La lettre juridique n°982 du 25 avril 2024 : Contrats administratifs

[Jurisprudence] Application de la jurisprudence « Société Suez Eau France » sur les étapes essentielles d’une procédure de concession

Réf. : TA Caen, 26 mars 2024, n° 2400564 N° Lexbase : A828328B

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par Pierre Cailloce, Avocat au barreau de Paris, cabinet Cailloce Avocat

le 25 Avril 2024

Mots clés : concession • délégation de service public • offre du requérant • irrégularité de l'offre • cahier des charges

Dans une ordonnance rendue le 26 mars 2024, le tribunal administratif de Caen retient que les modifications du cahier des charges, proposées par la requérante dans son offre, présentaient un caractère substantiel et suffisaient à entacher cette dernière d'irrégularité. Il se prononce également sur le moyen tiré de la méconnaissance des règles relatives au déroulement de la négociation, fixées dans le règlement de consultation, en estimant que la mention d'une clôture des négociations et la remise d'une offre finale n'interdisaient pas que l'autorité concédante se borne à solliciter la remise d'une « offre améliorée » et qu'elle attribue la convention sur la base de celle-ci*.


 

Le régime de passation des contrats de délégation de service public et depuis 2016, des contrats de concession de manière générale [1], a toujours été marqué par un plus grand libéralisme que celui applicable aux marchés publics, en particulier la faculté de négociation ouverte aux autorités concédantes.

Outre des contraintes différentes en matière de critères de sélection des offres [2], cette différence de régime s’est traduite, pour l’essentiel, par la consécration du principe de liberté de négocier ainsi que de l’absence d’obligation de « définir préalablement à l’engagement de la négociation, les modalités de celle-ci ni de prévoir le calendrier de ses différentes phases » [3].

En revanche, une fois qu’elle détermine les modalités de remise des offres ainsi qu’un calendrier précis, « le respect du principe de transparence de la procédure exige en principe qu'elle ne puisse remettre en cause les étapes essentielles de la procédure et les conditions de la mise en concurrence ».

Et c’est ainsi que « lorsqu’un règlement de consultation prévoit que les candidats doivent, après une phase de négociation, remettre leur offre finale à une date déterminée, cette phase finale constitue une étape essentielle de la procédure de négociation qui ne peut normalement pas être remise en cause au cours de la procédure ».

Dit autrement, la liberté d’organisation du déroulement de la négociation d’une autorité concédante se réduit d’autant qu’elle a été précise et prescriptrice dans le règlement de la consultation, s’agissant :

- des différentes phases de la procédure d’attribution ;

- des modalités de déroulement de la négociation ;  

- et des conditions et du calendrier applicable de remise de l’offre finale.

Car dans ce cas, certaines étapes de la procédure sont qualifiées « d’étapes essentielles » qui ne peuvent, par principe, pas faire l’objet de remise en cause en cours de procédure.

Ce régime juridique a retrouvé une seconde jeunesse médiatique, grâce à la décision « Société Suez Eau France » [4] du Conseil d’État, qui fut l’occasion de reprendre et de consacrer plus solennellement les règles applicables, tout en leur donnant de nouveau une application concrète.

Il a pu, ainsi, estimer qu’une autorité délégante pouvait :

- ne pas prendre en compte les offres finales remises par les candidats à une procédure de passation d’un contrat de concession relatif au renouvellement d’une délégation du service public de l’eau potable ;

- et attribuer le contrat sur la base des offres intermédiaires déposées préalablement à cette phase et après une mise au point avec chacun des candidats.

Cette manière de procéder se justifiait en raison de de la transmission par erreur à la société Veolia, de documents relatifs à la négociation menée entre le SEDIF et la société Suez Eau France.

Et au fond, pour le Conseil d’État, la qualification d’« étape essentielle », à laquelle il ne peut pas être dérogée et dont la tenue ne peut pas être remise en cause, existe si et seulement si :

- la négociation était une étape rendue obligatoire par l’autorité concédante et non facultative ;

- l’autorité concédante avait fixé des modalités impératives de déroulement de la consultation ;

- l’autorité concédante avait fixé un calendrier précis de déroulement de la consultation, avec des dates précises indiquées dans le règlement de la consultation, notamment de remise de l’offre finale.

Dans la décision commentée, un concurrent évincé d’une procédure de passation d’une concession de services portant sur la fourniture, l’installation, l’entretien la maintenance et l’exploitation de mobilier urbain publicitaire et non publicitaire, ainsi que la fourniture de services associés, estimait que la commune méconnaissait un article du règlement de la consultation et les modalités du déroulement de la négociation :

- en ne l’invitant pas à déposer une « offre finale » ;

- en attribuant la concession au regard de « l’offre améliorée ».

Elle estimait ainsi que la phase d’ « offre finale » était une « étape essentielle » de la procédure de passation au sens de la jurisprudence du Conseil d’État, ce qui interdisait à la Commune de la supprimer et l’obligeait à solliciter des candidats la remise de cette dernière.

Le juge rejette cette argumentation.

Il estime en effet, pour « regrettable » que soit le fait que la dernière correspondance de la commune faisait seulement référence à la notion « d’offre améliorée » et non pas « d’offre finale », qu'il devait être considéré, compte tenu des phases de la négociation telles que tenues, que celle-ci tenait lieu d'invitation à présenter l’offre finale prévue par l’article 9-3 du règlement de la consultation.

Le tribunal administratif retient que les étapes suivantes permettaient in fine aux concurrents de comprendre qu’ils étaient invités à remettre une offre finale :

- ouverture d'une phase de négociation avec la société requérante et l’attributaire ;

- invitation à une réunion de négociation accompagnée d’une liste des principales questions qui seront posées lors de la négociation ;

- information qu’une nouvelle offre pourra être déposée à une date fixée à I'issue de la réunion ;

- envoi d’un nouveau courrier transmettant une nouvelle liste de questions, des demandes de compléments et d’amélioration ainsi que les modalités de remise de l’offre améliorée

Ce faisant, le tribunal administratif de Caen reprenait la structuration d’une précédente décision du juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Strasbourg.

En effet, dans des circonstances très similaires, il avait été jugé qu’aucun manquement ne pouvait être reproché à une autorité concédante :

- qui n’informait pas les candidats que l’offre, dont elle sollicitait le dépôt, était la dernière et meilleure offre et sur la base de laquelle le contrat serait attribué ;

- qui ne précisait pas, dans le courrier de demande de remise de la dernière offre, que cette dernière serait « l’offre finale », alors que cette dernière était mentionnée dans le règlement de la consultation et que ce document prévoyait la remise d’une « offre finale » à l’issue des négociations.

Ainsi, dans une ordonnance du 25 août 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a pu estimer :

« Aux termes de l'article L. 2152-7 du Code de la commande publique N° Lexbase : L9501MIQ : .(…) L'article 8-2 du règlement de la consultation disposait que : « À l'issue de la dernière phase de négociation, le coordonnateur invite les soumissionnaires ayant participé à celles-ci, à remettre une offre finale via PLACE dans un délai raisonnable et identique pour tous. Ce délai ainsi que les modalités de réponse sont déterminés dans l'invitation. L'offre finale reprendra les modifications apportées à sa proposition initiale et/ou intermédiaire. () À défaut de réponse ou de confirmation écrite dans le délai imparti par un candidat admis à négocier, l'analyse définitive est effectuée sur la base de la proposition initiale. À l'issue de la négociation, le coordonnateur attribue le marché au candidat ayant proposé l'offre économiquement la plus avantageuse, sur la base des critères annoncés ci-dessus.

Il résulte de l'instruction que par courriers des 30 juin et 3 juillet 2023, la requérante, de même que l'ensemble des autres candidats, a été invitée à répondre à une série de questions, par le biais de la plate-forme Place, portant sur l'ensemble des aspects du marché, afin de lui permettre de préciser et d'améliorer son offre. Pour regrettable que soit le manque de précision terminologique et de référence expresse à la notion « d'offre finale » prévue par les dispositions précitées du règlement de la consultation, il doit cependant être considéré que ces courriers tenaient lieu de l'invitation à présenter une offre finale prévue par l'article 8-2 précité. Il n'est d'ailleurs pas contesté que tous les autres candidats ont compris ainsi ces courriers et effectivement déposé une offre finale, tel n'ayant pas été le cas de la requérante. Cette dernière n'est par suite pas fondée à se prévaloir d'une méconnaissance des règles de la concurrence dans la procédure d'évaluation des offres » [5].

Et, en toute hypothèse, de manière incidente, le tribunal administratif complète son considérant 5 en indiquant que le règlement de consultation « ne prévoyait aucun calendrier relatif aux modalités de dépôt des offres et ne fixait pas précisément les conditions de remise de l’offre finale », reprenant ainsi les éléments qui permettent d’identifier l’absence « d’étape essentielle de la procédure » au sens de la jurisprudence du Conseil d’État.

C’est donc bien que les mentions, dans le règlement de la consultation, d’une remise « d’offre finale » ou encore de la « clôture des négociations », ne constituait pas une étape essentielle de la procédure, dont la commune pouvait ainsi s’affranchir sans méconnaître le principe de transparence.

Le juge retenait également que, à supposer même que la commune était dans l’obligation de solliciter la remise d’une offre finale par les candidats et que les dernières offres déposées auraient eu vocation à évoluer, les deux soumissionnaires étaient traités dans le respect du principe d’égalité dès lors qu’ils bénéficiaient :

- des mêmes délais ;

- des mêmes temps d'échanges avec l'autorité concédante ;

- et d’un volume comparable de questions, d’amendements et commentaires de sa part.

L’autre aspect intéressant de cette décision réside dans l’admission, par le juge, du moyen tiré de l'irrégularité de l'offre du requérant, qui était soulevé pendant l'instance et pour la première fois lors de l'audience :

« En I’espèce, la commune a, lors de l’audience, fait valoir que l'offre de la société était conditionnée à la modification du cahier des charges sur certains éléments identifiés lors des réponses apportées aux questions de la commune, notamment en ce qui concerne les redevances versées.

Compte tenu du caractère substantiel des modifications du cahier des charges, s'agissant des modalités financières de la concession ainsi contenues dans l’offre de la société requérante, la commune est fondée à soutenir que son offre devait être éliminée et ne pouvait pas être classée. Dans ces conditions, la société n'est pas susceptible d'avoir été lésée par les différents manquements qu'elle invoque, alors même que son offre a été classée à l'issue de la procédure de passation du marché ».

La substitution de motifs de rejet de l’offre d’un candidat évincé n’est pas nouvelle en matière de référé précontractuel et a pu être consacrée à l’occasion de la décision dite « Société Philip Frère » [6].

Comme le relevait le rapporteur public Monsieur Gilles Pellissier dans cette affaire :

« Toutes ces décisions nous paraissent aller dans le même sens d’une possibilité d’invoquer devant le juge du référé précontractuel ou contractuel tout motif susceptible de justifier de la régularité de la procédure ou au contraire d’en démontrer l’irrégularité. Le juge du référé en matière contractuelle n’est pas le juge de la légalité d’une décision – ce qui d’ailleurs ne fait pas obstacle à la substitution de motifs – mais de la régularité d’une procédure, qui peut être contestée autant que démontrée devant lui.

La seule limite qu’il convient à notre avis de poser à cette faculté tient au respect de la  procédure de passation elle-même. Le nouveau motif invoqué par le pouvoir adjudicateur  n’est recevable que s’il pouvait être retenu dans le cadre de la procédure de passation. Comme  le soulignait Nicolas Boulouis dans ses conclusions sur la décision « Communne de Rouen » précitée, « un changement de motivation faisant apparaître qu’il a été procédé à une nouvelle évaluation de  la candidature ou de l’offre pour les besoins de la cause serait inacceptable.

Aucune innovation jurisprudentielle ne vous sera nécessaire pour poser cette limite qui  résulte de l’application de la condition générale selon laquelle la substitution de motif ne doit  pas faire perdre au requérant le bénéfice d’une garantie de procédure. Or, toute la procédure de  sélection des candidatures puis des offres, et plus particulièrement le fait que dans le cadre de  la procédure d’appel d’offres, cette sélection soit réalisée par un organisme collégial, la  commission d’appel d’offres, représente une garantie du respect des principes d’égalité et de  mise en concurrence ».

En d’autres termes, il faut qu’à un moment où un autre de la procédure de passation du contrat de délégation de service public, la commission de délégation de service public en ce qui concerne le choix des candidatures et l’assemblée délibérante en ce qui concerne le choix de l’offre, l’irrégularité, selon le cas de la candidature ou de l’offre, ait pu faire l’objet :

- si ce n’est d’une prise de position de la part de cet organe collégial ;

- à tout le moins d’une mention dans les documents sur la base desquels il se prononce.

Sans se méprendre sur la portée de l’ordonnance commentée, elle confirme néanmoins la certaine souplesse dont peut bénéficier une autorité concédante dans l’organisation de la négociation et la vigilance dont doivent faire preuve les candidats, concernant leur stratégie d’optimisation des offres au fur et à mesure de cette dernière.

L’autorité concédante aura ainsi intérêt à ce que le règlement de la consultation ne prête pas à confusion sur les différentes étapes de la procédure, qu’il s’agisse :

- de l’existence ou non d’une négociation ab initio ;

- de la faculté d’attribuer le contrat sans négociation ;

- de la possibilité d’évincer les candidats au fur et à mesure de la procédure ;

- de l’existence ou non d’une phase d’offres finales et du calendrier précis de remise de ces dernières.

Et en cas de doute sur la clarté du règlement de la consultation, rien n’interdira, avant la remise de la « dernière et meilleure offre » mais une fois la demande de remise de celle-ci envoyée aux candidats, que l’autorité concédante précise qu’il s’agisse de l’offre sur la base de laquelle elle choisira le futur concessionnaire.

De la sorte, les candidats disposeront d’une information pouvant dissiper tout éventuel malentendu ou mauvaise interprétation.  

*Note : l’attention du lecteur est attirée sur le fait que l’auteur du présent article représentait l’autorité concédante pendant la procédure de référé précontractuel qui donnait lieu à l’ordonnance commentée.


[1] Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016, relative aux contrats de concession et décret n°2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession N° Lexbase : L3476KYE.

[2] Avec l’obligation seulement de hiérarchiser ces derniers en matière de contrat de concession, contre une obligation de pondération en ce qui concerne les marchés publics.

[3] CE, 8 novembre 2017, n° 412859, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9863WXL.

[4] CE, 2 février 2024, n° 489820 N° Lexbase : A92462IB.

[5] TA Strasbourg, 25 août 2023, n° 2305545 N° Lexbase : A15621EL.

[6] CE, 17 juin 2015, n° 388596 N° Lexbase : A5443NL8.

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