devant la commission des sanctions de l'AMF définitivement jugées (Cass. crim., 17 décembre 2014, n° 14-90.043, F-D N° Lexbase : A2853M88). Ce renvoi résulte d'une prise en compte du changement de circonstances que constitue, selon la Cour, une décision de la CEDH rendue en mars dernier (3). De sorte que l'invocation de l'intervention de la CEDH conduit la Cour de cassation à inviter le Conseil à se prononcer une nouvelle fois sur une question que la jurisprudence constitutionnelle a tranchée, celle de la portée du principe non bis in idem, s'agissant du cumul de sanctions pénale et administrative pour de mêmes faits.

B - Normes constitutionnelles invocables

1 - Notion de "Droits et libertés que la Constitution garantit"

Dans sa décision n° 2014-425 QPC du 14 novembre 2014 (N° Lexbase : A0177M3X), portant sur la taxe spéciale sur les contrats d'assurance contre l'incendie, le Conseil constitutionnel considère pour la première fois explicitement que la liberté d'enseignement, qui constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République (4), fait partie des droits et libertés que la Constitution garantit, dont la méconnaissance peut être invoquée à l'occasion d'une QPC. Il est constant que la liberté de l'enseignement comprend la liberté de création et de gestion d'un établissement d'enseignement. Ainsi que le rappelle le Conseil dans ses commentaires, cette liberté implique l'octroi d'aides aux établissements privés relatives à leur création et à leur fonctionnement, mais n'impose pas à l'Etat de soumettre l'enseignement privé aux mêmes règles que l'enseignement public. La seule obligation qui en résulte est de ne pas soumettre les établissements d'enseignement privés à une réglementation qui les empêcherait de poursuivre leur activité. En l'espèce, la société requérante arguait sans succès d'une inconstitutionnalité tirée de ce que les dispositions contestées ne permettaient pas aux établissements privés de bénéficier du même taux que celui applicable aux établissements d'enseignement publics.

2 - Normes constitutionnelles exclues du champ de la QPC

Le Conseil constitutionnel a expressément jugé que l'objectif à valeur constitutionnelle (OVC) de sauvegarde de l'ordre public n'est pas invocable en QPC (Cons. const., décision n° 2014-422 QPC du 17 octobre 2014 N° Lexbase : A5347MYP). Deux mois après, il retient la même solution pour l'OVC de bon usage des deniers publics (Cons. const., décision n° 2014-434 QPC du 5 décembre 2014 N° Lexbase : A8230M4L). Le Conseil a toujours été réticent à admettre que les OVC puissent, en eux-mêmes, être invocable dans le contrôle a posteriori. On rappellera qu'il en est déjà de même de l'OVC d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi (5) et de l'OVC de bonne administration de la justice (6).

II - Procédure devant les juridictions ordinaires

1 - Introduction de la requête, notion d'instance

Dans sa décision n° 2014-440 QPC du 21 novembre 2014 (N° Lexbase : A8375M3L), à l'occasion d'une demande de saisine directe, le Conseil constitutionnel a jugé que "la procédure d'admission à l'aide juridictionnelle n'est pas, en tout état de cause, au sens de l'article 61-1 de la Constitution, une instance en cours à l'occasion de laquelle une question prioritaire de constitutionnalité peut être posée". Cette position s'inscrit dans la ligne des jurisprudences convergentes du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation (7) qui refusaient qu'une QPC puisse être posée à l'occasion d'un "recours" contre une décision du bureau d'aide juridictionnelle (BAJ). Pour le Conseil d'Etat, les décisions par lesquelles les présidents de juridiction statuent sur les recours contre les décisions des BAJ constituent de simples "décisions d'administration judiciaire" (8).

2 - Priorité de la QPC et recevabilité de la requête principale

Le Conseil d'Etat juge qu'il "n'est pas tenu, lorsqu'à l'appui d'une requête est soulevée devant lui une question prioritaire de constitutionnalité, sur laquelle il lui incombe de se prononcer dans un délai de trois mois, de statuer au préalable sur la recevabilité de cette requête" (CE 9° et 10° s-s-r., 21 novembre 2014, n° 384353, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9517M3U). En l'espèce, le Conseil d'Etat repousse une fin de non-recevoir, avant d'examiner puis renvoyer la QPC. Cette position est remarquable. Elle constitue de prime abord une extension sensible des effets jusqu'alors reconnus à la règle de priorité : la QPC serait prioritaire sur l'examen de recevabilité de la requête principale. La formulation retenue par la décision rapportée pourrait toutefois tromper quant à la portée exacte de cette solution. Il est loin d'être acquis, selon nous, que le Conseil d'Etat s'autorise en toute hypothèse à faire l'économie de la recevabilité de la requête avant l'examen du renvoi, la QPC demeurant en principe l'accessoire d'une demande (9). D'une part, seul le Conseil d'Etat est expressément concerné, étant seul mentionné, et non a contrario le juge du fond devant lequel la solution ne vaut donc pas. D'autre part, si le Conseil d'Etat ne s'estime "pas tenu par l'examen préalable de la recevabilité au principal", cela signifie qu'il se réserve toute latitude pour rejeter une QPC s'appuyant sur une requête irrecevable, au moins lorsqu'elle l'est manifestement. A cet égard, on peut penser que le point de bascule tient à la difficulté soulevée par la question de recevabilité. On peut raisonnablement comprendre que le traitement d'une question complexe et/ou de principe quant à la recevabilité soit peu compatible avec le délai fixe d'examen de la QPC. Et cela semble bien le cas en l'espèce, s'agissant de se prononcer sur le caractère décisoire ou non de l'acte attaqué (l'engagement de la procédure de transfert d'office prévue à l'article L. 612-33 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L8592I7D). A chaque question son rythme ! Tel semble être le crédo de cette décision éminemment pragmatique dont les contours restent à préciser. Une clarification de la position exacte du Conseil d'Etat s'impose, d'autant qu'elle ne paraît pas, en l'état, partagée par la Cour de cassation.

3 - Transmission au Conseil constitutionnel

Dans un contexte original, le Conseil d'Etat a transmis (et non renvoyé) au Conseil constitutionnel une QPC soulevée devant le tribunal administratif à l'occasion d'un litige portant sur un refus d'enregistrement d'une candidature pour inéligibilité, et portant sur la conformité de dispositions organiques du Code électoral relative à des inéligibilités. Cette transmission signifie que le Conseil d'Etat n'a examiné aucune des conditions de renvoi de la question posée. En effet, les dispositions organiques applicables à ce contentieux électoral prévoient que la décision du tribunal administratif relative au contentieux du refus d'enregistrement pour inéligibilité ne peut être contestée que devant le Conseil constitutionnel saisi de l'élection. De sorte que, lorsqu'il se prononce dans ces conditions, le Conseil d'Etat considère qu'il n'est pas compétent pour exercer son office de filtre. Une simple transmission est opérée (CE 9° et 10° s-s-r., 7 novembre 2014, n° 384721, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9467MZN), ce qui est la solution la plus cohérente et la plus opportune. Au demeurant, cette solution n'a pas été contestée par le Gouvernement dans le procès devant le Conseil constitutionnel.

III - Procédure devant le Conseil constitutionnel

A - Organisation de la contradiction

1 - Interventions devant le Conseil constitutionnel

Une note d'actualité diffusée en octobre 2014 sur le site officiel du Conseil constitutionnel livre une série de chiffres et indicateurs relatifs aux interventions, à jour du 31 août 2014. Il y est mentionné qu'en un peu plus de quatre années d'existence, 399 demandes d'intervention ont été formulées dans 101 dossiers (à rapporter aux 417 QPC enregistrées par le Conseil constitutionnel à cette date), ce qui est significatif de l'installation de cette voie, ainsi que souligné régulièrement dans la présente chronique. Seules 59 de ces demandes ont fait l'objet d'un rejet pour absence d'intérêt spécial ou intervention tardive. Sur 296 intervenants, 134 sont des particuliers, 47 des sociétés, 43 des associations, 36 des collectivités territoriales, 11 des syndicats.

Pour illustrer ce phénomène au cours de la période ici examinée, on mentionnera deux interventions, l'une en défense, l'autre en soutien, d'une société du transport particulier de personnes et d'une fédération dans l'affaire n° 2014-422 QPC 17 octobre 2014 (N° Lexbase : A5347MYP). On peut aussi mentionner l'intervention de l'Ordre des Avocats au barreau de Marseille dans l'affaire n° 2014-428 QPC du 21 novembre 2014 (N° Lexbase : A8372M3H), à l'encontre du report de l'intervention de l'avocat au cours de la garde à vue en matière de délinquance ou de criminalité organisées. Cette intervention faisait d'ailleurs valoir des arguments d'inconstitutionnalité d'une portée plus générale que ceux avancés par le requérant. On peut aussi mentionner l'intervention en défense du Conseil supérieur du notariat dans la procédure n° 2014-429 QPC du 21 novembre 2014, relative au droit de présentation des notaires (N° Lexbase : A8373M3I).

Il appartient au Conseil constitutionnel de canaliser la recevabilité de ces interventions. Il fait preuve de rigueur bien comprise en écartant les interventions de plusieurs sociétés dans l'affaire n° 2014-419 QPC du 8 octobre 2014, relative à la contribution au service public de l'électricité (N° Lexbase : A9168MXT), au motif qu'elles mettaient en cause d'autres dispositions que celles faisant l'objet de la QPC. Une intervention ne peut porter que sur les dispositions dont le Conseil constitutionnel est saisi par le juge de renvoi (10).

L'affaire précitée n° 2014-430 QPC du 21 novembre 2014, relative à la cession des oeuvres et transmission du droit de reproduction, témoigne, d'une certaine façon, de la force procédurale de l'intervention devant le Conseil constitutionnel, comme des efforts d'appréciation circonstanciée des demandes d'intervention. Le Conseil a déclaré recevable une série d'intervention en défense ou en soutien, formulées par ceux qui, pour des raisons touchant notamment aux délais applicables, n'étaient pas encore dans la procédure du pourvoi en cassation lorsque la QPC a été renvoyée et n'étaient pas formellement des parties devant le Conseil constitutionnel.

2 - Audience publique

On notera que l'audience publique de l'affaire n° 2014-433 QPC du 5 décembre 2014 (N° Lexbase : A8229M4K) n'a pas fait l'objet d'une diffusion, ce qui est inhabituel. L'audience s'est bien tenue, ainsi que mentionnée aux visas de la décision. Le représentant du Gouvernement y a été entendu. L'absence de retransmission, sans être expressément explicitée, tient à la perturbation suscitée par le non respect, par un représentant, de la convocation à l'audience. On rappellera qu'en application du règlement de procédure, le président du Conseil constitutionnel assure la police de l'audience...et celle de son enregistrement.

B - Techniques de contrôle employées par le Conseil constitutionnel

a) Contrôle "en tant que"

Dans l'affaire n° 2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014, le Conseil était saisi de deux QPC croisées "en tant que". La première visait la disposition contestée en tant qu'elle permet la prolongation de la garde à vue prévue formellement par une autre disposition. La seconde visait cette dernière disposition en tant qu'elle était applicable à l'infraction prévue par la disposition contestée. Les QPC portaient donc sur les dispositions combinées de ces deux articles que le Conseil a refusé d'examiner "en tant que". En effet, le Conseil examine les dispositions renvoyées dans tous leurs effets juridiques. L'effet erga omnes de ses décisions justifie cette position. Ceci étant, au cas présent, le Conseil a utilisé son pouvoir de ciblage afin de délimiter le champ du contrôle. Il retient une démarche comparable, dans une hypothèse plus simple, avec la décision n° 2014-429 QPC du 21 novembre 2014, relative au droit de présentation des notaires : la QPC lui était renvoyée en tant qu'elle s'applique à cette profession, elle était donc circonscrite au seul mot "notaire" figurant dans le texte.

b) Contrôle de l'incompétence négative

Le Conseil constitutionnel affine sa jurisprudence sur la recevabilité du grief d'incompétence négative en matière fiscale. Dans la décision n° 2014-431 QPC du 28 novembre 2014, il a jugé que "le pouvoir donné par la loi à l'administration de fixer, contribuable par contribuable, les modalités de détermination de l'assiette d'une imposition méconnaît la compétence du législateur dans des conditions qui affectent, par elles-mêmes, le principe d'égalité devant les charges publiques". L'hypothèse ici rencontrée est celle dans laquelle le législateur a positivement habilité l'administration à fixer, contribuable par contribuable (sur agrément), les modalités de détermination de l'assiette d'une imposition. Il s'agit de l'imposition des bénéfices des sociétés dans le cadre d'opérations de restructuration. Si le Conseil a déjà reconnu que l'incompétence négative du législateur pouvait affecter par elle-même, notamment, le droit au recours juridictionnel effectif, le droit de propriété ou la liberté individuelle, c'est la première fois qu'il l'admet pour le principe d'égalité.

En contrepoint, on peut être surpris de la position retenue par le juge de renvoi consistant à exclure de façon générale -ou du moins dans une formulation générale- la recevabilité du grief tiré de la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa compétence dans la détermination de l'assiette ou du taux d'une imposition (CE 9° s-s., 18 décembre 2014, n° 382947, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2626M8R, jugeant que cette méconnaissance n'affecte, par elle-même, aucun droit ou liberté que la Constitution garantit, et ce alors même qu'était invoquée une atteinte au droit de propriété).

c) Réserves d'interprétation

Dans sa décision n° 2014-418 QPC du 8 octobre 2014 (N° Lexbase : A9167MXS), concernant l'amende pour contribution à l'obtention, par un tiers, d'un avantage fiscal indu, le Conseil formule une double réserve. D'une part, il a considéré que, "compte tenu des modalités de fixation de son montant en proportion de l'avantage obtenu par un tiers, cette amende pourrait revêtir un caractère manifestement hors de proportion avec la gravité des manquements réprimés si elle était appliquée sans que soit établi l'élément intentionnel de ces manquements ; que, par suite, les dispositions contestées doivent être interprétées comme prévoyant une amende applicable aux personnes qui ont agi sciemment et dans la connaissance soit du caractère erroné des informations qu'elles ont fournies, soit de la violation des engagements qu'elles avaient pris envers l'administration, soit des agissements, manoeuvres ou dissimulations précités". Par cette réserve additive, le Conseil inscrit l'exigence de l'élément intentionnel -qui sera d'ailleurs écrit dans la version postérieure du texte contrôlé-, sans toutefois se fonder sur sa jurisprudence relative au droit de la présomption d'innocence en matière pénale. D'autre part, le Conseil formule une seconde réserve, plus classique, portant sur le cumul de sanctions pénales et de sanctions administratives et fondée sur le principe de proportionnalité : "le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues".

Cette même réserve est reprise dans la décision n° 2014-423 QPC du 24 octobre 2014, relative à la Cour de discipline budgétaire et financière. Etait en cause un double cumul, entre poursuites disciplinaires d'une part, et entre poursuites disciplinaires et poursuites pénales, d'autre part. Le Conseil a jugé que "le principe d'un tel cumul des sanctions prononcées par une juridiction disciplinaire spéciale avec celles prononcées par une juridiction pénale ou une autorité disciplinaire n'est pas, en lui-même, contraire au principe de proportionnalité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1372A9P)". Mais il reprend la réserve précitée sur les cumuls de sanctions. Il est à noter que le fait que les sanctions puissent être prononcées par trois autorités répressives différentes, et non seulement deux, ne fait qu'accentuer l'effet pratique de cette réserve. Le Conseil va jusqu'à préciser la portée de cette réserve en ajoutant qu'il appartient à ces autorités répressives "de tenir compte, lorsqu'elles se prononcent, des sanctions de même nature antérieurement infligées".

Dans la décision n° 2014-424 QPC du 7 novembre 2014, concernant la capacité juridique des associations ayant leur siège social à l'étranger (N° Lexbase : A8440MZM), le Conseil constitutionnel formule une réserve neutralisante en jugeant que les dispositions contestées "n'ont pas pour objet et ne sauraient, sans porter une atteinte injustifiée au droit d'exercer un recours juridictionnel effectif, être interprétées comme privant les associations ayant leur siège à l'étranger, dotées de la personnalité morale en vertu de la législation dont elles relèvent, mais qui ne disposent d'aucun établissement en France, de la qualité pour agir, devant les juridictions françaises dans le respect des règles qui encadrent la recevabilité de l'action en justice". Il s'agit de garantir le droit d'agir en justice et le droit au recours effectif.

Illustration de l'autorité de chose interprétée, dans sa décision précitée n° 2014-431 QPC du 28 novembre 2014, le Conseil constitutionnel reprend une réserve neutralisante qu'il avait précédemment formulée quant aux conditions de conformité des agréments déterminant l'assiette d'une imposition.

Dans la décision n° 2014-435 QPC du 5 décembre 2014, relative à la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus (N° Lexbase : A8231M4M), le Conseil constitutionnel formule une réserve d'interprétation qui vise à remédier à l'atteinte portée aux effets pouvant légitimement être attendus par les contribuables. Cette réserve neutralisante modifie le champ d'application de la loi pour une année d'imposition, selon un raisonnement déjà déployée sur ce terrain (11). Elle exclut cette année de l'assiette d'imposition, au nom de la protection de l'attente légitime des contribuables à l'égard du régime des prélèvements obligatoires applicable. Cette réserve équivaut dans ses effets à une censure ciblée, couplée à une réécriture. On voit ici un des enjeux suscités par la protection, récemment affirmée, de la confiance légitime dans le contentieux constitutionnel.

C - La décision du Conseil constitutionnel et ses effets

1 - Effets dans le temps

a) Application immédiate aux instances en cours

Dans la décision n° 2014-426 QPC du 14 novembre 2014 (N° Lexbase : A0178M3Y), le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions concernant le droit de retenir des oeuvres d'art proposées à l'exportation sur le terrain de l'article 17 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1364A9E). Ces dispositions, abrogées depuis 1992, permettaient une mesure d'appropriation excessive. Le Conseil a fixé les conditions dans lesquelles les effets que la disposition a produits peuvent être remis en cause. Le raisonnement retenu tient en deux temps. En premier lieu, il s'agit de ne pas remettre en cause les acquisitions effectuées qui n'ont pas été contestées à la date de la décision, ni les décisions de justice relatives à de telles acquisitions devenues définitives. En second lieu, afin de préserver l'effet utile de la déclaration d'inconstitutionnalité, et avec un certain pragmatisme, le Conseil permet l'invocation de celle-ci dans les instances en cours, en tenant compte de la circonstance que celles-ci sont fort peu nombreuses, voire unique, compte tenu de l'abrogation ancienne du texte.

b) Modulation dans le temps des effets de la décision

La censure des dispositions permettant une garde à vue de quatre-vingt seize heures, lors de la conduite d'enquêtes ou d'instructions relatives au délit d'escroquerie en bande organisée (décision n° 2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014), conduit à un aménagement subtil des effets dans le temps, assez classique cependant en matière de procédure pénale. On y relève le souci, moins de donner la main au législateur, que de ne pas remettre en cause l'ensemble d'une procédure visant l'intéressé et concernant l'arbitrage relatif à un litige entre M. Tapie et le Crédit Lyonnais. L'abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait eu pour effet non seulement d'empêcher le recours à la garde à vue de quatre-vingt seize heures, mais aussi de faire obstacle à d'autres pouvoirs spéciaux de surveillance et d'investigation, alors même que ceux-ci ne sont pas considérés comme contraires à la Constitution. Le report ad futurum s'imposait, en l'occurrence fixée au 1er septembre 2015. Le Conseil a toutefois fait cesser immédiatement l'inconstitutionnalité par une réserve qui interdit le recours à la garde à vue dans les conditions incriminées. Pour les actes de procédure accomplis antérieurement à sa décision, il est constant que le Conseil veille à ce qu'ils ne puissent être annulés sur le fondement de l'inconstitutionnalité, quand bien même cela constitue une atteinte à l'effet utile pour le requérant. C'est ce que juge à nouveau le Conseil dans la décision n° 2014-420/421 QPC, au nom, notamment, de l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions. Il convient tout de même de noter que le Conseil va jusqu'à couvrir non seulement les gardes à vue antérieures à la date de la décision mais encore toutes les autres mesures prises postérieurement. Le souci de sécurité juridique est maximal.

La décision n° 20114-420/421 QPC est postérieure au renvoi de la QPC jugée dans la décision n° 2014-428 QPC du 21 novembre 2014, relative au report de l'intervention de l'avocat au cours de la garde à vue en matière de délinquance ou de criminalité organisées. A l'occasion de cette dernière décision, le Conseil va préciser le régime transitoire qu'il a défini par la décision 2014-420/421 QPC : l'inconstitutionnalité de la disposition contestée ne peut fonder une remise en cause des gardes à vue antérieures à la décision du Conseil constitutionnel du 9 octobre 2014.

Dans sa décision n° 2014-432 QPC du 28 novembre 2014, concernant l'incompatibilité entre les fonctions de militaire de carrière et le mandat de conseiller municipal, le Conseil a relevé, de façon assez prévisible, que "le législateur a institué une incompatibilité qui n'est limitée ni en fonction du grade de la personne élue, ni en fonction des responsabilités exercées, ni en fonction du lieu d'exercice de ces responsabilités, ni en fonction de la taille des communes". La portée de cette interdiction a ainsi été jugée manifestement excessive. Seule cette catégorie de mandat est visée, mais l'abrogation des dispositions contestées aurait pu affecter d'autres incompatibilités, tout à fait constitutionnelles celles-là, notamment avec les autres mandats électifs locaux. Le Conseil a dès lors reporté l'abrogation "au 1er janvier 2020 ou au prochain renouvellement général des conseils municipaux s'il intervient avant cette date". Ce renvoi au législateur est tout à fait compréhensible, compte tenu des options qui existent sur le fond. L'alignement du régime des militaires sur celui de la police, voire des magistrats, est la piste probable. Quoi qu'il en soit, on notera surtout que la déclaration d'inconstitutionnalité se trouve dépourvue d'effet utile pour le requérant (alors même que le cas est rare sinon unique), sauf en cas de renouvellement partiel...

2 - Déclaration d'inconstitutionnalité pour le passé

On se souvient de la décision n° 2014-396 QPC du 23 mai 2014 (N° Lexbase : A5119MMK), rapportée dans cette chronique, qui avait abouti à une déclaration d'inconstitutionnalité dépourvue d'effet compte tenu de ce que la disposition contestée était "devenue" conforme à la Constitution grâce à l'entrée en vigueur d'autres garanties légales. Le Conseil était invité par le Gouvernement à transposer cette solution dans l'affaire précitée n° 2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014. Il est clair que l'état du droit au jour de la décision du Conseil ne correspondait plus à l'état du droit applicable au litige : si le texte contesté n'a pas été modifié, le cadre législatif a évolué dans le sens d'ailleurs d'une mise en accord avec les exigences de la jurisprudence constitutionnelle. Pour autant, le Conseil a estimé que cela ne faisait pas disparaître l'inconstitutionnalité du texte contesté. La mécanique de la déclaration d'inconstitutionnalité pour le passé s'avère d'usage très circonscrit, à la mesure de son caractère exorbitant, le Conseil étant certainement attentif au domaine et libertés concernés.


(1) Cons. const., décision n° 2013-318 QPC du 7 juin 2013 (N° Lexbase : A1525KGL).
(2) Voir nos obs., Droit de la question prioritaire de constitutionnalité, Lamy, 2011, spéc. n° 295.
(3) CEDH, 4 mars 2014, Req. 18640/10 (N° Lexbase : A1275MGC).
(4) Cons. const., décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977 (N° Lexbase : A7958ACQ), n° 84-185 DC du 18 janvier 1985 (N° Lexbase : A8108ACB) et n° 93-329 DC du 13 janvier 1994 (N° Lexbase : A8296ACA).
(5) Cons. const., décision n° 2010-4/17 QPC du 22 juillet 2010 (N° Lexbase : A9190E47) et n° 2012-285 QPC du 30 novembre 2012 (N° Lexbase : A7023IXE).
(6) Cons. const., décision n° 2010-77 QPC du 10 décembre 2010 (N° Lexbase : A7112GMD) et n° 2013-356 QPC du 29 novembre 2013 (N° Lexbase : A4035KQI).
(7) Cass. civ. 2, 7 juillet 2011, n° 11-40.050, F-D (N° Lexbase : A9815HU3).
(8) CE 4° et 6° s-s-r., 22 janvier 2003, n° 244177, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7649A43).
(9) Nos obs., Droit de la question prioritaire de constitutionnalité, Lamy, 2011, not. § 111 et s..
(10) Déjà, v. Cons. const., décision n° 2014-373 QPC du 4 avril 2014 (N° Lexbase : A4067MIH) (Conditions de recours au travail de nuit).
(11) Cons. const., décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013 (N° Lexbase : A6536KRI).

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