La lettre juridique n°572 du 29 mai 2014 : Avocats/Statut social et fiscal

[Jurisprudence] Qui doit supporter les conséquences de la rupture d'un contrat d'avocat collaborateur libéral ?

Réf. : CA Rouen, 19 mars 2014, n° 13/04940 (N° Lexbase : A2097MH7)

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par Hervé Haxaire, Ancien Bâtonnier, Avocat à la cour d'appel, Président de l'Ecole régionale des avocats du Grand Est (ERAGE)

le 29 Mai 2014

Le conseil de l'Ordre des avocats à la cour d'appel de Rouen, selon les termes d'un arrêt de cette cour, a adopté le 11 juin 2013 les délibérations suivantes :
- souscription de l'Ordre à titre collectif à un contrat "assurance perte de collaboration-avocat" proposé par la SCB (Société de courtage des barreaux), sous réserve de la modification de l'article 11 du contrat d'assurance dans les termes proposés, afin que le Bâtonnier ait une voix prépondérante au sein du comité de gestion paritaire ;
- imputation du montant de la cotisation due au titre du contrat "assurance perte de collaboration-avocat" sur le budget de l'Ordre consacré aux oeuvres sociales ;
- souscription au contrat "assurance perte de collaboration-avocat" proposé par la SCB à compter du 1er juillet 2013.
Deux avocats associés du barreau de Rouen ont déféré cette décision du conseil de l'Ordre à la cour d'appel qui, par arrêt en date du 19 mars 2014, a déclaré recevable l'intervention volontaire du Syndicat des avocats de France (SAF) qui s'était associé sur le fond aux moyens développés par la conseil de l'Ordre, mais a annulé la délibération du conseil de l'Ordre des avocats de Rouen en date du 11 juin 2013 ayant autorisé la souscription d'une assurance collective "perte de collaboration". Bien entendu, la cour d'appel de Rouen a statué en droit sur les moyens qui lui étaient soumis par les avocats demandeurs à l'annulation de la décision ordinale, d'une part, par le conseil de l'Ordre et le SAF, d'autre part. Mais, au-delà des règles de droit, ce sont bien des questions d'éthique et des questions de principe qui sont posées. Le premier motif essentiel de l'arrêt est le suivant : "Le choix d'imposer à tous les avocats du barreau de Rouen de participer par leurs cotisations et les ressources de l'Ordre au financement d'une assurance non imposée par la loi est de nature à contredire le caractère indépendant et libéral de la profession, en collectivisant le risque lié à la perte de collaboration, inhérent au caractère libéral du statut d'avocat collaborateur, pour le faire supporter par l'ensemble de la profession".

Le conseil de l'Ordre et le SAF faisaient valoir, notamment, que la délibération était compatible avec la nature libérale de l'activité de l'avocat, les valeurs libérales de la profession d'avocat ne s'attachant pas à une prise de risque ou à un esprit d'entreprise, mais seulement à son mode d'exercice indépendant de son client et à la nature de sa prestation, un service intellectuel.

La cour d'appel de Rouen n'a pas voulu se laisser enfermer dans ce débat sémantique sur les valeurs libérales de la profession d'avocat. Elle a visé, quant à elle, l'article 7 de la loi de 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ), renvoyant à l'article 18 de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005, en faveur des petites et moyennes entreprises (N° Lexbase : L7582HEK), dont il résulte que le "collaborateur libéral exerce son activité professionnelle en toute indépendance, sans lien de subordination".

Elle aurait pu utilement viser aussi le V de ce même article 18 qui dispose que "le collaborateur libéral relève du statut social et fiscal du professionnel libéral qui exerce en qualité de professionnel indépendant".

La définition de la qualité de professionnel indépendant du collaborateur libéral y est moins philosophique, mais plus juridique.

Tout aussi déterminant est le motif de la cour tiré de la collectivisation du risque lié à la perte de collaboration, pour le faire supporter par l'ensemble de la profession, alors que le risque de perte de collaboration est inhérent au caractère libéral du statut d'avocat collaborateur.

Les juges du fond, qui n'ont pas à se prononcer sur l'opportunité d'une décision prise par un conseil de l'Ordre, se sont abstenus de dire qui, à défaut de collectivisation du risque de perte de collaboration, devait supporter ce risque. Les réponses possibles méritent toutefois d'être envisagées : le collaborateur, ou l'avocat qui engage un collaborateur ?

Le conseil de l'Ordre de Rouen et le SAF semblaient avoir une préférence pour un partage du risque par l'ensemble des confrères, plutôt que par les avocats directement concernés par la rupture du contrat de collaboration.

Le deuxième motif déterminant de l'arrêt du 19 mars 2014 est le suivant : "Au surplus, l'octroi de cet avantage aux avocats collaborateurs, alors que les autres avocats libéraux, exerçant à titre individuel ou en qualité d'avocats associés, n'en disposent pas, introduit une rupture d'égalité, non prévue par la loi, dans l'exercice de la profession".

Curieusement, ce sont des magistrats qui rappellent et consacrent un principe intangible de la profession d'avocat, celui de l'égalité entre confrères. Mieux, la cour sanctionne, en prononçant l'annulation de la délibération litigieuse, une rupture d'égalité dans l'exercice de la profession d'avocat.

Le conseil de l'Ordre et le SAF contestaient qu'il soit porté atteinte à l'égalité entre avocats et faisaient valoir qu'il s'agissait, durant les premiers mois suivant la perte de la collaboration, de permettre à un confrère avocat, en règle générale débutant dans la profession, d'éviter d'accepter, sous pression professionnelle et financière, une collaboration aux conditions parfois peut-être abusives ou de s'installer sans les ressources nécessaires à assurer la pérennité de son exercice.

Que l'aveu que, "peut-être", une proposition de collaboration pourrait comporter des conditions abusives, est étonnant quand il sera rappelé qu'il entre, évidemment, dans les prérogatives de l'Ordre et de son Bâtonnier de les proscrire et de les empêcher.

L'article 7 de la loi du 31 décembre 1971, en vigueur depuis le 30 mars 2011, énumère les modes d'exercice possibles de la profession d'avocat : "L'avocat peut exercer sa profession soit à titre individuel, soit au sein d'une association dont la responsabilité des membres peut être, dans les conditions définies par décret, limitée aux seuls membres de l'association ayant accompli l'acte professionnel en cause, d'une société civile professionnelle, d'une société d'exercice libéral ou d'une société en participation prévues par la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990, relative à l'exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé (N° Lexbase : L3046AIN), soit en qualité de salarié ou de collaborateur libéral d'un avocat ou d'une association ou société d'avocats. Il peut également être membre d'un groupement d'intérêt économique ou d'un groupement européen d'intérêt économique.

Sans préjudice des dispositions du présent article, l'avocat peut exercer sa profession en qualité de collaborateur libéral d'un avocat selon les modalités prévues par l'article 18 de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005, en faveur des petites et moyennes entreprises".

L'exercice de la profession "en qualité de collaborateur libéral d'un avocat" n'est donc que l'un des innombrables modes d'exercice prévus par la loi.

La sanction d'une discrimination, même si la cour de Rouen n'a pas utilisé ce mot, n'était donc pas dépourvue de tout fondement légal.

L'arrêt de Rouen a écarté un troisième moyen invoqué par le conseil de l'Ordre et par le SAF dans les termes suivants : "Si l'article 17-6 de la loi de 1971 permet au conseil de l'Ordre de traiter de toute question intéressant l'exercice de la profession et de veiller à l'observation des devoirs des avocats ainsi qu'à la protection de leurs droits, et notamment d'administrer et d'utiliser les ressources de l'Ordre pour assurer les secours, allocations ou avantages quelconques attribués à ses membres ou anciens membres, ces pouvoirs ne peuvent être exercés que sous réserve du respect des règles de la profession d'avocat.

La délibération litigieuse, non compatible avec le caractère libéral et indépendant de la profession pour les motifs ci-dessus exposés, sera en conséquence annulée".

La cour d'appel, juge de la légalité ou juge de l'opportunité des décisions d'un conseil de l'Ordre ?

La cour répond clairement que c'est comme juge de la légalité qu'elle prononce l'annulation de la décision du conseil de l'Ordre.

Rappelons que, selon les dispositions de l'article 15 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 (N° Lexbase : L8168AID), visé par la cour de Rouen, un avocat peut exercer un recours contre une délibération ou une décision du conseil de l'Ordre quand il s'estime lésé dans ses intérêts professionnels.

Tous les avocats d'un barreau, notamment par leurs cotisations, concourent aux ressources de l'Ordre.

En l'espèce, ce n'est pas le Procureur général, mais bien deux avocats du barreau de Rouen, qui ont fait valoir que la délibération en date du 11 juin 2013 lésait leurs intérêts professionnels.

La collectivisation du risque lié à la perte de collaboration, en en faisant supporter le coût à l'ensemble du barreau, comme la rupture d'égalité entre avocats (tous libéraux et tous indépendants) au seul profit des avocats collaborateurs (et des avocats qui les recrutent ?) ont été considérés implicitement, mais nécessairement, par la cour d'appel de Rouen comme portant atteinte aux règles légales qui régissent la profession, et aux intérêts professionnels des membres du barreau de Rouen.

Durant des décennies, le statut de collaborateur de l'avocat a été avant tout provisoire. Il coïncidait généralement, sauf les cas plus rares de collaborations durables, avec la période du stage.

Le stage était pour le jeune avocat, nouvellement diplômé, une période transitoire de formation.

Mal rémunéré, parfois non rémunéré, l'avocat stagiaire collaborateur qui n'avait pas reçu de formation initiale digne de ce nom était considéré comme "un confrère plein d'avenir", mais au demeurant peu compétent dans l'immédiat. Par sa fréquentation assidue du Palais, celle des juridictions extérieures, l'assistance aux expertises, et en dépit des formatrices et chronophages commissions d'office, il était néanmoins utile au cabinet qui l'employait.

Ce jeune collaborateur apprenait son métier, admirait et enviait son maître de stage, ou pas, et rêvait du jour de son installation prochaine.

Il s'accommodait, ou mal, de sa médiocre rémunération, la sachant temporaire. Le jeune collaborateur parvenait, peu ou prou, à développer une clientèle personnelle qui venait corriger la modicité de sa rétrocession d'honoraires.

Le maître de stage trouvait, lui aussi, des avantages à une rémunération de faible niveau, évidemment, d'autant plus faible qu'elle ne donnait lieu à aucunes charges sociales patronales.

Le stage, et donc la collaboration, terminés, le maître de stage prenait un autre stagiaire, contribuant ainsi à l'accroissement exponentiel de l'effectif du barreau, la notion même de numerus clausus étant alors étrangère à la profession.

Employer un collaborateur était valorisant. C'était un signe de grande activité du cabinet, même s'il n'est pas certain que le collaborateur aurait été embauché avec un statut de salarié, si le statut libéral n'avait pas existé.

L'administration fiscale comme les organismes sociaux ne voyaient rien à redire à ce statut d'avocat "collaborateur libéral et indépendant", puisque c'est de formation dont il était question.

Mais cela, c'était avant.

De transitoire, le statut de l'avocat collaborateur est devenu précaire.

La fusion des anciennes professions d'avocat et de conseil juridique a introduit le salariat dans la nouvelle profession d'avocat, avec la protection qui est attachée au statut de salarié.

La formation de l'avocat a été réformée en profondeur et le stage a disparu. Les difficultés économiques dans l'exercice de la profession d'avocat sont apparues.

Le statut de collaborateur a été maintenu. Amendé, mais maintenu.

Dans les faits, il n'est plus lié aux premières années d'exercice de la profession suivant la prestation de serment. Il est devenu un mode d'exercice qui mériterait de figurer dans l'énoncé de l'article 7 de la loi de 1971, au premier alinéa, parmi les modes les plus usités, et nos pas comme de façon anecdotique, au deuxième alinéa de ce texte.

La collaboration est devenue un statut quasi permanent pour de nombreux avocats, ce qui ajoute à sa précarité.

Les avocats collaborateurs libéraux, censés développer une clientèle personnelle ne le peuvent souvent pas dans un contexte de crise aigüe et persistante.

Faut-il, dès lors, s'étonner, voire feindre de s'émouvoir, que de nombreux avocats collaborateurs, pourtant libéraux et indépendants, revendiquent des droits qui se rapprochent du statut des avocats collaborateurs salariés (dans les domaines de la maternité, de la parentalité, de l'adoption, des conditions d'exercice et de rupture de la collaboration, de rémunération) ?

Le Conseil national des barreaux a modifié en profondeur et à de nombreuses reprises son RIN, notamment lors de sa dernière assemblée générale des 11 et 12 avril 2014, dans le sens d'un rapprochement du statut de l'avocat collaborateur libéral avec celui de l'avocat collaborateur salarié.

Nouvelle étape, l'instauration par la Société de courtage des barreaux d'une assurance liée à la perte de collaboration et à laquelle souscrivent des barreaux, comme celui de Rouen.

Une assurance offre des garanties, c'est son objet même.

Elle est objet de commerce, en l'occurrence par une entreprise qui n'est pas totalement éloignée d'institutions représentatives de la profession et elle génère des bénéfices. Mais elle a également un coût.

Une première question est de s'interroger sur le point de savoir si le contrat de collaboration a encore une justification en 2014, alors qu'il peut être recouru à un contrat de collaboration salarié qui accorde les plus grandes protections aux collaborateurs. N'y aurait-il pas lieu, pour apprécier justement le degré d'indépendance et le caractère libéral de son exercice, de vérifier que l'avocat collaborateur libéral a une activité personnelle notable ?

C'est à l'évidence aux syndicats qu'il appartient de répondre à cette première question.

Une deuxième question est de savoir qui doit supporter le coût d'une assurance pour perte de collaboration ?

Dans le contrat de collaboration salariée, employeur et collaborateur salarié cotisent seuls aux assurances contre le chômage.

Pour ce qui concerne le contrat de collaboration libérale, la cour d'appel de Rouen a proposé une réponse.

Décision

CA Rouen, 19 mars 2014, n° 13/04940 (N° Lexbase : A2097MH7)

Lien base : (N° Lexbase : E9310ETY)

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