La lettre juridique n°982 du 25 avril 2024 : Sociétés

[Jurisprudence] Réorganiser la gouvernance n’est pas révoquer

Réf. : Cass. com., 4 avril 2024, n° 22-19.991, F-B N° Lexbase : A63312ZI

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N9077BZ9

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par Bruno Dondero, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1), Avocat associé CMS Francis Lefebvre

le 23 Avril 2024

Mots-clés : société anonyme • directeur général • révocation • mandat social • évolution de la gouvernance

La décision du conseil d'administration d'une société anonyme de confier à son président la direction générale de la société, qui a pour effet de mettre fin aux fonctions jusqu'alors exercées par le directeur général, ne constitue pas une révocation de ce dernier, sauf à ce que celui-ci démontre que cette décision a été prise dans le but de l'évincer de son mandat social.

La solution n’avait pas encore été affirmée par la Cour de cassation, mais elle se comprend parfaitement. Formulée à propos d’une SA, elle apparaît transposable à d’autres sociétés, et notamment aux SAS.


 

1. L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 4 avril 2024 est intéressant en ce qu’il affirme une solution raisonnable, que la doctrine avait déjà formulée, mais qui n’avait pas encore eu l’occasion d’être consacrée à ce niveau. Il est jugé que la décision prise par le conseil d’administration d’une SA de faire évoluer la gouvernance d’une présidence dissociée vers une concentration des mandats de président et de DG entre les mains de la même personne ne constitue pas une révocation, sauf pour le mandataire social qui cesse ses fonctions à prouver qu’il a fait l'objet d’une révocation déguisée.

2. On se trouvait dans le cadre d’une SA, dont il est indiqué qu’elle était cotée en bourse. La consultation de l’arrêt d’appel attaqué [1] permet d’apprendre que la société avait embauché M. [U] comme directeur administratif et financier le 7 juillet 2015, alors qu’elle était dirigée depuis 2009 par un P-DG, qui en était aussi le fondateur. Le 10 décembre 2015, il était décidé de procéder à la dissociation des fonctions de président et de DG et M. [U] se voyait confier la direction générale, tandis que le fondateur conservait la présidence du conseil. Le fondateur démissionnait cependant de son mandat de président quelques mois plus tard et était remplacé à ce poste le 28 juin 2016 par M. [I]. Quelques mois plus tard encore, lors d’un conseil d'administration en date du 23 novembre 2016, était décidée à l’unanimité la réunion des fonctions de président et de DG entre les mains de M. [I]. Il est indiqué que cette décision entraînait ainsi la fin du mandat social de M. [U]. On précisera que si la nomination de M. [U] au poste de DG avait entraîné la suspension de son contrat de travail, ce contrat avait repris lors de la cessation du mandat social.

3. On ne sait si M. [U] reprenait effectivement ses fonctions salariées, mais il estimait avoir fait l’objet d’une révocation sans juste motif lui ouvrant droit à une indemnisation, et il saisissait le tribunal de commerce, devant lequel il sollicitait à titre principal la somme de 180 000 euros à titre d'indemnité. Il était débouté tant en première instance qu’en appel, et la Cour de cassation rejette le pourvoi qu’il avait formé.

4. On reviendra dans un premier temps sur le dispositif de dissociation des fonctions de président du conseil et de DG et sur le passage d’un mode de gouvernance à l’autre (I) avant de voir la distinction, opérée par l'arrêt, entre le changement de mode de gouvernance et la révocation (II).

I. Le dispositif de dissociation et le passage d’un mode de gouvernance à l’autre

5. La loi NRE [2] a introduit la possibilité de dissocier la présidence du conseil d’administration et la direction générale de la SA à organisation moniste, ressuscitant dans notre droit une organisation qui existait jusqu’en 1940 [3] ! L’article L. 225-51-1 du Code de commerce N° Lexbase : L2183ATZ introduit en 2001, et qui n’a pas été modifié depuis, institue une alternative (gouvernance « concentrée », avec un P-DG, ou gouvernance « dissociée », avec un président et un DG), puis il dispose que « dans les conditions définies par les statuts, le conseil d'administration choisit entre les deux modalités d'exercice de la direction générale visées au premier alinéa ». Il précise ensuite que « les actionnaires et les tiers sont informés de ce choix dans des conditions définies par décret en Conseil d'État » et l’article R. 225-27 N° Lexbase : L9370LUL prévoit que l’extrait du procès-verbal contenant la décision du conseil choisissant le mode de gouvernance fait l’objet d’un avis dans un support habilité à recevoir les annonces légales dans le département du siège social.

6. L’article L. 225-51-1 du Code de commerce évoque un choix opéré par le conseil d’administration [4], mais il ne précise pas le régime de ce choix et les conséquences du changement de gouvernance, qui entraîne dans un cas réduction des fonctions exercées (cas du P-DG qui ne conserve que la présidence ou la direction générale en cas de dissociation) et dans l'autre suppression complète du mandat social du président ou du DG en cas de concentration des fonctions après une dissociation). La question de l’impact de la réunion des mandats sociaux de président du conseil d’administration et de DG sur les mandats existants mérite particulièrement d’être posée. L’arrêt indique que le conseil d’administration ayant voté la réunion des fonctions entre les mains du président du conseil, cela avait entraîné la fin du mandat du DG. Est-ce nécessairement de cette manière que la concentration produit ses effets ? Nous écrivons avec Paul Le Cannu que « si la société passe de la formule “dissociée” à la formule “concentrée”, le directeur général peut devenir président et directeur général […], mais il se peut que ce soit le président non directeur général qui devienne directeur général » [5]. Certes, l’article L. 225-51-1 dispose en son premier alinéa que « la direction générale de la société est assumée, sous sa responsabilité, soit par le président du conseil d'administration, soit par une autre personne physique nommée par le conseil d'administration et portant le titre de directeur général », ce dont on pourrait déduire qu’en cas de passage à une gouvernance concentrée, la direction générale « fait retour » entre les mains du président. Le texte ne dit pas expressément cela, et il appartient donc au conseil, lorsqu’il rebat les cartes de la gouvernance, de préciser qui exercera, dans la formule concentrée, le mandat de P-DG. En l’occurrence, il avait été décidé que le couple président/DG serait remplacé par un P-DG et que le président exercerait la direction générale, ce qui posait la question de la nature de la cessation du mandat social du DG. S’agissait-il ou non d’une révocation ?

II. Le changement de gouvernance, par principe distinct d’une révocation

7. Le mandat social prend fin de plusieurs manières, dont la démission, la révocation, l’arrivée du terme prévu. Il prend également fin de manière indirecte, parce que tel événement survient, qui empêche qu’il continue, tel que le décès du dirigeant personne physique. Il est des événements indirects qui peuvent prendre place « au-dessus » du mandat social, si l’on peut dire. La transformation de la société est une première illustration, qui remplace une organisation sociétaire par une autre ; par exemple, une SA qui devient SARL voit son conseil d’administration disparaître au profit d’une gérance, mais sans que les administrateurs fassent l’objet d’une révocation. La jurisprudence a à plusieurs reprises écarté la qualification de révocation dans l’hypothèse du changement de forme sociale [6]. La dissolution, qu’elle soit suivie ou non d’une liquidation, voit également l’organisation en place disparaître sans que les mandataires sociaux concernés soient révoqués. La même solution a été formulée dans l’hypothèse où la SA passe d’une gouvernance à directoire et conseil de surveillance à une gouvernance à conseil d’administration [7]. Apparue plus récemment, l’hypothèse du passage d’une présidence dissociée à une présidence concentrée implique également qu’une personne physique perde le mandat social qu’elle détenait. Faut-il voir dans cette disparition du mandat social une révocation ?

8. L’un des enjeux était illustré par l’arrêt commenté. Le DG qui avait vu son mandat disparaître soutenait qu’il avait fait l’objet d’une révocation sans juste motif, ce qui devait lui ouvrir droit au versement de dommages-intérêts par la société, en application de l’article L. 225-55 du Code de commerce N° Lexbase : L5926AIC. Rappelons que cette indemnisation n’est prévue qu’au profit du DG qui n’est pas simultanément président du conseil, le P-DG étant quant à lui révocable ad nutum. Le DG écarté du fait du changement de gouvernance plaidait, devant la Cour de cassation, que « la seule volonté de mettre en place une nouvelle gouvernance dans l'entreprise ne constitue pas un juste motif de révocation du mandat social sauf à l'entreprise de rapporter la preuve que la décision de révocation est justifiée par la nécessaire préservation de l'intérêt social » (sic). La qualification de révocation peut également avoir une incidence lorsqu’ont été convenues ou décidées des indemnités s'appliquant dans ce cas précis de départ, ou encore lorsqu’une promesse de cession de droits sociaux est conditionnée à la survenance d’une situation formelle de révocation.

9. Par l’arrêt commenté, la Cour de cassation prend parti sur la question de l’assimilation du changement de gouvernance à une révocation, en l’écartant clairement à titre de principe. Il est ainsi répondu au DG évincé que « la décision du conseil d'administration d'une société anonyme de confier à son président la direction générale de la société, qui a pour effet de mettre fin aux fonctions jusqu'alors exercées par le directeur général, ne constitue pas une révocation de ce dernier », à titre de principe. Est immédiatement apportée une réserve tenant au cas où le DG dont le mandat a été supprimé « démontre que cette décision a été prise dans le but de l'évincer de son mandat social ». Tant le principe que la réserve apportée se rencontraient déjà en doctrine [8].

10. La solution a sa logique. La révocation consiste à mettre fin au mandat social pour remplacer le mandataire social par un autre, ainsi que le confirme l’arrêt lorsqu’il mentionne que l’arrêt d’appel a « constaté que M. [U] n'a pas été révoqué de son mandat pour être remplacé par un nouveau directeur général et que son mandat dissocié de directeur général, qui n'existait que du fait de la gouvernance dualiste votée précédemment par les administrateurs, avait été supprimé ». Le changement de gouvernance ne donne pas lieu à un remplacement, mais à une réorganisation. On pourrait certes être troublé par le fait que tant la révocation du DG que la décision de mettre fin à la dissociation des fonctions relèvent de la compétence du conseil d’administration aux termes, respectivement, des articles L. 225-55, alinéa 1er et L. 225-51-1, alinéa 2, du Code de commerce. En dépit de cette identité de compétence, les deux opérations n’ont ni le même esprit ni le même objectif. La révocation vise à remplacer un mandataire social qui ne convient plus à la société, le changement de gouvernance modifie l’organisation sociétaire sans trouver sa cause, normalement, dans la personnalité des mandataires sociaux en fonction.

11. Ainsi qu’on l’a dit, une réserve est apportée, qui vise le cas où le changement de gouvernance s’analyserait en réalité en une « révocation déguisée », ce qui supposerait que le mandataire social écarté puisse démontrer que « la suppression de son mandat de directeur général procède d'une volonté de l'évincer ». La réserve se rencontrait déjà dans les décisions relatives à la transformation de la société, et elle se comprend parfaitement. Il ne faut pas permettre que les règles applicables à la révocation soient contournées par un changement de gouvernance faisant disparaître opportunément le mandat social tout en soustrayant cette opération à la qualification de révocation. La démonstration d’une telle manœuvre, qui relève du champ de la fraude, reposera notamment sur la preuve d’une intention de révoquer, manifestée peu avant le changement de gouvernance, mais non portée à terme, ou bien encore sur un retour rapide par la société au mode de gouvernance qu’elle avait pourtant abandonné, sans justification au regard de son intérêt social.

12. Dernière observation : la décision est formellement inscrite dans le cadre spécifique de la SA, mais elle nous semble transposable à d’autres formes sociales dès lors que l’on procédera à un changement d’organisation, dans un cadre légal ou statutaire, entraînant la disparition pure et simple d’un mandat social. La portée de la solution n’est clairement pas la même selon qu’elle est restreinte aux 29 918 SA ou qu’elle s’applique également aux 1 588 842 SAS existant en France aujourd’hui [9]. Ainsi, dans le cadre d’une SAS qui viendrait à modifier ses statuts et à faire disparaître un organe de direction, la suppression du mandat social ne devrait pas davantage s’analyser en une révocation, toujours sous réserve que la réorganisation opérée ne s’apparente pas à une révocation déguisée.

 

[1] CA Bordeaux, 8 juin 2022, n° 18/03513 N° Lexbase : A022577H.

[2] Loi n° 2001-420, du 15 mai 2001, relative aux nouvelles régulations économiques N° Lexbase : L8295ASZ.

[3] V. sur cette réforme, not., D. Bureau, La loi relative aux nouvelles régulations économiques, Aspects de droit des sociétés, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 553 ; J.-P. Bouère, P-DG ou président et directeur général ?, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 695 ; P.-H. Conac, La dissociation des fonctions de président du conseil d'administration et de directeur général des sociétés anonymes selon la loi relative aux nouvelles régulations économiques, Droit 21, 2001, ER 052 ; S. Castagné, Les nouveaux modes de direction des sociétés anonymes après la loi NRE, Dr. Sociétés, 2003, chr. n° 1.

[4] Sur le pouvoir exclusif du conseil d’administration, v. CA Paris, 5-8, 1er février 2012, n° 10/19173 N° Lexbase : A7339IBG, Rev. Sociétés, 2012, p. 503, note J.-P. Mattout.

[5] V. ainsi P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, LGDJ, 10ème éd., 2023, sp. n° 788.

[6] V. ainsi Cass. com., 22 mai 1973, n° 71-12.731, publié N° Lexbase : A6828AGY, Rev. sociétés, 1974, p. 314, note Guilberteau ; CA Paris, 5-8, 22 septembre 2015, n° 14/12205 N° Lexbase : A4847NP9, Bull. Joly Sociétés, 2016, p. 141, note P.-L. Périn.

[7] Cass. com., 4 février 1997, n° 94-21.707, publié N° Lexbase : A1578ACG, Bull. Joly Sociétés, 1997, p. 306, note P. Le Cannu, jugeant que « la cour d'appel a justement énoncé qu'en cas de substitution du conseil d'administration au directoire et au conseil de surveillance, le président du directoire ne peut prétendre que la suppression de son poste résultant de ce changement constitue une révocation sans juste motif » – CA Paris, 20 décembre 1982, Rev. sociétés, 1983, p. 786, note P. Le Cannu.

[8] V. ainsi P. Le Cannu et B. Dondero, op. cit. : « ce changement [passant de la formule « dissociée » à la formule « concentrée »] ne devrait pas être assimilé à une révocation, sauf fraude ».

[9] Chiffres au 7 avril 2024 [en ligne]

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