Réf. : Cass. civ. 2, 21 mars 2024, n° 22-18.089, F-B N° Lexbase : A24692WD
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par Marianne Lahana, Avocate en droit de la santé – Barreau de Paris, Docteure en droit public
le 24 Avril 2024
Mots-clés : indemnisation • dommage corporel • aggravation • prescription • responsabilité • consolidation
S'il résulte de l'article 2226 du Code civil que l'action en indemnisation de l'aggravation du préjudice est autonome au regard de l'action en indemnisation du préjudice initial, en ce qu'un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter de la consolidation de l'aggravation, une demande en réparation de l'aggravation d'un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l'auteur prétendu du dommage a été reconnue.
En matière de réparation du dommage corporel, les préjudices de la victime peuvent faire l’objet d’une indemnisation, qu’ils correspondent à une demande initiale ou à l’aggravation d’un préjudice. Toutefois, cette réparation intervient sous réserve que certains principes cardinaux de la procédure civile soient respectés, comme l’imposent notamment l’article 2226 du Code civil N° Lexbase : L7212IAD et ses règles de prescription de l’action ainsi que l’article 1355 du Code civil N° Lexbase : L1011KZH et 480 du Code de procédure civile N° Lexbase : L2318LUE concernant l’autorité de la chose jugée. L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 21 mars 2024 a opéré une application stricte de ces principes.
Le 16 mai 1980, alors qu’il tentait de monter dans un train, le requérant a chuté et a subi divers traumatismes. Dans le cadre d’une expertise médicale réalisée en 1987, une date de consolidation de son état de santé a été fixée au 31 décembre 1982. Assignant la SNCF en responsabilité et en indemnisation en 2001, soit dix-neuf années après la consolidation de son état de santé, le requérant s’est vu débouté de son action par un jugement du 1er octobre 2003, la considérant prescrite.
Une action en aggravation introduite en l’absence de reconnaissance de la responsabilité de l’auteur du dommage initial est-elle recevable ?
Par son arrêt du 21 mars 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par le requérant et a considéré que s’il résulte de l’article 2226 du Code civil que l’action en indemnisation de l’aggravation du préjudice est autonome au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial, en ce qu’un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter de la consolidation de l’aggravation, une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue.
La Cour de cassation refuse d’autoriser l’action en aggravation du fait du respect de principes cardinaux de la procédure civile (I) ainsi qu’en raison d’une action en aggravation hors reconnaissance de la responsabilité de l’auteur présumé du dommage (II).
I. Un refus jurisprudentiel conditionné au respect de principes cardinaux de la procédure civile
La Cour de cassation rappelle dans sa solution les règles essentielles et cardinales à respecter en matière de réparation du dommage corporel : il s’agit notamment de la nécessité de ne pas méconnaître l’autorité de la chose jugée (A) et des règles de la prescription en dommage corporel (B).
A. La nécessité de ne pas méconnaître l’autorité de la chose jugée
Dans cet arrêt, la Cour de cassation revient affirmer le principe essentiel de l’autorité de la chose jugée qui concerne l’impossibilité de soumettre à nouveau à un juge des prétentions qui ont déjà été tranchées à l’occasion d’une précédente instance, ainsi que le précise l’article 1355 du Code civil. Les conditions de l’autorité de la chose jugée nécessitent la démonstration d’une triple identité dont l’identité d’objet fait partie : ainsi, pour qu’il y ait autorité de la chose jugée, il faut que la chose demandée soit la même.
Ce point est intéressant car il peut surprendre en l’espèce, tant la Cour de cassation a, dans l’arrêt qui nous concerne, maintenu une position très ferme s’agissant de cette première condition.
En effet, si le requérant évoquait dans ses moyens le fait que les demandes portées avaient un objet différent eu égard à ce que la demande d’aggravation ne portait pas sur les mêmes préjudices invoqués dans le cadre de la demande initiale, les juges du droit ont tranché ce moyen en rappelant qu’en vertu des articles 1351, devenu 1355, du Code civil et 480 du Code de procédure civile, c’est ce qui fait l’objet d’un jugement qui est relatif à l’autorité de la chose jugée. Cela reviendrait finalement à considérer que ce n’est pas l’invocation d’un préjudice distinct du préjudice initial qui compte dans l’identité d’objet, mais seulement l’invocation d’une indemnisation du préjudice subi dans son ensemble.
Par conséquent, peu importe que la demande d’aggravation porte sur des préjudices distincts de la demande initiale, si le jugement irrévocable portait sur le rejet de la demande d’indemnisation pour prescription de l’action, les conditions de l’autorité de la chose jugée sont réunies. Cette solution pourrait s’inscrire dans la lignée de la portée de l’arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 8 février 2024 [1], qui estimait alors que l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs, tels que des éléments de préjudice distincts des dommages initialement garantis, sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice.
Dans le présent cas d’espèce, il pourrait être ajouté « sauf à ce que cette situation ait été déclarée prescrite ».
Il ressort en effet de ce refus jurisprudentiel d’appliquer strictement un autre élément essentiel du droit civil, celui de la prescription de l’action (B).
B. Le rappel des règles de la prescription en dommage corporel
La Cour de cassation revient sur les contours de l’article 2226 du Code civil N° Lexbase : L7212IAD et rappelle l’interprétation qui en a été faite par la jurisprudence. En effet, selon cet article : « L'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé ». Il en résulte pour la Cour un raisonnement en deux temps : tout d’abord et comme cela a été vu, l’action introduite par le requérant tombe sous l’autorité de la chose jugée du fait d’un jugement rendu irrévocable en date du 1er octobre 2003. Ensuite, l’action introduite par le requérant en indemnisation de l’aggravation devant les juges du droit était autonome de l’action en indemnisation du préjudice initial, sous réserve que l’action initiale ne fût pas prescrite.
Ce faisant, la Cour de cassation revient sur l’appréciation qui avait été faite dans le cadre d’un arrêt de la deuxième chambre civile du 31 mars 2022 [2], et en confirme sa portée. Cet arrêt retenait que l'action en aggravation d'un préjudice est autonome au regard de l'action en indemnisation du préjudice initial. Qu’en conséquence, se trouve légalement justifié l'arrêt d'une cour d'appel qui retient que l'action de la victime tendant à l'indemnisation d'un préjudice de perte de droit à la retraite en lien avec son préjudice initial était prescrite et que les actions en indemnisation de l'aggravation du préjudice corporel, distinctes, n'avaient pu interrompre le délai de prescription.
En sus de son rappel des principes essentiels de la procédure en matière de dommage corporel, la position de la Cour de cassation a continué de s’inscrire dans un principe conditionnant la recevabilité de l’action à la reconnaissance de la responsabilité de l’auteur présumé du dommage (II).
II. Un refus jurisprudentiel de la réparation en aggravation d’un préjudice hors reconnaissance de la responsabilité de l’auteur présumé du dommage
La Cour de cassation vient préciser dans cet arrêt l’autonomie de l’action en aggravation par rapport à l’action du préjudice initial (A). Cette précision vient toutefois questionner la nécessité d’acquérir un positionnement jurisprudentiel sur les actions résultant uniquement d’une aggravation, en l’absence d’instance relative au dommage initial (B).
A. La précision de l’autonomie de l’action en aggravation par rapport à l’action du préjudice initial
La Cour de cassation rappelle dans sa solution les contours de l’article 2226 du Code civil : « l’action en indemnisation de l’aggravation d’un préjudice corporel est autonome au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial, en ce qu’un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter de la consolidation de l’aggravation, une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue ».
Au sein de cet article, deux principes fondamentaux gouvernent donc : tout d’abord, l’autonomisation des deux actions conduit à ce qu’un nouveau délai de prescription commence à courir à compter de la consolidation de l’aggravation. Toutefois, ce nouveau délai de prescription est soumis à la nécessité de l’établissement de la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage. Sans cette reconnaissance de responsabilité, la recevabilité d’un recours ne peut prospérer. Cette position ne découle pourtant pas de l’arrêt du 21 mars 2024. En effet, la Haute juridiction avait déjà été amenée à se prononcer par un arrêt de la première chambre civile du 14 janvier 2016 [3], énonçant alors « qu’une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage et le préjudice initialement indemnisé ont pu être déterminés ».
L’absence d’établissement de la responsabilité de l’auteur présumé du dommage fait ainsi obstacle à toute procédure en indemnisation de l’aggravation du dommage et par cet arrêt du 21 mars 2024, la Cour de cassation a refusé d’opérer un revirement de jurisprudence.
Cette double jurisprudence vient, dès lors, questionner le positionnement qu’aurait pu adopter la Haute juridiction dans le cas où une unique procédure en aggravation aurait été intentée (B).
B. La nécessité d’acquérir un positionnement jurisprudentiel sur les actions résultant uniquement d’une aggravation, en l’absence d’instance relative au dommage initial
La portée de cet arrêt conduit à s’interroger sur le fait de savoir quelle aurait été la position de la Haute juridiction si aucune instance n’avait été introduite avant l’aggravation. Cela reviendrait à une situation pour laquelle la prétendue victime n’a pas souhaité agir en réparation de son dommage initial et a préféré attendre une procédure en aggravation pour obtenir la réparation de son dommage. Bien qu’il n’y ait pas de position tranchée sur cette question, le Code civil et la jurisprudence précédemment cités nous donnent quelques indices qui pourraient vraisemblablement être pris en compte par la Cour :
- tout d’abord, l’article 2226 du Code civil, ainsi qu’il a été cité, en nous précisant bien que l’action en indemnisation de l’aggravation d’un préjudice corporel est autonome au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial, ne précise aucunement que l’une est subordonnée à l’autre. Partant, il n’est pas possible de déduire, à la seule lecture de cet article, qu’une action en indemnisation de l’aggravation ne peut être intentée que sous réserve de l’introduction de l’action initiale ;
- néanmoins, et la jurisprudence vient éclairer cette question, l’arrêt précité du 14 janvier 2016 énonce clairement « qu’une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage ET le préjudice initialement indemnisé ont pu être déterminés ». La détermination du préjudice initialement indemnisé revient à considérer l’introduction d’une demande d’indemnisation initiale, en amont de la demande en aggravation.
En effet, en rattachant temporellement la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage à la détermination du préjudice initialement indemnisé, la Cour ne semble pas faire prospérer la possibilité que cette détermination puisse intervenir uniquement dans le cadre d’une action en aggravation. Par ces termes, la Cour de cassation semble introduire un double critère cumulatif conditionnant la demande en réparation de l’aggravation à l’introduction d’une demande de réparation initiale. Il conviendra toutefois que la jurisprudence vienne confirmer sa position sur ce point, afin que le champ procédural de la demande en aggravation soit clairement établi.
À retenir En cas de prescription de l’action en indemnisation du préjudice initial, pas d’interruption du délai de prescription des actions en indemnisation de l’aggravation distinctes. Peu importe que la demande d’aggravation porte sur des préjudices distincts de la demande initiale, si le jugement irrévocable portait sur le rejet de la demande d’indemnisation pour prescription de l’action, les conditions de l’autorité de la chose jugée sont réunies. |
[1] Cass. civ. 2, 8 février 2024, n° 22-10.614, F-B N° Lexbase : A91362KL.
[2] Cass. civ. 2, 31 mars 2022, n° 20-19.992, FS-B N° Lexbase : A72107RH.
[3] Cass. civ. 1, 14 janvier 2016, n° 14-30.086, F-P+B N° Lexbase : A9379N3R.
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