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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers-Institut de droit public (EA 2623)
le 28 Novembre 2013
Introduit en droit français par la loi n° 88-13 du 5 janvier 1998, d'amélioration de la décentralisation (N° Lexbase : L7828IRD), le bail emphytéotique administratif a rapidement connu le succès qu'on lui annonçait, au point de devenir en quelques années seulement l'un des instruments privilégiés par les collectivités territoriales pour valoriser leurs dépendances domaniales. En vérité, ce constat d'ensemble cache une réalité plus complexe car s'il a été initialement perçu comme une simple technique d'occupation domaniale, le BEA est très vite devenu la clef de voûte de montages contractuels complexes reposant sur des schémas "aller-retour" dans lesquels la personne publique loue un terrain à un preneur qui a pour mission de financer et de construire un ouvrage ou un équipement destiné à satisfaire les besoins de la collectivité territoriale et qui lui est alors loué pendant la durée nécessaire à l'amortissement des investissements réalisés par l'emphytéote. En d'autres termes, c'est parce qu'il permet le préfinancement privé d'ouvrages et/ou d'équipements publics que le BEA est devenu intéressant et qu'il a connu un succès que nul ne peut lui contester. Par son objet global et par sa structure financière, le BEA inscrit dans un montage aller-retour préfigurait les futurs partenariats public-privé. On notera d'ailleurs que les collectivités territoriales privilégient souvent le BEA et délaissent tout aussi souvent le contrat de partenariat de l'ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 (N° Lexbase : L2584DZQ) car sa conclusion nécessite toujours, à l'inverse du premier, la réalisation d'une évaluation préalable (1) apportant la preuve, soit de l'urgence, soit de la complexité, soit du bilan avantageux (certains préférant parler d'efficience) du projet envisagé.
Même s'il est plus facile de recourir au BEA qu'au contrat de partenariat, il ne faut pas en conclure que la conclusion d'un bail emphytéotique sur le domaine public peut s'opérer sans condition. Le BEA demeure un contrat fortement réglementé, même si son champ d'application s'est considérablement élargi au fil du temps et des législations successives. C'est précisément cette double question des conditions dans lesquelles les collectivités territoriales peuvent recourir au BEA et de l'articulation entre les législations successives s'y rapportant qui était au coeur de l'arrêt du Conseil d'Etat du 19 novembre 2013.
En l'espèce, une commune avait édifié, sur un terrain lui appartenant, trois bâtiments à usage de logements et de services à destination de la gendarmerie nationale. Ces bâtiments ont été achevés à la fin de l'année 2005 et donnés à bail à l'Etat le 1er février 2006. Par une délibération du 14 décembre 2009, le conseil municipal a autorisé son maire à signer un bail emphytéotique avec la société X pour lui transférer la gestion de cet ensemble immobilier. Saisi d'un déféré préfectoral, le tribunal administratif de Grenoble a annulé cette délibération et le bail conclu le 16 décembre 2009. Cette solution a été confirmée par la cour administrative d'appel de Lyon par un arrêt du 7 juillet 2011 (2).
La question posée au Conseil d'Etat était somme toute assez simple, mais riche d'enjeux. Elle était celle de savoir si la commune avait pu valablement conclure un bail emphytéotique dans le seul but de confier la gestion des immeubles accueillant les services de la Gendarmerie nationale. Les juges du fond avaient clairement affirmé que cela n'était pas possible au regard de la lettre de l'article L. 1311-2 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L7666IPM). Mais un doute était permis car l'article 96 de la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011, d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (N° Lexbase : L5066IPC) (dite "LOPPSI II"), avait justement modifié l'article L. 1311-2 précité pour permettre aux collectivités territoriales de conclure un BEA "en vue de la restauration, de la réparation, de l'entretien-maintenance ou de la mise en valeur" d'un bien. Faisant suite à un amendement adopté au Sénat, cette modification avait précisément été adoptée en vue de sécuriser la conclusion d'un certain nombre de BEA conclus par les collectivités territoriales pour le simple entretien, ou la gestion, de leur patrimoine immobilier.
Cette problématique n'était pas sans rappeler celle qui avait prévalu au sujet des BEA dits cultuels. Ces derniers s'étaient multipliés au fil des ans alors qu'un doute existait quant à leur validité au regard de la loi du 9 décembre 1905, concernant la séparation des Eglises et de l'Etat (N° Lexbase : L0978HDL). Pour éviter de futures complications contentieuses et la remise en cause de nombreux baux, l'ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006, relative à la partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L3736HI9), avait créé un BEA "cultuel" en complétant l'article L. 1311-2 du Code général des collectivités territoriales. Seulement, cette disposition ne protégeait les BEA "cultuels" que pour l'avenir. Les BEA "cultuels" conclus antérieurement n'ont été sécurisés que grâce au Conseil d'Etat qui a développé une interprétation très souple du principe de séparation des églises et de l'Etat dans son arrêt d'Assemblée "Commune de Montreuil-sous-Bois" du 19 juillet 2011 (3). En effet, le juge administratif a considéré que l'ordonnance du 21 avril 2006 n'avait fait qu'expliciter l'article L. 1311-2 en ouvrant aux collectivités territoriales la faculté, dans le respect du principe de neutralité à l'égard des cultes et du principe d'égalité, d'autoriser un organisme qui entend construire un édifice du culte ouvert au public à occuper pour une longue durée une dépendance de leur domaine privé ou de leur domaine public, dans le cadre d'un bail emphytéotique.
Sans doute le législateur espérait-il que la solution adoptée par le Conseil d'Etat au sujet du BEA cultuel allait être reproduite au sujet du BEA "sécurité". Pourtant, c'est une autre solution que la Haute juridiction administrative retient. Elle considère que la loi "LOPPSI II" ne comporte aucun effet rétroactif et qu'elle ne peut donc avoir pour effet de valider les BEA "sécurité" conclus antérieurement. Cela ne signifie pas que tous les BEA conclus avant l'entrée en vigueur de la "LOPPSI II" sont illégaux. Ils ne le sont que dans la mesure où leur objet dépasse ce qui était permis par l'article L. 1311-2, tel qu'il était initialement rédigé. Plus précisément, sont illégaux les BEA "sécurité" dont l'objet se borne à confier au preneur une mission de gestion courante d'un bien appartenant à la collectivité territoriale. A contrario, cela signifie que les BEA "sécurité" conclus avant l'entrée en vigueur de la "LOPPSI II" ne sont légaux que s'ils ont pour objet de confier au preneur la charge de réaliser, sur le bien immobilier qu'il est ainsi autorisé à occuper, des investissements qui reviendront à la collectivité en fin de bail.
Le contrat "in house" nous vient du droit de l'Union européenne, plus précisément de la Cour de Justice qui l'a créé de toutes pièces dans son célèbre arrêt "Teckal" (4) du 18 novembre 1999. Aussi appelé contrat-maison, contrat de quasi-régie ou encore contrat de prestations intégrées, le contrat "in house" est un véritable contrat conclu entre deux personnes juridiquement distinctes. Il échappe au droit de la commande publique parce que l'un des cocontractants exerce sur l'autre partie un contrôle analogue à celui qu'il exerce sur ses propres services et que l'entité contrôlée réalise l'essentiel de son activité avec la (ou les) collectivité(s) qui le détien(nen)t.
La notion de contrat "in house" a suscité des réactions contrastées de la part des Etats membres de l'Union européenne. Il faut dire que la jurisprudence de la Cour a parfois fait le grand écart, soufflant dans une certaine mesure le chaud et le froid. S'il n'est évidemment pas question de reprendre l'évolution jurisprudentielle dans son ensemble, l'on peut considérer qu'un premier tournant très restrictif a été pris par la Cour de justice lorsqu'elle a affirmé dans son arrêt "Stadt Halle" du 11 janvier 2005 (5) que "la participation, fût-elle minoritaire, d'une entreprise privée dans le capital d'une société à laquelle participe également le pouvoir adjudicateur exclut que ce pouvoir adjudicateur puisse exercer sur cette société un contrôle analogue à celui qu'il exerce sur ses propres services". Avec cette solution, il était exclu par principe que l'économie mixte puisse bénéficier du label "in house".
Par la suite, la Cour a continué à faire montre de rigueur en considérant notamment que l'actionnariat intégralement public ne suffisait pas à établir l'existence d'une relation "in house". Encore fallait-il que le contrôle exercé par le pouvoir adjudicateur sur l'entité qu'il détient soit véritablement significatif (6). Un deuxième tournant a été pris par la jurisprudence européenne au sujet de la problématique intercommunale. La question, qui suscitait une crainte légitime des Etats membres, était de savoir si le contrôle analogue pouvait être exercé conjointement par plusieurs personnes publiques. La Cour y a répondu favorablement dans son arrêt "Coditel Brabant" (7), évitant ainsi d'avoir à soumettre au droit de la commande publique bon nombre de contrats conclus, notamment, entre les collectivités territoriales et les structures intercommunales auxquelles elles avaient adhéré. Enfin, il nous semble qu'un troisième tournant a été pris plus récemment dans l'arrêt "Econord" du 29 novembre 2012 (8), dont l'arrêt du Conseil d'Etat du 6 novembre 2013 fait une application remarquée.
En l'espèce, une société publique locale d'aménagement (9) avait été constituée entre plusieurs collectivités de l'agglomération dijonnaise (SPLAAD). 68 % des parts appartenaient à la communauté d'agglomération de Dijon, 10 % à une ville, 10 % à une autre et le reste du capital se répartissait entre plusieurs communes dont la commune X qui détenait 1,076 % du capital de la SPLAAD. Cette dernière commune a alors entrepris de concéder à la SPLAAD, sans publicité ni mise en concurrence, l'aménagement de la zone qui devait être transformée en zone destinée à l'habitat. Saisi par deux associations d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre la délibération autorisant le maire à signer cette concession d'aménagement, le tribunal administratif de Dijon a rejeté leur recours, à l'inverse de la cour administrative d'appel de Lyon (10) qui a annulé la délibération litigieuse au motif que la commune ne pouvait être regardée comme exerçant, même conjointement avec les autres actionnaires, un contrôle analogue à celui qu'elle exerçait sur ses propres services. Saisi en cassation, le Conseil d'Etat avait à se prononcer sur les contours exacts de la notion de contrôle analogue. Plus précisément, la question était celle de savoir si une participation très minoritaire, pour ne pas dire symbolique, d'une collectivité territoriale au capital d'une société publique locale était de nature à établir l'existence d'un contrôle analogue.
Si cette question était posée pour la première fois au Conseil d'Etat, la Haute juridiction administrative avait à sa disposition un certain nombre d'indications lui permettant de fixer une ligne jurisprudentielle claire. En effet, la Cour de justice avait indiqué dans son arrêt "Econord" du 29 novembre 2012 que, si le contrôle analogue pouvait être exercé conjointement par plusieurs personnes publiques, encore fallait-il que la participation d'une personne publique au capital de l'entité se traduise par une participation aux organes de direction de l'entité. Pour la Cour, "si, en cas de recours de plusieurs autorités publiques à une entité commune aux fins de l'accomplissement d'une mission commune de service public, il n'est, certes, pas indispensable que chacune de ces autorités détienne, à elle seule, un pouvoir de contrôle individuel sur cette entité, il n'en demeure pas moins que le contrôle exercé sur celle-ci ne saurait reposer sur le seul pouvoir de contrôle de l'autorité publique détenant une participation majoritaire dans le capital de l'entité concernée et ce sous peine de vider de son sens la notion même de contrôle conjoint". Cet avertissement lancé par la Cour de justice ne devait rien au hasard. En effet, de nombreuses personnes publiques avaient cru qu'il suffisait de détenir une partie, même très minime, du capital d'une société publique, pour satisfaire à l'exigence du contrôle analogue. Or, telle n'a jamais été l'intention de la Cour de justice puisqu'elle affirmait dès 2009 qu'il convenait, pour apprécier l'existence d'un tel contrôle, de "tenir compte de l'ensemble des dispositions législatives et des circonstances pertinentes" (11). Au niveau national, une circulaire du ministre de l'Intérieur du 29 avril 2011, relative au régime juridique des sociétés publiques locales (N° Lexbase : L1436IQA), avait clairement indiqué que "seul un examen au cas par cas des statuts permettra de déterminer le degré de contrôle de la ou les collectivités sur chaque société publique locale".
L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat se situe dans le prolongement de ce courant jurisprudentiel et administratif. La Haute juridiction administrative précise clairement que "pour être regardée comme exerçant un tel contrôle sur cette société, conjointement avec la ou les autres personnes publiques également actionnaires, cette collectivité doit participer non seulement à son capital mais également aux organes de direction de cette société" (cons. n° 5). En l'espèce, la commune, qui ne détenait que 1,076 % du capital de la SPLAAD, ne disposait pas d'un représentant propre au sein de son conseil d'administration, alors que c'est cet organe qui était chargé d'approuver les concessions d'aménagement. La commune n'avait pas de voix délibérative directe au sein du conseil d'administration, puisqu'elle ne pouvait intervenir que par l'intermédiaire d'un représentant commun des petits actionnaires. De plus, dès lors qu'elle détenait moins de 5 % du capital, la commune ne pouvait pas requérir l'inscription d'un projet à l'ordre du jour du conseil d'administration de la SPLAAD. Enfin, les organes au sein desquels la commune était directement représentée (assemblée spéciale des petits actionnaires, comité technique et financier et comité de contrôle) ne disposaient, en matière d'exécution des concessions d'aménagement, d'aucun pouvoir décisionnaire. Après avoir rejeté les conclusions dirigées contre la partie de l'arrêt des juges d'appel qui annulait la délibération du 25 octobre 2010, le Conseil d'Etat a statué sur la demande d'injonction. Alors que la cour administrative d'appel de Lyon avait estimé que l'illégalité était d'une particulière gravité (méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence résultant de l'absence de contrat "in house") et avait enjoint aux parties de saisir le juge du contrat dans un délai de quatre mois afin qu'il prononce la résolution de la concession d'aménagement, le Conseil d'Etat retient une solution différente. Reprenant le considérant de principe de l'arrêt "Société Ophrys" (12), il juge que cette illégalité, même si elle a affecté gravement la légalité du choix du concessionnaire (il s'agit d'une illégalité par défaut de publicité et de mise en concurrence et non par insuffisance de publicité et de mise en concurrence), n'a affecté ni le consentement de la personne publique, ni le contenu de la concession d'aménagement. Ce vice n'implique donc pas la résolution de la convention, mais sa résiliation dans un délai de trois mois à compter de la notification de l'arrêt.
Au total, cet arrêt du 6 novembre 2013 doit être compris comme un signal très fort adressé par le juge administratif aux collectivités territoriales. Les sociétés publiques locales, dont les sociétés publiques locales d'aménagement constituent une sous-espèce, ne sont pas un moyen commode permettant de contourner les règles de publicité et de mise en concurrence. La relation "in house" ne saurait être établie au seul motif que le contrat est conclu avec une société publique locale. L'exigence du contrôle analogue n'est donc pas une condition purement formelle. Elle doit correspondre à une certaine réalité et se traduire par la présence réelle de la collectivité territoriale au sein des organes de décision de l'entité.
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