La lettre juridique n°977 du 14 mars 2024 : Fiscalité des entreprises

[Focus] Régime fiscal applicable aux associés de sociétés d’exercice libéral

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par Sarah Maubert-Mendez, Alex Ajroud et Benjamin Guion, Avocats associés, Ceno Avocats

le 14 Mars 2024

Mots-clés : société d’exercice libéral • professions libérales • BNC • gérants • dirigeants


 

En fin d’année 2023, la Cour de cassation est venue bousculer les maigres certitudes des associés de société d’exercice libéral en adoptant une vision particulièrement sévère du régime fiscal appliqué à leurs rémunérations [1]. Face à l’incompréhension et aux inquiétudes des praticiens, la direction générale des finances publiques a publié un rescrit en date du 27 décembre 2023 permettant d’éclairer les professionnels sur le régime fiscal applicable aux associés des sociétés d’exercice libéral [2]. Depuis deux arrêts du Conseil d’État rendus au cours des années 2013 et 2017 et depuis la modification, en date du 15 décembre 2022, de la doctrine relative au régime fiscal des rémunérations des associés de sociétés d’exercice libéral, l’ensemble des professionnels concernés se trouvait d’ores et déjà dans des situations d’incertitudes que cette nouvelle jurisprudence n’a pas permis d’apaiser.

Pour rappel, la loi du 31 décembre 1990 [3] a instauré un cadre d’exercice propre aux professions libérales, les sociétés d’exercice libéral, permettant aux praticiens de bénéficier d’un statut particulier, celui d’associé exerçant. Ces sociétés peuvent revêtir les différentes formes traditionnelles, et notamment les formes par actions simplifiées et formes à responsabilité limitée. Les sociétés d’exercice libéral sont soumises de plein droit à l’impôt sur les sociétés et déduisent, au titre de leurs charges, les rémunérations versées à leurs associés.

Mais quel est le traitement fiscal réservé à ces rémunérations ?

Depuis l’année 1990, un long débat s’est engagé sur le régime fiscal à appliquer. Un premier régime était issu de la doctrine administrative et ce dernier a été remis en question par la jurisprudence du Conseil d’État.

Le Conseil d’État s’est prononcé à deux reprises sur le régime applicable aux associés de SEL dans deux arrêts, en date du 16 octobre 2013 [4] et en date du 8 décembre 2017 [5]. Ces deux jurisprudences entraient en contradiction avec le régime fiscal en vigueur jusqu’alors en considérant que le principe d’imposition des rémunérations des associés de SEL était désormais le régime des BNC et non plus les traitements et salaires. Par ailleurs, la jurisprudence instaurait une nouvelle distinction à opérer, celle de la dissociation nécessaire des fonctions de direction avec l’exercice de l’activité, et insistait principalement sur la notion de lien de subordination. Pour la Haute-Juridiction, l’absence de lien de subordination entrainait de fait une imposition des associés dans la catégorie des BNC. Ce revirement a finalement été consacré par la doctrine administrative dans une modification surprise intervenue le 15 décembre 2022. L’application de cette nouvelle doctrine administrative était initialement prévue pour le 1er janvier 2023. Du fait de la soudaineté de ces mesures qui pouvaient entraîner, pour les contribuables, des modifications importantes en termes de politiques de rémunération, les professionnels se sont mobilisés pour demander un décalage de l’entrée en vigueur de ces nouvelles règles. C’est dans ces conditions que l’administration fiscale a différé l’entrée en vigueur des mesures au 1er janvier 2024. En amont de cette entrée en vigueur et pour donner suite à un arrêt retentissant de la Cour de cassation, l’administration s’est également prononcée par l’intermédiaire d’un rescrit fiscal, publié au Bulletin officiel en date du 27 décembre 2023.

I. L’entrée en application du nouveau régime applicable aux rémunérations des associés de SEL depuis le 1er janvier 2024

A. Une fiscalité différente appliquée aux rémunérations des fonctions de direction ou en contrepartie de l’exercice de l’activité technique

Le régime fiscal des rémunérations perçues par les associés doit être distingué selon que les rémunérations sont perçues en contrepartie des fonctions de direction ou des prestations techniques, c’est-à-dire au titre de l’exercice de l’activité libérale. Il doit être ici précisé que ces nouveautés ne s’appliquent qu’aux sociétés d’exercice libéral. Les sociétés d’exercice de droit commun, parfois utilisées par certains professionnels, ne sont pas concernées par ces modifications.

Les rémunérations perçues en contrepartie des fonctions de direction suivent le même régime que les rémunérations perçues par les dirigeants des formes équivalentes non libérales, aussi la rémunération du gérant de SELARL est traitée de manière similaire à celle du gérant de SARL et la rémunération du président de SELAS est traitée à l’identique de celle du président de SELAS.

Ainsi :

  • Pour les gérants de SELARL, les rémunérations perçues dans le cadre du mandat social peuvent être imposées selon différentes modalités, selon que les rémunérations versées dans le cadre du mandat ne peuvent pas être distinguées des rémunérations perçues au titre de l’exercice de l’activité libérale. En l’absence de possibilité de distinguer les activités, les gérants de SELARL pourront soumettre l’intégralité de leur rémunération à l’article 62 du CGI N° Lexbase : L2354IBS. Il leur appartiendra cependant de démontrer cette impossibilité de distinction. Si la distinction peut être réalisée, les rémunérations issues des fonctions techniques seront imposées au titre des BNC (CGI, art. 92 N° Lexbase : L5577MAS) ;
  • Pour les dirigeants de SELAS et SELAFA, les revenus issus de leurs fonctions de direction sont imposés au titre des traitements et salaires (CGI, art. 80 ter N° Lexbase : L1776HLD), et au titre des bénéfices non commerciaux par principe pour leurs revenus d’activité (CGI, art. 92), sauf en présence d’un lien de subordination. Dans ce dernier cas, les sommes perçues au titre de l’activité libérale seront imposées dans la catégorie des traitements et salaires.

Cette distinction paraît possible au regard de la lettre même de l’article 62 qui ne permet pas d’opérer de distinction entre plusieurs types de rémunérations tandis que l’article 80 ter du CGI, applicable aux dirigeants de SELAS et SELAFA, vise expressément les rémunérations versées aux dirigeants de société pour leurs mandats sociaux.

Il est donc nécessaire, pour ces derniers, de distinguer les activités réalisées au titre des fonctions de direction, et celles réalisées au titre des fonctions techniques. La doctrine a donné des exemples de tâches réalisées au titre des fonctions de direction, que nous développerons au paragraphe ci-dessous.

Il paraît tout de même délicat de réussir à opérer la distinction demandée par le texte. Une incertitude pratique demeure donc quant à l’application de ces mesures sur la rémunération des gérants majoritaires de SELARL.

B. Le cas particulier des gérants majoritaires de SELARL et des gérants de SELCA

Il existe donc deux types de règles applicables en fonction de l’origine de la rémunération : le mandat social ou l’exercice de l’activité.

Cette distinction est particulièrement complexe dans le cas des gérants majoritaires de SELARL ou gérants de SELCA. Afin de déterminer si l’imposition de leur rémunération relève du régime BNC ou des traitements et salaires, il faut déterminer si les deux fonctions sont dissociables.

Mais que se passe-t-il si l’on n’arrive pas à opérer une dissociation entre les deux secteurs ? Dans la plupart des structures de petite taille, voire de taille moyenne, il est compliqué de dissocier les deux activités, les associés jonglant continuellement entre tâche technique et tâche administrative.

La doctrine administrative est venue donner quelques exemples des tâches pouvant caractériser les fonctions du gérant : convocation d’assemblée, représentation de la société dans les rapports avec les associés et à l’égard des tiers ou encore décision du déplacement du siège. Elle a également précisé que certaines tâches administratives étaient exclues des fonctions du gérant lorsqu’elles se rapportaient à l’activité : tel est notamment le cas de la facturation du client ou du patient, l’encaissement, les prises de rendez-vous, les approvisionnements de fourniture ou encore la gestion des équipes.

Dans le cas où il est impossible de distinguer les rémunérations allouées au titre des fonctions de gérant et celles allouées au titre de l’exercice de l’activité, toute la rémunération est imposée au titre de l’article 62 du CGI, soit comme des traitements et salaires. Dans ce cas de figure, le contribuable doit être en mesure de démontrer auprès de l’administration fiscale que les deux rémunérations sont indissociables. À ce titre, la seule absence de documents fixant la rémunération du gérant ne suffira pas à une telle justification.

À titre de règle pratique, il a été admis par l’administration qu’une part de 5 % de la rémunération d’ensemble perçue par les gérants majoritaires de SELARL et gérants de SELCA puisse être considérée comme la part des revenus afférente aux fonctions de direction, imposables dans les conditions de l’article 62, et bénéficiant alors du régime fiscal correspondant. À cet égard, la différence réside en la possibilité de déduire un abattement pour frais forfaitaire de 10 % dans le cadre des traitements et salaires, étant précisé que cet abattement est limité [6]. Par ailleurs, les cotisations dites « Madelin » restent déductibles dans les deux cas de figure, imposition BNC ou traitements et salaires. Il n’est donc pas évident que le gain fiscal correspondant à cette déduction justifie la lourdeur administrative rendue nécessaire pour distinguer les deux fonctions.

II. Les précisions apportées par le rescrit publié le 27 décembre 2023

Le régime entré en vigueur le 1er janvier 2024 n’est toutefois pas dénué d’imprécisions. La dernière jurisprudence de la Cour de cassation rendue en matière de dividendes distribués à une société de participation financière des professions libérales a ravivé les craintes des professionnels quant aux difficultés d’application du régime aux libéraux. Dans cet arrêt, la Cour de cassation a pu considérer que le versement de dividendes au bénéfice d’une SPFPL par une SEL entraînait la soumission aux cotisations sociales de ces dividendes chez l’associé de la SPFPL, exerçant son activité via la SEL. Cette méprise de l’interposition de la personne morale de la SPFPL avait alors grandement inquiété les praticiens.

Pour donner suite aux protestations des professionnels, l’administration fiscale s’est prononcée dans un rescrit communiqué à l’Institut des Avocats Conseils Fiscaux et publié dans le BOFIP le 27 décembre 2023.

Ce rescrit avait pour but de répondre à la question du régime fiscal applicable aux associés de sociétés d’exercice libéral en matière d’impôt sur le revenu mais également en matière de TVA, de cotisation foncière des entreprises ou encore également en matière de dispositifs d’épargne salariale.

A. Les précisions apportées en matière d’impôt sur le revenu

Concernant l’impôt sur le revenu, le rescrit rappelle les principes posés par la jurisprudence dans les arrêts précités en date du 16 octobre 2013 et du 8 décembre 2017. Le principe reste inchangé, aussi les rémunérations perçues, au titre de l’exercice de l’activité libérale, sont par principe imposées au titre des bénéfices non commerciaux, sauf à démontrer l’existence d’un lien de subordination, ce qui conduit à une imposition au titre des traitements et salaires. Le rescrit a pris également la peine de rappeler que la réponse ministérielle Cousin précitée n’était plus applicable à compter de l’imposition des revenus de l’année 2024, à la suite de la publication de la mise à jour du BOFIP en novembre 2022.

En matière d’impôt sur le revenu également, le rescrit est venu préciser l’application du régime « micro » aux rémunérations perçues par les associés de sociétés d’exercice libéral. Le rescrit s’appuie sur la rédaction de l’article 102 ter du CGI N° Lexbase : L8056MHT qui ne prévoit aucune exclusion expresse des associés de sociétés d’exercice libéral du régime. Aussi, ces derniers peuvent bénéficier d’un tel régime fiscal dès lors qu’ils sont imposés dans la catégorie des bénéfices non commerciaux en application des règles précitées. En cas d’application du régime du micro-BNC, les contribuables n’auront à remplir que le formulaire n° 2042 et non plus le formulaire n° 2035 applicable en cas de bénéfice du régime réel.

Le rescrit de l’administration a également apporté une précision intéressante quant à l’appréciation du seuil permettant de bénéficier du régime micro-BNC. Ce seuil doit tenir compte des sommes déclarées dans la catégorie des traitements et salaires qui auraient été déclarées comme des BNC sous l’égide de la nouvelle règlementation. Dès lors, l’administration fiscale viendra à considérer que ces revenus, quand bien même auraient-ils été considérés à un instant T comme des traitements et salaires, sont à qualifier de BNC au regard de la nouvelle doctrine. Cette mesure entre en contradiction avec la tolérance annoncée en début d’année dernière qui indiquait que la nouvelle règlementation n’entrerait en vigueur qu’au 1er janvier 2024. Ce faisant, nombre de professionnels n’avaient pas changé leurs habitudes et continué de se verser des rémunérations qu’ils considéraient comme imposables comme des traitements et salaires.

Par ailleurs, une question subsistait quant à la possibilité de déduire les cotisations de type « Madelin » des rémunérations imposées comme des traitements et salaires, de manière similaire à ce qui était prévu par l’article 154 bis du CGI N° Lexbase : L1458MHH. Sur ce point, le rescrit précise que les cotisations Madelin ne peuvent être déduites des revenus imposés comme des traitements et salaires, cette déduction étant seulement possible dans le cas d’une imposition au titre des BNC sous le régime réel.

Enfin, en matière d’impôt sur le revenu, le rescrit est venu expressément préciser l’impossibilité, pour l'entrepreneur individuel libéral associé d’une société d’exercice libéral, d’opter pour l’impôt sur les sociétés. En effet, dès lors qu’un professionnel devient associé d’une structure, il n’est plus réputé exercer son activité en son nom propre, c’est la structure qui devient alors exploitante du fonds libéral. Dès lors, l’associé de la société d’exercice libéral ne répond plus à la définition de l’entrepreneur individuel et ne peut pas exercer l’option prévue à l’article 1655 sexies du CGI N° Lexbase : L5769MAW.

B. Les précisions apportées en matière de TVA

En matière de TVA, le rescrit précise de manière très claire les règles applicables aux rémunérations perçues par les associés de SEL au titre de l’exercice de l’activité libérale.

Certains se posaient la question de soumettre à TVA et donc aux obligations de facturation les rémunérations versées.

Toutefois, la SEL est réputée exercer la profession par l’intermédiaire de ces membres. Ainsi, les associés ne sont plus responsables à leur propre titre du risque économique propre supporté par l’activité et ne sont que des intermédiaires. Ils ne sont d’ailleurs aucunement liés en leur nom propre avec les clients de la structure. Ce faisant, les rémunérations techniques perçues par les associés des SEL n’entrent pas dans le champ d’application de la TVA et ne sont pas davantage soumises aux obligations de facturation prévues par l’article 289 du CGI N° Lexbase : L4136MGB.

Ce sont les seules SEL qui sont redevables de la taxe et non pas ses associés, quand bien même l’exercice de l’activité serait réalisé par l’intermédiaire de ces derniers.

C. Les précisions en matière de CFE

La question se posait en pratique de savoir si les associés de SEL étaient redevables, en leur nom, de la CFE.

Le rescrit reste prudent sur cette question, et affirme que ce sont bien les SEL qui sont redevables de la CFE. Il rappelle également que la jurisprudence du Conseil d’État est sans incidence sur l’imposition à la CFE de ces sociétés et de leurs associés.

Il précise toutefois que les associés d’une SEL sont susceptibles d’être soumis à la CFE en leur nom propre s’ils exercent une activité professionnelle propre non-salariée.

Au regard de ce qui précède, il apparaît une nouvelle fois flagrant que le droit fiscal opère une distinction entre les professionnels libéraux et les autres professionnels. Les praticiens libéraux se voient contraints d’adopter un régime spécifique plus contraignant et plus obscur, dont les contours sont sans cesse malmenés par la doctrine et la jurisprudence. Il apparaît encore une fois nécessaire que les pouvoirs publics se (re)penchent sur la question des rémunérations des libéraux en cessant d’opérer des distinctions entre ces derniers et les autres professionnels. Si la loi « Macron » du 6 août 2015 avait ouvert la possibilité pour les libéraux d’exercer sous des structures de droit commun, l’attitude des pouvoirs publics semble s’éloigner de cette orientation. Et pour preuve, l’ordonnance du 8 février 2023 a carrément interdit aux professions juridiques et judiciaires d’exercer leurs activités sous de telles structures …

 

[1] Cass. civ. 2, 19 octobre 2023, n° 21-20.366, F-B N° Lexbase : A65071NC. Lire en ce sens, S. Buffa, Les dividendes versés par une SEL à une SPFPL sont soumis aux cotisations sociales des indépendants, Lexbase Contentieux et Recouvrement, décembre 2023, n° 2 N° Lexbase : N7654BZI.

[2] RES – RSA – BNC – TVA – IF – Régime fiscal applicable aux associés de sociétés d’exercice libéral.

[3] Loi n° 90-1258, du 31 décembre 1990, relative à l'exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé et aux sociétés de participations financières de professions libérales N° Lexbase : L3046AIN.

[4] CE 9° et 10° ssr., 16 octobre 2013, n° 339822, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1088KNM.

[5] CE 3° et 8° ch.-r., 8 décembre 2017, n° 409429, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0784W78.

[6] À titre d’exemple et pour les revenus de l’année 2023, cette limite est de 13 522 euros.

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