La lettre juridique n°979 du 28 mars 2024 : Procédure administrative

[Jurisprudence] Le dialogue des juges et la règle prétorienne dégagée par l’arrêt « Czabaj »

Réf. : CE, 3° ch., 16 février 2024, n° 444996, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A72792MK

Lecture: 15 min

N8833BZ8

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Le dialogue des juges et la règle prétorienne dégagée par l’arrêt « Czabaj ». Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/105960377-jurisprudenceledialoguedesjugesetlareglepretoriennedegageeparlarretczabaj
Copier

par Edwin Matutano, docteur en droit, Avocat à la cour, enseignant à l’UVSQ

le 27 Mars 2024

Mots clés :  Czabaj • délai raisonnable • dialogue des juges • recours administratif • sécurité juridique

La jurisprudence « Czabaj » du Conseil d’État a suscité de nombreuses études doctrinales en raison de ses incidences sur l’effectivité du principe constitutionnel de l’accès au juge. Depuis que cette décision prétorienne a été rendue, elle a fait l’objet de précisions, d’extensions et de restrictions de son champ et plus récemment, d’une appréhension par d’autres juridictions suprêmes (Cour européenne des droits de l’Homme et Cour de cassation). La décision faisant l’objet de ce commentaire s’inscrit dans le fil de ce dialogue des juges et plus particulièrement, dans celui tissé avec la Cour européenne des droits de l’Homme.


 

Les faits : Un fonctionnaire territorial, appartenant au cadre d’emplois des rédacteurs territoriaux, de catégorie B, avait sollicité, le 26 mars 1998, de son employeur, la communauté urbaine de Lille, devenue la métropole européenne de Lille, sa titularisation dans un cadre d’emplois de catégorie A, celui des attachés territoriaux. Cette demande lui fut refusée par une décision du 15 juin 1998.

Le 23 avril 2010, il forma un recours gracieux à l’encontre de cette décision de rejet.

Le 12 octobre 2015, il saisit le tribunal administratif d’une demande tendant à l’annulation de cette décision du 15 juin 1998, à ce qu’il soit enjoint à son employeur de reconstituer sa carrière comme attaché territorial principal à compter du 1er avril 1998 et à ce que la métropole européenne de Lille soit condamnée à réparer le préjudice qu’il estimait avoir subi.

Le tribunal administratif de Lille rejeta sa requête par un jugement en date du 23 octobre 2018.

Le requérant interjeta appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Douai.

Cette dernière, par arrêt en date du 30 juillet 2020, confirma le jugement de première instance et rejeta sa requête.

Le requérant forma un pourvoi auprès du Conseil d’État, demandant l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Douai, le règlement de l’affaire au fond en faisant droit à son appel.

La décision du Conseil d’État du 16 février 2024, rendue sur le pourvoi, s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence « Czabaj » du 13 juillet 2016 [1], par laquelle, de manière prétorienne, le Conseil d’État a jugé que le principe de sécurité juridique fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d'une telle notification, que celui-ci a eu connaissance. En pareille hypothèse, selon le Conseil d’État, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable et en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu'il en a eu connaissance.

Mais la décision du 16 février 2024 tient compte également de la position exprimée par la Cour européenne des droits de l’Homme [2],  laquelle a condamné la France du fait de l’application immédiate de la jurisprudence « Czabaj » aux instances en cours en méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR.

C’est à ce titre qu’elle illustre le dialogue des juges qui s’est instauré au sujet du délai d’un an dégagé par l’arrêt « Czabaj » et que la Cour de cassation est venue abonder à son tour [3]. La décision du Conseil d’État du 16 février 2024 illustre ainsi le dialogue des juges ; c’est ce qu’il convient de mettre en exergue, après avoir rappelé les développements, assortis de limites, de la jurisprudence « Czabaj », telles que le Conseil d’État les a, lui-même, entendues au fil de ses décisions.

I. Développements et limites de l’arrêt « Czabaj »

Ils furent, les uns comme les autres, l’œuvre du Conseil d’État. Cet état du droit apparaît naturel dans la mesure où l’arrêt « Czabaj » livre une interprétation des dispositions des articles R. 421-1 N° Lexbase : L4139LUT et R. 421-5 N° Lexbase : L3025ALM du Code de justice administrative.

En vertu de l’article R. 421-1, le juge administratif ne peut être saisi que d’un recours contre une décision et ce recours doit être formé dans les deux mois suivant la notification ou la publication de ladite décision.

Le point de départ des voies et délais de recours coïncide ainsi avec l’accomplissement de la formalité idoine de publicité de la décision déférée au juge : la notification s’il s’agit une décision individuelle ; la publication au cas d’une décision réglementaire ou d’une décision ni individuelle ni réglementaire.

L’article R. 421-5 précise que les voies et délais de recours ne sont opposables que s’ils ont été mentionnés dans l’acte de notification de la décision.

Cette précision vise nécessairement les décisions individuelles, puisque les autres décisions administratives sont rendues publiques par un autre moyen que la notification, la publication ou l’affichage, ainsi qu’il l’a été rappelé supra.

La jurisprudence dite « Czabaj » se rapporte donc exclusivement à cette catégorie de décisions administratives.

Avant son intervention, en droit, lorsque l’administration avait négligé de rédiger une mention relative à l’exercice des voies et délais de recours ou avait entaché celle-ci d’une erreur de nature à entraîner une confusion de la part du requérant, le recours contre une décision administrative pouvait être formé sans limites dans le temps, autre que celles découlant de la théorie jurisprudentielle de la connaissance acquise de la décision litigieuse ou de l’application, en matière pécuniaire, de la prescription quadriennale prévue par la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 N° Lexbase : L6499BH8.

Par conséquent, la portée de l’arrêt « Czabaj » est constitutive d’une limite à cette latitude du requérant, laquelle, faut-il le rappeler, est la résultante d’une négligence de l’administration.

Cette portée a connu, depuis huit ans, des extensions et des limitations.

A. Les extensions de la jurisprudence « Czabaj »

En premier lieu, sa portée fut étendue aux conclusions indemnitaires, ce qui, en pratique, ne constituait pas le moindre élargissement [4].

En deuxième lieu, cette portée fut également étendue aux exceptions d’illégalité d’une décision administrative individuelle [5].

En troisième lieu, elle le fut aux décisions implicites de l’administration, hypothèse des plus répandues [6]. Cette extension a connu une précision s’agissant du rejet implicite d’un recours gracieux [7].

En quatrième lieu, cette position jurisprudentielle connut une extension remarquable, quoique logique, aux recours amiables pré-contentieux (recours gracieux et hiérarchique), ainsi qu’une précision importante relative à l’effet interruptif du délai d’un an en raison d’une demande d’aide juridictionnelle [8].

En cinquième lieu, elle fut, de surcroît, rendue applicable aux recours en contestation de la validité de contrats administratifs [9].

Dans cet esprit tendant à conférer à la jurisprudence « Czabaj » toute sa plénitude, l’on doit, de même, faire état de la décision par laquelle le Conseil d’État a refusé de voir dans l’avis de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) une circonstance particulière de nature à infirmer la solution de sa jurisprudence « Czabaj » [10] et sa décision selon laquelle le délai d’un an qui en est issu s’applique même dans l’hypothèse où le requérant a saisi, à tort, la juridiction judiciaire [11], car, aux termes de cette dernière décision, en pareille hypothèse, le requérant ne dispose que d’un délai de deux mois pour saisir utilement le juge administratif après que la décision d’incompétence du juge judiciaire lui a été notifiée ou signifiée.  

B. Les limites apportées

En premier lieu, le moyen tiré du dépassement du délai raisonnable issu de l’arrêt « Czabaj » ne peut être soulevé d’office qu’après que les parties ont été avisées de ce qu’un moyen d’ordre public est soulevé et qu’elles ont pu faire valoir à son sujet leurs observations [12].

En deuxième lieu, par une décision remarquée, le Conseil d’État jugea qu’elle n’était pas transposable aux actions en responsabilité [13].

Ainsi, le Conseil d’État étendit, avec quelques réserves, le champ de son arrêt prétorien « Czabaj ».

II. La décision commentée : le fruit du dialogue des juges

A. La portée de la décision « Czabaj » ne s’étend pas aux affaires où est en cause une décision administrative qui lui est antérieure

Assurément, la décision du 16 février 2024 tient compte de la position de la Cour européenne des droits de l’Homme [14], qui a considéré, à titre principal, que le délai prétorien d’un an dégagé par le Conseil d’État n’était pas constitutif d’une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel qu’il est protégé par l’article 6 §1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

C’est en statuant in concreto que la Cour a atténué les effets les plus radicaux de la règle prétorienne. Son arrêt relève que, à l’égard des requérants, qui avaient introduit leur recours avant que le Conseil d’État français ne rende sa décision « Czabaj », l’article 6 §1 avait, cependant, été méconnu, parce que ces requérants n’avaient pu anticiper de quelque manière la jurisprudence nouvelle du Conseil d’État.

Eu égard à la circonstance tenant à ce qu’était en cause devant la Cour la question de la privation du droit de propriété pour cause d’utilité publique, faisant l’objet de l’article premier du Protocole n°1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’arrêt du 9 novembre 2023 en infère que le requérant n’avait pu, du fait de la forclusion qui lui avait été opposée, exposer sa cause afin de contester effectivement les mesures ayant porté atteinte au respect au droit au respect des biens.

Et la Cour vit, à l’égard de certains des requérants qui l’avaient saisie, un préjudice moral dans la violation du droit d’accès à un tribunal qu’ils ont subi.

Par sa décision n° 444996 du 16 février 2024, le Conseil d’État s’appuya expressément (cf. point 7 de sa décision), sur la solution dégagée par la Cour européenne des droits de l’Homme en citant la décision « Legros et autres » de la Cour et en en déduisant que la règle de procédure de l’arrêt « Czabaj » ne pouvait être opposée à l’auteur d’un recours juridictionnel formé avant la date de cet arrêt, sauf à ce qu’il s’ensuive une violation de l’article 6 §1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

En l’espèce, le Conseil d’État a jugé que le requérant ne remplissait pas, à la date de la décision contestée, les conditions pour bénéficier d’une intégration dans un cadre d’emplois de catégorie A. Par conséquent, son administration de rattachement était tenue de rejeter sa demande de titularisation dans un tel cadre d’emplois.

Au surplus, le Conseil d’État répondit au moyen du requérant selon lequel sa demande tendait en réalité au retrait de la décision du 17 novembre 1994 par laquelle il avait été intégré dans un cadre d’emplois de la catégorie B de la fonction publique territoriale.

À cet égard, le Haut juge considère que si les circonstances tenant au retrait de cette décision auraient pu être établies, en raison du changement de circonstances de droit postérieur à cette décision du 17 novembre 1994, en revanche, le retrait n’aurait pu être accompagné d’aucune titularisation dans un cadre d’emplois de catégorie A. Et le Conseil d’État en déduit que le retrait aurait abouti à priver le requérant des avantages liés à la qualité d’agent titulaire.

Aussi, après avoir évoqué l’affaire sur le fondement de l’article L. 821-2 du Code de justice administrative N° Lexbase : L3298ALQ, rejeta-t-il la demande présentée par le requérant devant le tribunal administratif de Lille.

B. La sécurité juridique : principe général du droit ou standard juridique ?

La décision qui fait l’objet de la présente note participe du dialogue des juges que la Cour de cassation, dans les deux arrêts de son assemblée plénière précités, a enrichi et dont il résulte que l’économie du droit processuel applicable en matière civile justifie que le particularisme du contentieux de l’excès de pouvoir, à propos duquel le Conseil d’État a dégagé la règle prétorienne du délai utile d’un an aux fins de la poursuite de l’annulation d’une décision administrative, ne lui soit pas étendu [15].

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation s’est, en effet, efforcée de souligner le caractère spécial du contentieux de l’excès de pouvoir, qui ressortit à la compétence exclusive des juridictions administratives pour motiver l’indépendance de solutions propres à chaque ordre de juridiction, y compris dans les cas où le juge judiciaire est appelé à se prononcer sur un litige né d’une décision de l’administration.

Il n’est pas indifférent qu’elle ait à cet effet dégagé un principe général du droit des dispositions de l’article 680 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1240IZX, dont il résulte que l’acte de notification d’un jugement doit indiquer de manière apparente les voies et délais de recours existants à l’encontre de ce jugement, ainsi que leurs modalités d’exercice et qu’à défaut, lesdits voies et délais ne courent pas.

Par là même, c’est également une appréciation de la sécurité juridique qu’a fait prévaloir la Cour de cassation, afin de garantir l’équilibre des droits des parties au cours du procès civil en ne reprenant pas à son compte la règle de la forclusion au terme d’un an dégagée par le Conseil d’État.  

Et dans les affaires à elle soumises, elle a fait application de ce principe afin de concilier, d’une part, le droit d’un créancier public de recouvrer les sommes qui lui sont dues et d’autre part, le droit d’accès au juge de son débiteur.

La conséquence de cette acception duale d’un même principe par chacun des deux ordres de juridiction contribue à faire de celui-ci, davantage même qu’un principe de droit processuel, également applicable par les deux ordres de juridiction, un standard juridique, aux contours forcément modulables.

Cet état du droit ne doit pas surprendre si l’on se souvient des vicissitudes qu’avait connues le principe général tenant à la sécurité juridique, dégagé par le Conseil d’État lui-même [16], durant la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire consécutive à la pandémie de covid-19 (cf. ordonnances n° 2020-305 du 25 mars 2020, portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif N° Lexbase : L5719LWQ et n° 2020-306 du 25 mars 2020, relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période, modifiées N° Lexbase : L5730LW7) du fait de la prorogation de délais pré-contentieux, qui eut pour résultat de créer une incertitude prononcée quant à la teneur de l’ordonnancement juridique et la computation des délais de recours.

 

[1] CE, Ass., 13 juillet 2016, n° 387763 N° Lexbase : A2114RXL, Rec. p. 340.

[2] CEDH, 9 novembre 2023, Req. 72173/17, Legros et autres N° Lexbase : A12331XX.

[3] Ass. Plén., 8 mars 2024, n° 21-125.60, publiée au Bulletin N° Lexbase : A92692S4 et n° 21-21.230, publiée au Bulletin N° Lexbase : A92722S9.

[4] CE, 9 mars 2018, n° 405355, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6316XGZ.

[5] CE, 27 février 2019, n° 418950, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2163YZ7.

[6] CE, 18 mars 2019, n° 417270, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1779Y4N.

[7] CE, 12 octobre 2020, n° 429185, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A40653XT.

[8] CE, avis, 12 juillet 2023, n° 474865 N° Lexbase : A78321AC.

[9] CE, 19 juillet 2023, n° 465309 N° Lexbase : A85161BZ.

[10] CE, 11 mars 2024, n° 488227 N° Lexbase : A92872T7.

[11] CE, 5 juillet 2023, n° 465478, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A376098R.

[12] CE, 28 mars 2018, n° 410552 N° Lexbase : A9020XIW.

[13] CE, 17 juin 2019, n° 413097 N° Lexbase : A6638ZEL, Rec. p.214.

[14] CEDH, 9 novembre 2023, Req. 72173/17, Legros et autres, préc.

[15] Ass. Plén., 8 mars 2024, n° 21-125.60, publiée au Bulletin et n° 21-21.230, publiée au Bulletin, préc.

[16] CE, Ass., 24 mars 2006, n° 288460 N° Lexbase : A7837DNL, Req. p. 150.

newsid:488833

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus