Réf. : CE 8° et 9° s-s, 7 janvier 2000, n° 186108, M. et Mme Philippe c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie (N° Lexbase : A9277AGP)
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le 07 Octobre 2010
En l'espèce, M. Philippe, qui exploitait à titre individuel un fonds de commerce de négoce et de conditionnement de beurre en gros, avait acheté, à bas prix, du beurre à un escroc en toute connaissance de cause. Condamné pénalement pour recel de marchandises, il avait été confondu devant la juridiction civile par les victimes de cette escroquerie et condamné solidairement, avec l'auteur principal de l'infraction, à leur verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi. M. Philippe avait, par la suite, déduit des résultats de l'exercice, au cours duquel cette condamnation civile avait été prononcée, la somme ainsi mise à sa charge. En outre, il avait constitué des provisions pour couvrir le risque d'autres condamnations.
L'administration n'avait pas admis ces déductions au motif qu'elles ne s'inscrivaient pas dans le cadre d'une gestion commerciale normale. Saisie de cette affaire, la cour administrative d'appel de Nantes avait confirmé ce redressement eu égard aux risques pris par le contribuable, dans la gestion de son entreprise, excédant manifestement ce qu'un chef d'entreprise peut être conduit à prendre pour améliorer les résultats de son exploitation.
Contrairement aux conclusions de son commissaire du Gouvernement, qui avait suivi le raisonnement de la cour administrative d'appel, le Conseil d'Etat a rappelé que l'illicéité ne vaut pas anormalité et, par conséquent, avait censuré, pour erreur de droit, l'arrêt de la cour administrative d'appel, avant de conclure à la déductibilité des sommes litigieuses.
Concrètement, la question posée par la requête des époux Philippe était de savoir si une sanction à caractère civil présente toujours le caractère de charge déductible (1), malgré le fait qu'elle procède d'un acte de gestion condamné pénalement (2).
1. Le principe de déductibilité fiscale des sanctions à caractère civil, indépendamment de leur caractère licite ou illicite
Dans le cadre de son activité, une entreprise, qui ne respecte pas ses obligations contractuelles, peut être condamnée à une astreinte ou à verser des dommages-intérêts à son cocontractant. Par principe, ces diverses pénalités, inhérentes aux risques de la profession, constituent des charges déductibles des résultats de l'exploitation (1.1). Concernant les condamnations civiles consécutives à l'exercice d'une activité immorale, voire illicite, la réponse est plus délicate. Cependant, selon une jurisprudence devenue classique, il n'existe aucun lien entre la déductibilité d'une charge et le caractère illicite de cette dernière (1.2.)
1.1. Le principe de déductibilité de toutes les charges fiscales...
En disposant que le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, l'article 39 du CGI , applicable en matière de bénéfices industriels et commerciaux et en matière d'impôt sur les sociétés , édicte un principe général de déductibilité. Par conséquent, si une dépense ou une perte est subie dans le cadre de la gestion d'une entreprise, il convient d'en admettre la déduction, à moins qu'un texte ne l'interdise formellement.
De telles interdictions sont nombreuses. Ainsi, par exemple, l'article 39, 2, du CGI interdit la déduction des amendes ou des pénalités mises à la charge des contribuables qui ont contrevenu aux dispositions régissant l'assiette des impôts. L'article 39, 2 bis, du même code exclut la déduction des sommes versées à un agent public étranger en vu d'obtenir un marché public. Enfin, l'article 39, 4, du CGI interdit la déduction de certaines dépenses somptuaires.
En revanche, en dehors de ces interdictions expresses, toutes les autres dépenses sont déductibles du résultat imposable, sous réserve bien évidemment de la théorie de l'acte anormal de gestion. Ainsi, les sanctions pécuniaires à caractère civil sont, elles aussi, en principe, déductibles.
Cependant, en application des principes généraux du droit fiscal, la jurisprudence a été amenée à condamner certaines dépenses illicites. Le Conseil d'Etat affirme, en effet, que le principe de la personnalité des sanctions pénales s'oppose à la déduction des amendes pénales infligées au contribuable imposable (CE 9° et 8° s -s, 8 juillet 1998, n° 158891, Association Radio Free Dom c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A5737B7M).
En conséquence, la question demeure de savoir si le caractère illicite des dépenses supportées par les entreprises, au regard d'une législation autre que fiscale, est de nature à influer sur leur déductibilité. En d'autres termes, la fiscalité doit-elle contribuer à la moralisation des affaires ?
1.2. ...indépendamment de leur caractère illicite.
Pendant longtemps, le Conseil d'Etat refusa la déductibilité de dépenses supportées par des entreprises dans leur propre intérêt à raison de leur caractère illicite ou immoral.
Puis, cette jurisprudence fut abandonnée par le Haut conseil, à l'occasion de toute une série d'arrêts ayant fait suite à un arrêt de Section du 1er juillet 1983 (CE du 1er juillet 1983, n° 28315, Ministre du Budget c/ Société X N° Lexbase : A0654AM8) qui, sur le fondement de l'article 39, 1, du CGI, a reconnu que des intérêts moratoires, dont était redevable une banque envers la Banque de France, pour n'avoir pas constitué des réserves obligatoires auxquelles elle était tenue par la réglementation sous peine de sanction pécuniaire, doivent être regardés comme fiscalement déductibles. Cette jurisprudence a posé le principe de la déductibilité fiscale des charges des entreprises indépendamment de leur caractère licite ou illicite, l'acte anormal de gestion ne se confondant pas avec l'acte illicite.
Depuis, le Conseil d'Etat a réaffirmé cette position à maintes reprises. Par exemple, dans une affaire de remise de "cadeaux" en infraction à la législation économique (CE, 11 juillet 1983 n° 33942, M. xxxxx c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A9178ALI), le Haut conseil a considéré que les dépenses illicites ne sont pas, par nature, non déductibles, dès lors qu'elles sont conformes à l'intérêt social.
En l'espèce, le Conseil d'Etat a pu ainsi regarder comme fiscalement déductible une condamnation civile prononcée contre un exploitant exerçant une activité de location de fonds de commerce à raison de son activité de recel pénalement sanctionnée.
Ainsi, toutes les sanctions pécuniaires à caractère civil sont, en principe, déductibles, puisque le seul fait qu'une pénalité trouve son origine dans un acte illicite ne suffit pas à interdire la déduction. Cependant, ce dernier ne doit pas être contraire ou étranger aux intérêts l'entreprise.
2. Déductibilité des sanctions à caractère civil résultant d'un acte de gestion condamné pénalement
Une charge n'est déductible fiscalement que dans la mesure où elle correspond à l'intérêt de l'entreprise. Or, comme le souligne le Conseil d'Etat dans sa décision "Philippe", une dépense illicite, même constitutive d'un délit pénal, n'est pas nécessairement anormale, si elle s'inscrit dan l'intérêt de l'entreprise et contribue à son enrichissement (2.1.), peu importe les risques encourus par celle-ci pour arriver à cette fin (2.2).
2.1. Absence de lien automatique entre illicéité et acte anormal de gestion
Conformément à sa jurisprudence traditionnelle fondée sur "l'amoralisme" du droit fiscal, le Conseil d'Etat considère, depuis sa décision du 1er juillet 1983 précitée, que le caractère illicite d'un acte ne préjuge pas, en soi, de l'intérêt qu'il présente ou non pour l'entreprise.
Ainsi, une dépense peut présenter un caractère illicite sans pour autant constituer un acte anormal de gestion, dès lors qu'elle a été engagée dans l'intérêt de l'entreprise. C'est la raison pour laquelle, par exemple, le Conseil d'Etat a admis que des "pots-de-vin" puissent être déduits du résultat imposable, lorsqu'ils ont permis d'obtenir des marchés à l'exportation (CE, 5 décembre 1983, n° 35697, Société xxxxx c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie [LXB=1840AM4]).
Cette solution jurisprudentielle se justifie par le respect du principe de non-immixtion de l'administration fiscale et du juge de l'impôt dans la gestion de l'entreprise, principe selon lequel "le contribuable n'est jamais tenu de tirer, des affaires qu'il traite, le maximum de profits que les circonstances lui auraient permis de réaliser" (CE 8° s-s, 7 juillet 1958, n° 35977, M. Dupont c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie), ainsi que de l'interdiction faite au juge fiscal de connaître des actes répréhensibles, dont la sanction relève d'un autre juge.
Par conséquent, un juge ne peut se fonder sur le caractère délictuel de l'activité qui est la cause des charges dont la déduction est en litige, pour estimer qu'elles résultent d'un acte anormal de gestion. Seul compte l'intérêt de l'entreprise... et celui du Trésor !
Dans l'arrêt "Philippe", comme le souligne le commissaire du Gouvernement, "il est clair qu'en participant à un circuit de carambouille, M. Philippe pouvait acquérir des produits qui n'étaient pas payés aux producteurs par son fournisseur ou à un prix inférieur à leur prix d'achat normal et que son entreprise avait intérêt à la mise en place de ce système qui avait pour conséquence nécessaire une augmentation de sa marge bénéficiaire".
Pourtant, il est certain que la commission d'infractions, tel que le recel entraîne, aussi des conséquences dommageables pour l'entreprise, qui peuvent venir contrebalancer la perspective d'un gain purement financier. En effet, outre la possibilité pour l'exploitant d'être condamnée à une lourde amende pénale, qui n'est pas déductible, ce dernier risque aussi l'emprisonnement et la dissolution de la personne morale.
Pour apprécier l'intérêt de l'entreprise à participer à de telles activités délictueuses et déterminer l'existence d'un acte anormal de gestion, la cour administrative d'appel de Nantes a retenu le critère du risque manifestement excessif.
2.2. La notion de risque excessif
Pour apprécier l'existence ou non d'un acte anormal de gestion, la cour administrative d'appel de Nantes a repris une jurisprudence prétorienne du Conseil d'Etat développée notamment dans l'arrêt "Loiseau" du 17 octobre 1990 (CE Contentieux, 17 octobre 1990, n° 83310, M. Loiseau c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A4669AQY), dans lequel il refuse la déductibilité des charges engagées par un exploitant, dès lors que les mesures prises par ce dernier excèdent manifestement les risques qu'un chef d'entreprise peut être amené à prendre pour améliorer les résultats de son exploitation. Néanmoins, il considère qu'il n'y a pas de gestion anormale si le risque encouru est seulement important. Dans cette affaire, il s'agissait d'un gestionnaire de portefeuilles, qui dans l'intérêt de son entreprise, a versé à ses clients pour les garantir des pertes susceptibles de résulter de sa gestion des sommes largement plus importantes que ses recettes professionnelles. En persistant à offrir une telle garantie pendant plusieurs exercices, le Conseil d'Etat a estimé que le gestionnaire a manifestement excédé les risques qu'un chef d'entreprise peut prendre dans l'intérêt de son exploitation.
En l'espèce, la cour administrative d'appel a considéré qu'en raison, notamment, du fait que M. Philippe avait demandé aux camionneurs de son entreprise de feindre de prendre la direction de la prétendue entreprise de l'auteur principal de l'escroquerie au moment de quitter le marché de Rungis de manière à conforter les fournisseurs dans l'idée que l'entreprise de celui-ci avait une consistance réelle, le contribuable avait pris des risques manifestement excessifs à ceux qu'un chef d'entreprise peut être amené à prendre pour améliorer les résultats de son exploitation. Elle en a déduit que les condamnations civiles prononcées contre le requérant personnellement, en réparation du préjudice causé aux victimes de son activité pénalement sanctionnée ne pouvaient être regardées comme des dépenses exposées dans l'intérêt de l'entreprise et ne pouvaient par suite être déduites des résultats de celle-ci, nonobstant la circonstance que celle-ci avait tirée initialement un profit de cette activité délictueuse.
En censurant pour erreur de droit cette décision, le Haut conseil semble revenir sur la jurisprudence "Loiseau", qui constitue une dérogation au principe de non-immixtion de l'administration et du juge dans la gestion de l'entreprise : "c'est seulement si [les] opérations ont été décidées à des fins étrangères aux intérêts de l'entreprise qu'elles peuvent être réputées relever d'une gestion anormale".
Cependant, il convient de ne pas oublier que cette notion de "risque excessif" a été mise en oeuvre pour fixer une règle de quantum de la charge déductible et non pour fonder un principe de non-déductibilité. Dans sa décision, le Conseil d'Etat ne visait sans doute qu'à censurer l'extension de cette théorie prétorienne par la cour administrative d'appel.
Enfin, statuant sur le fond, le Conseil d'Etat considère, qu'en l'espèce, l'administration n'établit pas l'existence d'un acte anormal de gestion. Il convient de rappeler que la Haute cour administrative a déjà posé comme principe que la charge de la preuve de l'acte anormal de gestion incombe à l'administration dans un arrêt du 8 août 1990 (CE, 8 août 1990, n° 92997 SA International Transports (INTERTRANS) Paris c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A4781AQ7). Selon le Conseil d'Etat, il ne suffit pas de constater la déduction, dans les charges fiscales d'une entreprise, de condamnations pécuniaires procédant d'activités délictueuses pour déduire l'existence d'un acte anormal de gestion.
Par cette décision "Philippe", le Conseil d'Etat a considéré que les sanctions, qu'un tribunal civil met à la charge d'une entreprise lors d'un litige intéressant son activité commerciale, présentent, toujours, le caractère d'une charge déductible du résultat imposable, même si ces condamnations sont la conséquence d'un acte de gestion, qui a été condamné pénalement.
Cette solution nous semble particulièrement critiquable pour au moins deux raisons. D'une part, elle revient à considérer que le recel et l'escroquerie peuvent être considérés comme des pratiques conformes à l'intérêt de l'entreprise. D'autre part, elle a pour conséquence de transférer le poids financier de la réparation civile du délinquant à l'Etat, et, par suite, aux contribuables.
Peu soucieux de ces considérations, le Conseil d'Etat a réitéré sa jurisprudence, dans un arrêt "Prieur" du 30 décembre 2002 (CE 3/8, 30 décembre 2002, n° 230033, M. Prieur c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A7091A4E) en estimant que constituait une charge déductible la réparation civile versée par un garagiste à une société de crédit-bail à la suite d'une condamnation pénale pour escroquerie.
Sabine Dubost
DESS de fiscalité internationale, Université de Paris II Panthéon -Assas
DEA de droit fiscal, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
- Déductibilité fiscale des sanctions pécuniaires ?, Philippe Losappio, Revue de droit fiscal de 2000, n° 28, P 1010 ;
- Où l'on voit le Conseil d'Etat confirmer dans un arrêt "pousse-au-crime" qu'une activité délictueuse peut être effectuée dans l'intérêt de l'entreprise, obs. critiques Fl. Deboissy, RTD com. 2000, p.760 ;
- Condamnations pécuniaires infligées par les juridictions civiles : qu'est-on en droit de déduire ?, Rémi Gouyet, JCP - La Semaine Juridique Entreprise et Affaires, n° 41 - 10 septembre 2002, p. 1610.
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