Réf. : Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9)
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N5806BUL
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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 17 Mars 2015
Résumé
Les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d'accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle. |
I - Un double revirement concernant la légitimité des différences conventionnelles de traitement entre cadres et non-cadres
Le revirement probatoire. Suivant en cela les solutions qui prévalent en matière de discriminations, la jurisprudence avait favorisé, ces dernières années, les actions des salariés se plaignant de différences de traitement introduites par les partenaires sociaux entre cadres et non-cadres. Le salarié qui s'estimait victime d'une différence injuste de traitement devait simplement rapporter l'existence d'éléments de fait laissant supposer qu'il en était ainsi, à charge pour l'employeur de prouver, soit que le salarié n'était pas dans la même situation que celui ou ceux avec lequel ou lesquels il se comparait, soit qu'en dépit de l'identité des situations, l'accord avait une raison valable de distinguer en raison de l'appartenance à telle ou telle catégorie professionnelle (2).
L'application de cette méthode de raisonnement avait été critiquée dans la mesure où elle avait été imposée par le droit communautaire pour favoriser les victimes de discriminations, qui sont des différences de traitement particulièrement graves justifiant pleinement cet avantage probatoire conféré à la victime, mais non pour les simples atteintes au principe d'égalité de traitement, étrangères à toute idée de discrimination, et dont le spectre est beaucoup plus large.
L'affaire SYNTEC. Cette nouvelle affaire concernant six dispositions de la convention de la branche SYNTEC, relatives au préavis de rupture du contrat de travail (article 15), au montant de l'indemnité de licenciement (article 19), au paiement du travail de nuit, du dimanche et des jours fériés (article 37), à l'incapacité temporaire de travail (article 43), aux moyens de transport (article 59) et aux voyages et transports, étant précisé que, sauf pour ce qui concerne le travail de nuits, des dimanches et jours fériés, les autres dispositions réservaient aux cadres et ingénieurs des avantages plus importants qu'aux ETAM. Tout en cherchant à s'inscrire dans le cadre méthodologique défini par la Cour de cassation, le tribunal de grande instance de Paris avait relevé que "les partenaires sociaux sont libres d'envisager différemment la situation des IC et des ETAM en prévoyant notamment des avantages différents pour les uns et pour les autres, l'opportunité d'instaurer de telles différences relevant de leurs prérogatives" (3). La cour d'appel de Paris l'avait suivi sur cette voie (4), et la question était donc clairement posée à la Haute juridiction de l'intensité de son contrôle face à une norme conventionnelle négociée et conclue par des acteurs légitimes et investis par le législateur du pouvoir de déterminer les règles applicables aux relations professionnelles.
Ce revirement est donc d'autant plus spectaculaire que, dans cette affaire, le tribunal de grande instance de Paris (5) avait pris soin de s'inscrire dans le cadre méthodologique imposé depuis les arrêts du 8 juin 2011, tout comme après lui la cour d'appel de Paris qui avait retenu les mêmes arguments, ce qui aurait, nous semble-t-il, permis à la Cour de cassation de rejeter les pourvois sans être tenue de revirer sa jurisprudence ; le changement de critère n'en est donc à ce titre que plus fort de signification sur les intentions de la Haute juridiction.
Le revirement. C'est donc sur ce premier point qu'intervient le revirement. Non seulement la Haute juridiction abandonne le recours à ce qui s'apparentait à une présomption de non-justification, mais elle affirme même l'existence d'une présomption exactement inverse en faveur des distinctions opérées par l'accord collectif, dont la légitimité devra désormais être présumée, à charge, pour le salarié demandeur, de rapporter la preuve contraire.
Le renversement de cette présomption, qui passe, en quelque sorte, d'un bord à l'autre, est justifié, selon la Cour de cassation, par trois éléments qui se rattachent d'ailleurs à deux principes constitutionnels : les accords sont signés par des "organisations syndicales représentatives" "investies de la défense des droits et intérêts des salariés", ce qui constitue une modalité d'exercice du droit syndical voulue par le législateur lui-même, et ces organisations tirent leur légitimité du principe constitutionnel de participation, dont s'est inspirée la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 (N° Lexbase : L7392IAZ) réformant la démocratie sociale, puisque la Cour précise que les salariés "participent directement par leur vote [...] à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote".
Le retour déguisé au droit commun de la preuve. Sur le fond, nous partageons pleinement l'analyse de la Cour, même si l'affirmation de la "présomption de légitimité" s'attachant désormais aux différences catégorielles conventionnelles, nous semble, avant tout, relever du symbole. Il suffisait, en effet, pour justifier la nouvelle solution, de s'en tenir au droit commun de la preuve, en indiquant que c'est à celui qui conteste la justification des différences de traitement qu'il appartient de prouver que cette justification est illégitime, ce qui conduit nécessairement à admettre que cette légitimité doit être considérée comme établie tant que la preuve contraire n'est pas apportée. Il s'agit donc, ni plus ni moins, que d'une application mécanique de la présomption favorable dont bénéficie tout défendeur au procès (présomption d'innocence, de bonne foi), et non de l'existence d'une quelconque règle spéciale qui voudrait que les accords collectifs bénéficient d'un quelconque traitement de faveur probatoire en raison de leur légitimité présumée.
En revanche, il est tout à fait exact de rappeler que ce retour au droit commun est d'autant plus nécessaire que la solution antérieure aboutissait à faire peser sur les accords une présomption de non-légitimité des différences de traitement, et ce, alors même que ces accords sont effectivement le fruit de la négociation collective et, en quelque sorte, les produits de la démocratie sociale, et qu'ils doivent donc, à ce titre, être présumés légitimes.
Les réformes des représentativités, syndicales et patronales, intervenues en 2008 et 2014, n'y sont évidemment pas étrangères, comme le souligne explicitement la Cour de cassation dans son arrêt. L'affirmation, toute symbolique, de la présomption de légitimité revêt donc une portée essentiellement symbolique, même si elle devrait conduire les juges à n'admettre la preuve contraire que lorsque celle-ci relève de l'évidence.
Le revirement substantiel. Cette inversion de la règle probatoire s'accompagne, dans cet arrêt, d'un changement spectaculaire du critère de justification, ce qui renforce, bien entendu, la portée du revirement.
Depuis les arrêts du 8 juin 2011 qui étaient eux-mêmes venus préciser les critères posés en 2009 dans le fameux arrêt "Pain" (6), la Chambre sociale de la Cour de cassation affirmait que "si la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle-même justifier, pour l'attribution d'un avantage, une différence de traitement, résultant d'un accord collectif, entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence, repose sur une raison objective et pertinente la stipulation d'un accord collectif qui fonde une différence de traitement sur une différence de catégorie professionnelle, dès lors que cette différence de traitement a pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation des salariés relevant d'une catégorie déterminée, tenant notamment aux conditions d'exercice des fonctions, à l'évolution de carrière ou aux modalités de rémunération" (7).
Le moins que l'on puisse dire est que cette méthodologie n'avait pas convaincu tous ceux qui avaient, d'une manière ou d'autre, regretté l'évolution de la jurisprudence sur ce sujet, singulièrement en matière de conventions collectives où les juges étaient invités à vérifier, de manière minutieuse, la légitimité des différences de traitement introduites par les partenaires sociaux, sans pouvoir, toutefois, être autorisés à entrer dans les logiques de donnant-donnant, entre représentants des différentes catégories professionnelles, ni de l'équilibre général des accords signés (8), ce qui semblait bien déconnecté des réalités de la négociation collective où les tractations, et les compromis, semblent inhérents à l'exercice même. Comme l'indique très clairement le communiqué de presse qui accompagne la publication de la décision sur le site internet de la Cour de cassation, "dans le domaine du droit négocié, l'expérience a montré que cette exigence de justification se heurtait à des difficultés tenant notamment au fait qu'elle pesait le plus souvent sur un employeur pris individuellement alors qu'était en cause une convention ou un accord conclus au plan national".
Par ailleurs, la Haute juridiction a été visiblement sensible au paradoxe soulevé concernant le sort (très strict) réservé par la Cour de cassation aux partenaires sociaux, et celui (très favorable) réservé, par comparaison, au Parlement par le Conseil constitutionnel, lorsqu'il contrôle le respect du principe d'égalité devant la loi, et nous avions personnellement appelé au rapprochement des contrôles sur la base du mode allégé, pratiqué par le Conseil constitutionnel (9). C'est désormais chose faite : "les négociateurs sociaux, agissant par délégation de la loi, devaient disposer dans la mise en oeuvre du principe d'égalité de traitement d'une marge d'appréciation comparable à celle que le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur". (10)
C'est donc, désormais, à un contrôle à la fois allégé et simplifié que devront se livrer les juges du fond lorsqu'ils seront saisis d'actions menées individuellement par des salariés qui voudraient bien bénéficier des avantages réservés à une catégorie professionnelle à laquelle ils n'appartiennent pas. Les juges devront vérifier si, comme le prétend le demandeur, les différences catégorielles sont, ou non, "étrangères à toute considération de nature professionnelle".
Le changement est d'importance et le juge n'aura plus à se livrer à une étude comparative des fonctions, des évolutions de carrière ou des modalités de rémunération ; il suffira désormais que les différences de traitement soient fondées -on ne saurait même plus dire "justifiées"- par des "considérations" professionnelles, pour qu'elles passent ce très léger contrôle de légalité qui n'exclura plus, en réalité, que le très hypothétique détournement de pouvoirs. Les partenaires sociaux disposeront donc d'une très grande marge de manoeuvre, à la fois dans le choix des motifs qui les conduisent à opérer des différences catégorielles, dès lors que ces motifs sont "professionnels" (11), mais aussi pour déterminer la mesure de ces différences, le juge n'étant pas (plus) invité à opérer, ici, un quelconque contrôle de proportionnalité.
II - Un revirement à la portée limitée
Limites internes. Il ne s'agit pas ici de nier la très grande portée, tant théorique que pratique, de la décision, et le revirement est incontestablement d'ampleur, même si sa portée concrète semble circonscrite.
On observera, en premier lieu, que ce revirement avait été précédé d'un certain nombre de décisions qui montraient que la doctrine de la Cour de cassation, concernant les différences conventionnelles de traitement entre cadres et non-cadres, avait commencé à évoluer ; d'assez nombreuses justifications avaient, en effet, été admises concernant, par exemple, le bénéfice d'indemnités de rupture majorées au bénéfice de cadres dirigeants, pour tenir compte de la plus grande précarité de leur situation au sein de l'entreprise, de leur niveau de responsabilités et du risque plus élevé de perdre leur emploi (12). On sait également que la Cour de cassation avait, en matière d'accords de protection sociale, franchi un cap important en considérant que les comparaisons entre salariés ne pouvaient plus se faire qu'au sein d'une même catégorie professionnelle, les cadres et les non-cadres n'étant pas traités historiquement de la même manière dans les régimes de retraite (13).
Incertitudes concernant la portée de la décision. En second lieu, le domaine de cette nouvelle jurisprudence est cantonné aux différences résultant d'accords et de conventions collectives, et ne concernera donc ni les usages, ni les engagements unilatéraux de l'employeur.
Une interrogation concerne le sort des plans de sauvegarde de l'emploi, dont on sait qu'ils ont été soumis au principe d'égalité de traitement (14). Lorsqu'ils auront adoptés à l'issue d'un accord majoritaire validé par l'autorité administrative, il semble plus que vraisemblable qu'ils devraient bénéficier du même traitement de faveur, dans la mesure où ils sont auréolés d'une légitimité renforcée et qu'ils ont été validés par l'autorité administrative (15). Mais lorsqu'ils auront été arrêtés unilatéralement par l'employeur, après information et consultation du comité d'entreprise et, le cas échéant, du CHSCT, puis homologués par l'autorité administrative, leur légitimité sera moindre puisqu'ils n'auront pas, en tout ou partie, fait l'objet d'un accord, ce qui pourrait justifier le maintien d'un contrôle normal du juge judiciaire sur la légitimité des différences. Mais ici, peut-être, pourrait-on considérer que le processus d'information-consultation, combiné à une homologation administrative qui s'étend au caractère suffisant des moyens mobilisés pour le plan, devrait logiquement s'étendre aussi au respect de l'égalité de traitement ; il sera d'ailleurs intéressant de connaître la position du Conseil d'Etat, lorsqu'il aura à connaître de recours dirigés contre les décisions de validation ou d'homologation, et singulièrement de l'intensité du contrôle qu'il envisagera alors de mettre en oeuvre.
Il convient également de s'interroger sur l'application de la solution à toutes les catégories professionnelles, au-delà des cadres, à la lecture du communiqué qui accompagne la publication de l'arrêt sur internet et dont on peut penser que chaque terme a été sous-pesé par son auteur (16). Une réserve, qui ne figure pas dans la décision elle-même, a, en effet, été "ajoutée", et le communiqué indique que la nouvelle solution vaudra "à tout le moins entre les catégories qui ont un support légal et entre lesquelles le législateur lui-même opère des différences", ce qui semble de nature à restreindre la portée de la décision (17). Si, bien entendu, les cadres sont principalement visés par cette décision, on peut s'interroger sur le sort réservé aux journalistes, aux itinérants non-cadres, aux ingénieurs, ces catégories professionnelles étant, d'une manière ou d'une autre, consacrées par le Code du travail, mais pour des raisons précises, tenant d'ailleurs souvent au droit électoral.
La raison d'être de cette hésitation sur la portée est relativement simple à justifier. La modestie du contrôle désormais imposé au juge tient au fait que la catégorie des cadres, en cause dans cette affaire, bénéficie d'un traitement de faveur par la volonté même du législateur, ce qui explique, d'ailleurs, l'alignement du contrôle exercé par le juge judiciaire sur celui du juge constitutionnel. Cette structuration du droit des relations professionnelles, autour de cette distinction entres cadres et non-cadres, s'impose donc, dans une certaine mesure, aux partenaires sociaux eux-mêmes et aux entreprises qui appliquent les accords négociés au niveau des branches, ou des professions ; comment, dans ces conditions, reprocher à un employeur en particulier une différence de traitement qui le dépasse historiquement, et juridiquement ? (18)
Le juge ne vérifiera donc le respect du principe d'égalité de traitement que lorsque la différence de traitement aura été introduite par les partenaires sociaux ou l'employeur dans l'exercice de leur pouvoir normatif. Voilà aussi pourquoi il paraissait légitime d'écarter l'application du principe d'égalité de traitement en matière de régimes de retraite cadres/non-cadres, puisque, comme l'avait relevé la Cour de cassation en 2013, les différences résultent de choix hérités de l'histoire qui s'imposent tant à l'employeur qu'aux partenaires sociaux eux-mêmes (19). On comprend alors mieux pourquoi la Cour de cassation pourrait être tentée de restreindre cette nouvelle jurisprudence aux seules différences de traitement entre des catégories légalement consacrées, sans nécessairement s'étendre à des catégories purement conventionnelles qui n'auraient pas la même légitimité légale.
Limites externes. La solution retenue dans cet arrêt concerne l'application du principe d'égalité de traitement et ne saurait remettre en cause les solutions qui prévalent en matière de discriminations. Ces règles ont, en effet, une assise communautaire et légale et sont soumises à un régime dérogatoire qu'il n'est pas dans le pouvoir de la Cour de cassation d'écarter. Dès lors qu'un salarié prétendra bénéficier d'un avantage qui lui est refusé par un accord pour un motif qu'il estime discriminatoire, alors non seulement cet avantage devra, pour cette seule raison, lui être accordé s'il remplit les autres conditions pour en bénéficier, mais il devra bénéficier du régime de la preuve prévu par l'article L. 1134-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6054IAH).
Quid du principe "A travail égal, salaire égal" ? Reste à déterminer si cette nouvelle jurisprudence trouvera également à s'appliquer lorsque le salarié invoque la violation du principe "à travail égal, salaire égal".
La réponse nous semble devoir être positive lorsque le salarié met en cause une inégalité de rémunération résultant d'un accord collectif, car ici, la parenté avec le principe d'égalité de traitement est très forte (20). Il conviendra, toutefois, de réserver un sort particulier aux demandes concernant des inégalités femmes-hommes car il s'agit alors de discriminations sexistes qui doivent bénéficier des aménagements légaux favorables aux victimes.
En revanche, lorsqu'un salarié se plaint, non pas d'être mal traité par un texte, mais de se trouver mal traité, de fait, parce qu'il ne bénéficie pas d'avantages accordés à d'autres pour d'autres raisons, soit que son contrat de travail ne le prévoit pas, soit qu'il relève d'un établissement dans lequel aucun avantage comparable n'existe, soit toute simplement que l'employeur n'a pas voulu lui accorder un avantage (salaire d'embauche, promotion, progression de carrière, prime exceptionnelle, etc.), alors il nous semble que la méthodologie nouvelle ne trouvera pas à s'appliquer, notamment parce qu'aucune présomption de légitimité ne trouvera à s'appliquer pour justifier, a priori, les avantages réservés à certains. Les solutions admises antérieurement continueront alors logiquement à s'appliquer (21).
Décision
Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9) Rejet (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 30 mai 2013, n° 11/23195 N° Lexbase : A3319KEN). Textes concernés : Principe d'égalité de traitement. Mots clef : égalité de traitement ; cadres ; différences de traitement ; office du juge. Lien base : (N° Lexbase : E2592ET8). |
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