La lettre juridique n°977 du 14 mars 2024 : Successions - Libéralités

[Jurisprudence] Prescription de l’action en réduction : la loi combattue par la jurisprudence ?

Réf. : Cass. civ. 1, 7 février 2024, n° 22-13.665, FS-B N° Lexbase : A66222KH

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N8719BZX

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par Jérôme Casey, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, Avocat au Barreau de Paris

le 13 Mars 2024

Mots-clés : succession • réforme • loi du 23 juin 2006 • délai de prescription • recevabilité • action en réduction • héritiers • réserve • droit à la réserve • décès • mission des juges • doctrine • loi • jurisprudence • analyse exégétique • intention du législateur

Il résulte de l'article 921, alinéa 2, du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006, que, pour être recevable, l'action en réduction doit être intentée dans les cinq ans à compter du décès ou, au-delà, jusqu'à dix ans après le décès à condition d'être exercée dans les deux ans qui ont suivi la découverte de l'atteinte à la réserve.


 

L’article 921 N° Lexbase : L7498L7T, alinéa 2, du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 N° Lexbase : L0807HK4, applicable au litige, dispose :
« Le délai de prescription de l'action en réduction est fixé à cinq ans à compter de l'ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l'atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès. »
Il résulte de ce texte que, pour être recevable, l’action en réduction doit être intentée dans les cinq ans à compter du décès ou, au-delà, jusqu’à dix ans après le décès à condition d’être exercée dans les deux ans qui ont suivi la découverte de l’atteinte à la réserve.
Le moyen, qui, en soutenant que ces dispositions imposent, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, postule le contraire, n'est donc pas fondé.

Observations. L’arrêt rapporté est d’importance, tant théorique que pratique, en droit des successions, mais aussi pour les sources du droit. En répondant au premier moyen du pourvoi, il vient clore une hésitation quant à la durée de la prescription extinctive frappant l’action en réduction exercée par les héritiers réservataires. Mais il le fait d’une façon qui déconcerte quelque peu.

Rappelons brièvement les faits. Roland décède le 27 décembre 1989, laissant à sa survivance son conjoint (Yolande, qui décèdera elle-même le 30 juillet 2015) et les quatre enfants communs du couple, Béatrice, Gérald, Rémy et Fabrice. Fabrice est condamné par une cour d’appel à rapporter diverses sommes à la succession de son père. Il forme alors un pourvoi où il reproche à la cour d’appel d’avoir ainsi statué alors que, selon lui, « le délai de prescription de l'action en réduction est fixé à cinq ans à compter de l'ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l'atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès ». Or, Fabrice soutient que, pour dire recevable l’action en réduction de ses frère et sœur, la cour d’appel a considéré qu’il résulterait de l’article 921N° Lexbase : L7498L7T du Code civil qu’un premier délai de cinq ans court, toujours, à compter du décès, et un second délai de deux années court lorsque la connaissance de faits susceptibles d'avoir porté atteinte à réserve est connu d’un héritier tardivement. Fabrice en déduit qu’en statuant comme elle l’a fait, alors que ce texte exige, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, la cour d’appel aurait violé l’article 921 du Code civil.

La Cour de cassation rejette le pourvoi, par le motif ci-dessus rappelé. L’action en réduction se prescrit par cinq ans du décès, après ce délai, dans les deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l'atteinte portée à leur réserve, mais dans la limite impérative de dix ans à compter du décès.

Pour bien mesurer la portée de l’arrêt, on rappellera d’abord le substrat juridique et doctrinal ayant précédé l’arrêt (I), avant de voir comment il s’appliquera concrètement (II).

I. Le substrat juridique et doctrinal antérieur à l’arrêt

La question de la prescription de l’action en réduction de l’article 921 du Code civil est bornée par la date du 1er janvier 2007, qui est la date d’entrée en vigueur de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 N° Lexbase : L0807HK4 réformant les successions :

  • avant cette date, la prescription était de trente ans, ainsi que la Cour de cassation l’a clairement jugé (v., par ex., Cass. civ. 1, 24 novembre 1987, n° 86-10.635 N° Lexbase : A1804AHB ; Cass. civ. 1, 23 mars 1994,  n° 92-14.370 N° Lexbase : A6132AHL) ;
  • après le 1er janvier 2007, la question relève du nouvel article 921 du Code civil, auquel la loi précitée du 23 juin 2006 a ajouté un nouvel alinéa qui est applicable à toutes les successions ouvertes à compter du 1er janvier 2007 (v., Cass. civ. 1, 22 février 2017, n° 16-11.961, F-P+B N° Lexbase : A2450TPG, qui corrige une cour d’appel ayant retenu un délai de prescription de cinq ans, alors que la succession, ouverte avant le 1er janvier 2007, relevait du droit ancien, de sorte que l’action en réduction se prescrivait, dans cette affaire, par trente ans).

Cependant, cette distinction, entre le droit ancien et le droit nouveau, pour aussi claire qu’elle ait pu être quant à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, ne disait rien de la durée de la prescription applicable à compter du 1er janvier 2007, le texte de l’alinéa ajouté à l’article 921 étant d’une redoutable subtilité :

« Le délai de prescription de l’action en réduction est fixé à cinq ans à compter de l’ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l’atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès. »

Au lendemain de l’adoption de ce nouveau texte, une part importante de la doctrine a compris ces dispositions de la façon suivante : la prescription est de cinq ans, décomptés à partir du décès, sauf l’hypothèse particulière où l’héritier a découvert l’atteinte à ses droits après ces cinq années, auquel cas il dispose de deux années pour agir (depuis cette découverte), mais dans la limite absolue de dix ans du décès (v., not., S. Deville et M. Nicod, Répertoire de droit civil Dalloz, V° Réserve héréditaire – Réduction des libéralités, 2020, n° 142 ; V. Egéa, Répertoire de procédure civile Dalloz, V° Libéralités,  2022, n° 54 ; J.-B. Donnier, J.-Cl. Civil code, V° Art. 912 à 930-5, fasc. 40, 2022, n° 58 ; B. Vareille, obs. in Defrénois, 2018, n° 42, p. 45)

C’est cette façon de raisonner qui fut défendue jadis par les auteurs de la célèbre « Offre de loi » (J. Carbonnier, P. Catala, J. de Saint-Affrique, G. Morin, Des libéralités : une offre de loi, Defrénois 2003), et que l’on a ensuite retrouvée dans les travaux préparatoires de la loi de 2006 (v., S. Huyghe, Rapport n° 2850 du 8 février 2006 fait au nom de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, p. 248 ; H. de Richemont, Rapport n° 343 du 10 mai 2006 fait au nom de la Commission des lois du Sénat, p. 233).

Évidemment, tout ceci est un brin étrange : l’héritier qui découvre l’atteinte portée à ses droits six mois avant l’acquisition du délai de cinq ans n’aura que six mois pour agir en réduction, alors que s’il avait découvert cette atteinte six ans après le décès, il aurait eu deux ans pour assigner et demander la réduction.

Exemple n° 1 : Décès le 1er janvier 2020, découverte de l’atteinte aux droits le 1er juin 2024, la prescription sera acquise le 1er janvier 2025 : l’héritier n’a que six mois pour agir. Alors que si l’atteinte avait été découverte le 19 avril 2026, l’héritier aurait eu jusqu’au 19 avril 2028 (minuit) pour agir.

C’est la raison pour laquelle un éminent auteur a proposé de corriger ce défaut en raisonnant de façon plus souple : l’action en réduction est nécessairement recevable pendant les cinq ans qui suivent le décès, alors qu’après cette première période, l’action ne sera recevable que si elle est exercée dans les deux ans de la découverte de l’atteinte, mais dans la limite absolue de dix ans à compter du décès (v., M. Grimaldi, Droit des successions, Lexis Nexis, 8e éd°, 2020, n° 905 ; du même auteur, antérieurement, obs. à la RTD civ. 2017, p. 463).

Exemple n° 2 : Décès le 1er janvier 2020, découverte de l’atteinte aux droits le 1er juin 2024 : la prescription sera acquise le 1er juin 2026. Il en résulte que :

  • si l’héritier agit le 1er septembre 2024 son action est recevable (il a agi dans les cinq ans du décès) ;
  • s’il agit le 21 mars 2026 (ayant découvert l’atteinte le 1er juin 2024) son action est menée après le délai de cinq ans, mais avant l’expiration du délai de deux ans à compter de la découverte de l’atteinte à ses droits, donc il sera recevable.
  • s’il agit le 1er août 2028, il sera prescrit (car il aura agi après le délai de cinq ans du décès, et au-delà du délai de deux ans de la découverte).

Une troisième interprétation a été proposée, redoutable de logique, qui repose sur une lecture exégétique et linguistique du texte (v., E. Agostini, Réduction des libéralités : le point de départ de la prescription, Petites affiches, 15-16 septembre 2016, p. 6). Selon cette lecture, trois éléments doivent être soulignés qui résultent du texte même de l’article 921 du Code civil :

  • d’une part, les cinq ans constituent un délai de prescription, ce que le texte dit expressément, non un délai préfix ;
  • d’autre part, les deux délais ne se succèdent pas mais courent concurremment l’un à l’autre, puisque le texte indique cinq ans « ou » deux ans et non cinq ans « puis » deux ans ;
  • enfin, que la connaissance de l’atteinte portée à la réserve concerne le seul délai de deux ans, la loi le dit expressément, alors qu’elle ne le dit pas pour le délai de cinq ans.

Sur ces prémices, notre collègue Éric Agostini estime que l’application de la lettre même de l’article 921, alinéa 2, du Code civil invite donc à opérer, au plan probatoire, une distinction :

  • soit un héritier réservataire demande la réduction dans les cinq ans du décès, et dans ce cas le légataire universel supporte la charge de la preuve de ce que l’héritier réservataire a eu connaissance de l’atteinte à ses droits depuis plus de deux ans. S’il parvient à faire cette preuve, la demande de réduction sera déclarée prescrite. S’il n‘y parvient pas, la demande sera déclarée recevable ;
  • soit un héritier réservataire demande la réduction au-delà des cinq premières années suivant le décès, mais sans dépasser les dix ans, et dans ce cas c’est à cet héritier de prouver qu’il a bien eu connaissance tardivement (depuis moins de deux ans) de l’atteinte portée à ses droits. S’il y parvient, la demande sera jugée recevable. S’il échoue, il sera prescrit, puisque, par hypothèse, le délai de prescription de cinq ans aura couru et qu’il ne réunit pas les conditions pour bénéficier du délai de deux ans ; ce renversement de la charge de la preuve, s’il n’est pas inscrit dans le texte, est cependant nécessairement postulé par celui-ci, sauf à rendre son application impossible.

La jurisprudence antérieure à l’arrêt ici commenté est, quant à elle, évidemment naissante et peu exploitable. Il semble que la plupart des juges du fond aient retenu la première interprétation : délai de cinq ans, puis délai de deux ans, dans la limite des dix ans du décès (v., par ex., CA Aix-en-Provence, 12 avril 2023, n° 22/11458 N° Lexbase : A90519PW ; CA Bordeaux, 10 mai 2023, n° 20/02093 N° Lexbase : A86619UC ; CA Versailles, 20 avril 2023, n° 22/03485 N° Lexbase : A08709RN). Mais on trouve au moins une cour d’appel pour accepter la lecture exégétique (ou « Agostinienne »), du texte, et donc pour accepter de prescrire par deux ans dès lors que la connaissance de l’atteinte aux droits de l’héritier est acquise, quand bien même ce serait avant l’acquisition des cinq ans à compter du décès (v., CA Toulouse, 1er juin 2023, n° 20/01684 N° Lexbase : A15089ZU ; CA Toulouse, 22 mars 2023, n° 21/01768 N° Lexbase : A08007R3).

Dans l’arrêt sous examen, il semble que la cour d’appel ait retenu la version « Grimaldienne », mais formulée à la façon rémoise (« En revanche, si les héritiers réservataires ne découvrent cette atteinte qu’après l’ouverture de la succession, le délai de prescription est alors de deux ans à compter de cette découverte, sans pouvoir excéder dix ans à compter du décès. En toute hypothèse, le délai de prescription ne saurait jamais être inférieur à cinq ans à compter de l’ouverture de la succession [...] »).

Quant à la Cour de cassation, elle ne s’est jamais prononcée explicitement avant l’arrêt rapporté, mais nous avons signalé dans une chronique précédente un arrêt récent qui pouvait être lu comme favorable à une prescription de cinq ans à compter du décès (v., Cass. civ. 1, 5 janvier 2023, n° 21-13.151, FS-B N° Lexbase : A154487C ; J. Casey, obs. n° 1 in Sommaires commentés de Droit des successions 2023-1, Lexbase Droit privé, n° 964, 16 novembre 2023 N° Lexbase : N7382BZG), encore que dans cette affaire personne n’avait posé directement la question de la prescription, de sorte que le motif final de l’arrêt était d’une interprétation un brin hasardeuse (cependant, la prescription quinquennale était malgré tout affirmée).

II. Le choix retenu par la Cour de cassation

La présente décision décide finalement ceci :

« Il résulte de ce texte [art. 921, al. 2] que, pour être recevable, l’action en réduction doit être intentée dans les cinq ans à compter du décès ou, au-delà, jusqu’à dix ans après le décès à condition d’être exercée dans les deux ans qui ont suivi la découverte de l’atteinte à la réserve.

Le moyen, qui, en soutenant que ces dispositions imposent, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, postule le contraire, n'est donc pas fondé ».

C’est donc la consécration de la thèse du Professeur Grimaldi, qui est une variante plus heureuse de la thèse dominante en doctrine. Elle est plus heureuse, car elle évite l’effet couperet de la première thèse au bout du délai de cinq ans, qui, comme on l’a vu, peut donner au demandeur moins de temps pour agir que s’il avait découvert l’atteinte à ses droits au-delà des cinq ans (mais avant les dix ans, bien entendu). De la sorte, la solution retenue réussit la performance d’être conforme aux intentions du législateur, tout en corrigeant ce que la thèse première a de bizarre (l’effet couperet du délai de cinq ans).

Pour autant, il ne faut pas se cacher que cette solution prend de sérieuses libertés avec le droit positif puisqu’elle ajoute au texte du Code civil, dès lors qu’elle repose sur l’affirmation de l’existence de deux délais alternatifs, ce qui n’est clairement pas ce qui est écrit à l’alinéa 2 de l’article 921, sauf à dénaturer ce texte.

Quant à la thèse du Professeur Agostini, sa mise à l’écart n’est clairement pas justifiée par la présente décision. On l’a vu, cette thèse est impeccable d’un point de vue exégétique (et linguistique), et l’on doit lui reconnaître que si le législateur a peut-être eu en tête le résultat de la première thèse, il a fini par écrire et voter tout à fait autre chose… Par conséquent, ce que cette troisième thèse perd en conformité avec les travaux parlementaires, elle le gagne en cohérence quant à ce qui est écrit à l’article 921 et donc en respect du vote des parlementaires qui ont donné vie au texte.

Face à cela, la Cour de cassation prend une position qui est certes conforme aux travaux préparatoires de la loi du 2006, mais qui fait tout de même bon marché de l’exégèse du texte voté par le Parlement. De ce point de vue, il est permis d’être réservé, car nous préférons l’autorité du texte voté sur l’autorité des travaux préparatoires (sinon, à ce compte, la Cour de cassation pourra réécrire tout le code, motif pris des « intentions » et peu important les textes finalement votés). Certes, en l’espèce, chacune des thèses en présence possédait son élément de faiblesse. Mais reconnaissons que celle du Professeur Agostini était la plus respectueuse du droit positif, donc de ce qui fut voté par les parlementaires. Ce n’est quand même pas rien. Pourtant, la Cour de cassation s’offre le luxe d’un motif final cinglant, que nous estimons excessif. En effet, le moyen du pourvoi reprenait à la lettre la thèse du Professeur Agostini, et la Cour de cassation le balaie d’une formulation radicale : « Le moyen, qui, en soutenant que ces dispositions imposent, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, postule le contraire, n'est donc pas fondé ». Comment oser écrire que le moyen n’est pas fondé, alors qu’au contraire, il est fondé sur la seule lecture possible du texte tel qu’il est rédigé après passage au Parlement ? C’est, à l’inverse, le motif de la Cour de cassation qui n’est pas fondé au regard du droit positif. La Cour de cassation devient donc censeur du législateur lui-même au nom d’une intention (les travaux préparatoires) et au mépris du vote de la loi elle-même. Il y a assurément de quoi être gêné.

Reste la question de l’opportunité. De notre point de vue, c’est elle qui sauve un peu l’arrêt, en dépit de l’indiscutable liberté qu’il prend, exégétiquement, avec un texte qui ne dit pas du tout ce qui est finalement jugé. C’est opportun, car on peut soutenir avec quelque raison que deux ans pour agir, c’est incroyablement bref. C’est nettement plus bref que pour exercer l’option successorale, et c’est aussi beaucoup plus bref que la prescription de droit commun, et ceci alors qu’il s’agit pourtant de préserver le droit à réserve. Or, le droit des assurances a montré combien un délai de prescription biennal est dangereux, combien il passe vite. Pour qui connaît la lenteur de mise en route des contentieux successoraux, deux ans, cela peut sembler vraiment terrible pour les héritiers réservataires, et sans doute terrible aussi pour les notaires qui doivent désormais attirer l’attention des héritiers sur les subtilités de l’action en réduction. De sorte qu’en pratique, nous ne disconvenons pas du fait qu’il est opportun que l’action en réduction ne se prescrive pas trop vite. De ce point de vue, la durée de cinq ans, sans délai couperet, ici retenue, constitue, en opportunité (et en équité sans doute aussi), un bon compromis, étant ni trop courte, ni trop longue.

Mais les plus positivistes d’entre nous n’y trouveront pas leur compte, et ils auront beau jeu de soutenir que la Cour de cassation ne peut, dans tel arrêt, réécrire un texte pour l’accorder avec ses travaux préparatoires (lesquels n’ont d’ailleurs pas été jusqu’à ce degré de finesse), tout en refusant, dans telle autre décision, de toucher au droit positif au nom du respect qu’elle lui doit. N’était-ce pas au Parlement de corriger la rédaction, un brin excessive, de l’article 921 ? Il sera répondu que le texte offrait une marge d’interprétation, au nom de l’intention du législateur. Mais l’argument, comme déjà dit, est au fond assez faible. L’intention a subi le feu du vote des deux chambres du Parlement, et cette expression démocratique devrait prévaloir, sauf à être corrigée par un nouveau texte, lui aussi adopté par les deux chambres… Car le résultat final est tout de même assez curieux : quiconque lira désormais l’article 921 ne pourra y voir ce que la Cour de cassation juge ici. L’intention du législateur est utile lorsqu’un texte est obscur et doit être interprété. Mais elle n’est rien quand le texte se comprend par lui-même…

Au final, l’arrêt réjouira par son pragmatisme. Cependant, combien de fois la Cour de cassation a-t-elle refusé, par le passé, de toucher à un texte alors que cela eût été utile, au motif qu’elle était gardien du droit, et qu’elle n’était pas le législateur ? On gardera donc cet arrêt en mémoire pour le jour où elle redeviendra strictement positiviste dans une autre affaire où, pourtant, le pragmatisme aurait dû commander de ne plus s’en tenir à la lettre du texte. On trouve ici un motif de gêne secondaire : que la Cour de cassation soit positiviste ou non de façon purement aléatoire, pour des motifs connus d’elle, et d’elle seule. À ce compte, puisqu’elle est parfois disposée à s’accorder le droit de ne pas respecter la lettre d’un texte, suggérons-lui de réécrire des pans entiers du droit processuel des divorces contentieux, par exemple sur la question humainement si difficile du maintien du devoir de secours en cause d’appel… Nul doute qu’elle refusera de le faire. Et c’est là que la Cour de cassation nous perd : si le respect d’un texte est sa norme, pourquoi juge-t-elle ici quelque chose qui ne correspond objectivement pas à l’analyse exégétique (et linguistique) du texte en cause ? Répétons que l’on peut regretter que l’article 921 tel qu’il a été voté ne corresponde pas aux intentions du législateur, mais cela ne saurait suffire à balayer le vote du parlement, dès lors que le texte est applicable en l’état. Ou alors, il faut être cohérent et accepter d’en faire autant chaque fois que le pragmatisme commande une solution autre que celle prévue en droit positif. Mais voir la Cour de cassation faire ce que les britanniques appellent du « cherry picking » (choisir sélectivement ses causes), est difficile à admettre dans un système de droit écrit légiféré.

En somme, voici un arrêt qui réjouira les praticiens du droit des successions, mais qui déplaira sûrement à ceux qui pensent que le juge de cassation (et avant lui les juges du fond) ne peut rendre des décisions qui sont clairement irréconciliables avec la lettre même du Code civil, aussi regrettable que puisse être la rédaction du texte en cause. On songe alors à La loi combattue par la jurisprudence, de Philippe Malaurie, écrit dans les années 1960, et à sa version actualisée par l’auteur lui-même, en 2005, à la lumière des sources européennes (v., Ph. Malaurie, La jurisprudence combattue par la loi, la loi combattue par la jurisprudence, Defrénois 2005, art 38203, p. 1210). L’auteur le dit clairement : « ce n'est pas la mission des juges que d'exercer leur pouvoir contre le législateur ». C’est vrai des juges européens, mais cela est vrai aussi du juge de cassation au regard du droit interne lorsque le texte qu’il contrarie n’est pas obscur. Or, l’article 921 n’est pas obscur, ainsi que la lecture qu’en a fait le Professeur Agostini l’a prouvé, que ce soit juridiquement ou linguistiquement. Il est tout à fait possible d’appliquer l’article 921 d’une façon qui corresponde à son contenu juridique et linguistique. Pourtant, tel n’est pas le sens de l’arrêt ici commenté. Cette divergence s’explique fort simplement : c’est le contenu de l’alinéa 2 de l’article 921 qui a déplu, qui a été jugé inopportun, au point que le juge (du fond autant que de cassation) s’est donné le droit de préférer les travaux préparatoires à la loi finalement votée pour justifier la mise à l’écart du droit positif… Bref, on a préféré l’intention du législateur au vote très clair (quelque opinion que l’on ait du texte) du Parlement. Il y a là quelque chose qui nous heurte profondément, car désormais quiconque lira l’article 921 ne pourra trouver la lettre de son texte en accord avec l’arrêt ici commenté. Ce lecteur du Code civil se dira forcément « mais le texte ne dit pas cela…. ». Tout le problème est là. Or, le rôle de la Cour est, nous semble-t-il, de rendre intelligibles (et intelligents) des textes obscurs ou inadaptés aux mœurs, à la société. Il n’est pas de préférer, dans les lois récentes, les travaux parlementaires à la loi finalement votée, dès lors que celle-ci, quoique subtile, est claire et se suffit à elle-même. À suivre…

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