La lettre juridique n°572 du 29 mai 2014 : Éditorial

De la damnatio memoriae au droit à l'oubli : so let it be written, so let it be... forgotten

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N2407BUP

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 29 Mai 2014


N'en déplaise aux Classiques et tenants de la décroissance, Big brother est inéluctable, ne serait-ce que parce que la base du développement civilisationnel est numérique et, de ce fait universelle, parce que pérenne et mondialisée. Alors, on assiste, ça et là, à une querelle, plus existentielle toutefois que celle, jadis, des Anciens et des Modernes, mais qui n'a pour seule finalité raisonnable que de trouver l'équilibre entre l'infaillibilité constitutionnelle de la machine et la vulnérabilité inhérente de l'individu, au-delà de l'absolue perfection de sa propre conviction. Et l'on sait, désormais, que Boileau comme Perrault ont fait rayonner, tout deux, le Grand siècle littéraire français.

L'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne, le 13 mai 2014, à l'encontre de Google, est évidement de ces batailles là. En pleine négociation sur la réforme de la Directive 95/46/CE, qui fixe le cadre juridique européen applicable aux moteurs de recherche en matière de protection des données à caractère personnel, la Cour consacre le "droit à l'oubli", de manière quasi-absolue, puisque, cette fois, les informations personnelles relayées sur internet via le célèbre moteur de recherche étaient, certes anciennes, mais surtout véridiques. Google est désormais "obligé de supprimer de la liste des résultats, des liens [...] contenant des informations relatives à [toute personne qui en fait la demande]", pour une désindexation permanente. Seule exception concédée par les juges strasbourgeois : le cas des personnes ayant un rôle dans la vie publique et nécessitant que l'on ait accès à leurs informations personnelles.

Le curseur entre le droit à l'oubli et la liberté d'expression ou le droit à l'information était, jusqu'à présent, certes perfectible, mais assez simple d'application, du moins pour l'éditeur comme pour le moteur de recherche : la licéité de la donnée personnelle emportait, par principe, le droit de publier l'information en cause. Il appartenait donc au juge de déterminer si les conditions d'obtention de la donnée étaient condamnables ou non ; l'illicéité entraînant de ce seul fait l'obligation de retirer de la toile, autant que possible, l'accès à l'information que l'on souhaitait effacer de la mémoire numérique collective. Et, le tout était couvert par la mise en oeuvre d'une responsabilité pour préjudice prouvé.

Désormais, la Cour estime que, même vraie, l'information personnelle n'a qu'une pertinence limitée dans le temps ; ce qui induit une durée prédéterminée de la conservation de la donnée : autant dire un non-sens lorsqu'il s'agit de données numériques sensées être imprescriptibles. Cela revient, pour les opérateurs d'internet, à incendier volontairement la Grande bibliothèque d'Alexandrie ! Bien entendu, quid de la durée en cause ? Qui est juge de la pertinence d'une information dans le temps ? Comment le droit à l'oubli se combine-t-il avec le devoir de mémoire ? Ne risque-t-on pas l'uchronie, une réécriture de l'histoire personnelle de l'individu en quête, pas nécessairement d'anonymat, mais d'un oubli collectif de ses actions et exactions ? Sans aller jusqu'au Feld Maréchal von Bonaparte de Jean Dutourd, ne favorise-t-on pas le syndrome "Rocancourt", du nom de ce célèbre escroc contemporain aux dizaines de vies ? Il ne sera rien de plus facile que d'ostraciser telle ou telle partie de sa vie ou information personnelle, pourtant vraie et constitutive de son identité, pour falsifier son histoire, au moins aux yeux des générations futures...

La Cour émet une réserve, sérieuse, concernant les personnes jouant un rôle dans la vie publique désormais encadrée même sur le net. Mais, de la même manière, qui déterminera si l'individu invoquant son droit à l'oubli est une personne publique ? Ce statut dépendra-t-il des fonctions professionnelles, sociales ? Des qualités et compétences artistiques ou physiques de l'individu ? A l'heure des réseaux sociaux déballant la vie de chacun sans pudeur et sans retenue, qu'est-ce qui ne relève pas de la vie publique ? Qui n'y joue aucun rôle ?

Il est à douter que les éditeurs et, encore plus, les moteurs de recherche n'établissent des protocoles de non-publication ou de désindexation automatiques sur la base de "frontières" du permissible aussi floues ; ils préfèreront attendre le verdict d'un juge les intimant de retirer les données en cause de leurs sites ou de leurs résultats. La quête d'humanisation de la machine numérique est un noble combat, mais il engrange une "usine à gaz" sans précédent. Le choc est d'autant plus frontal qu'il provoque tous les industriels de l'internet, donc l'économie du XXIème siècle, mais révèle également la diversité des sociétés occidentales. Quand la vie d'un européen pourra être gommée sur la toile, celle d'un américain sera imprescriptible au nom du premier amendement !

Il fut un temps où l'on pouvait être condamné post mortem à l'oubli. C'était la damnatio memoriae antique. On retirait les honneurs reçus, on effaçait le nom du condamné sur les monuments et stèles. Pharaon interdisait de prononcer le nom même de Moise son frère de lait... Quand Caracalla rayait de la mémoire collective le nom de Geta, son frère assassiné sur ses ordres... L'oubli était sans doute la plus intime des sanctions publiques ; le nom étant le seul bien qui pouvait traverser les âges ; le seul patrimoine imprescriptible.

Mais, on croyait, en ce temps là, à l'au-delà et à la rédemption après la mort. Aujourd'hui, l'individu exige la réhabilitation au cours de sa propre vie terrestre, et que le monde oublie ses crimes comme ses petites imperfections...

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