Réf. : Cass. civ. 3, 8 février 2024, n° 22-22.301, FS-B N° Lexbase : A91452KW
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N8633BZR
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par Jean Bruschi, Docteur en droit, qualifié aux fonctions de Maître de conférences
le 13 Mars 2024
Mots-clés : bail commercial • révision des loyers commerciaux • saisine du juge des loyers commerciaux • défaut de notification du mémoire • fin de non-recevoir • régularisation (non)
En application de l'article R. 145-27 du Code de commerce, selon lequel le juge des loyers commerciaux ne peut, à peine d'irrecevabilité, être saisi avant l'expiration d'un délai d'un mois suivant la réception par son destinataire du premier mémoire établi, le défaut de notification d'un mémoire avant la saisine du juge des loyers commerciaux donne lieu à une fin de non-recevoir et cette situation n'est pas susceptible d'être régularisée par la notification d'un mémoire postérieurement à la remise au greffe d'une copie de l'assignation.
1. Lorsque le bailleur délivre le congé au preneur, il peut l’accompagner d’une offre de renouvellement par laquelle il propose une révision du montant du loyer. S’en suit parfois un désaccord entre les deux parties qui devront alors respecter scrupuleusement une procédure sur mémoire qui mêle rigidité de l’ordre public, délais qui s’entrecroisent et formalisme scrupuleux. Certains faux pas peuvent être fatals. Sous cette procédure naît un abondant contentieux sur lequel la troisième chambre civile a été, une nouvelle fois, amenée à se prononcer dans un arrêt du 8 février 2024.
2. Un bailleur et son preneur étaient liés par un bail commercial conclu en 1992 et tacitement prorogé depuis l’expiration des neuf années. En 2016, le bailleur a signifié à la locataire son congé, qui devait prendre effet au 31 mars 2017. Le congé est accompagné d’une offre de renouvellement, par laquelle il propose au preneur un nouveau loyer. S’en suit une longue période d’inertie dont les causes sont inconnues. Le bailleur se réveille finalement quelques jours avant l’expiration du délai de prescription et assigne son locataire, le 25 mars 2019, en fixation du prix du bail renouvelé directement devant le juge des loyers commerciaux, en omettant de notifier préalablement le mémoire au preneur. Puis, un an après, il notifie finalement un mémoire au locataire, en espérant purger le manquement à l’obligation de notifier préalablement le mémoire avant d’assigner. En première instance [1], le juge des loyers commerciaux s’est accommodé de la démarche. Selon lui, l’action en révision des loyers était recevable et non prescrite, à raison précisément de l’envoi postérieur du mémoire qui avait régularisé la situation. La cour d’appel de Nîmes [2] infirme le jugement : une procédure introduite par assignation sans mémoire préalable est irrégulière et l’action irrecevable et éteinte, car prescrite. Le bailleur se pourvoi en cassation, mais se heurte au rejet du pourvoi de la part de la troisième chambre civile, qui s’accorde avec les juges du fond pour dire que la procédure en fixation du loyer suppose impérativement la notification préalable du mémoire. La notification postérieure ne peut rien y changer. L’action intentée par la bailleresse est non seulement irrecevable, mais aussi prescrite. L’assignation n’avait pas interrompu le délai de prescription comme le prétendaient les demandeurs au pourvoi.
3. L’arrêt apporte ainsi un enseignement précieux sur la procédure sur mémoire de révision du loyer. Le défaut pur et simple de notification d’un mémoire préalablement à l’assignation en révision du loyer entraîne une fin de non-recevoir qui n’est pas susceptible d’être régularisée (I) et qui, par effet de réaction en chaîne, empêche l’assignation de produire un effet interruptif de prescription (II).
I. La fin de non-recevoir tirée de l’absence de notification du mémoire préalablement à l’assignation
4. L’exigence de notification du mémoire préalable. La procédure de fixation des loyers renouvelés ou révisés obéit à une procédure stricte et détaillée [3]. Elle est prévue dans la partie réglementaire du Code de commerce, aux articles R. 145-23 et suivants N° Lexbase : L4149LTT. Il est tout de suite précisé que le président du tribunal judiciaire, ou le juge qui le remplace, statue sur mémoire[4]. Chaque partie doit ainsi produire un mémoire, dans lequel figureront les informations essentielles sur l’identité des parties, leurs prétentions et leurs justifications. Une fois le mémoire préalable rédigé, l’avocat appose sa signature. Il doit alors être envoyé au défendeur. C’est à sa réception, dispose l’article R. 145-27 du Code de commerce N° Lexbase : L9240LTE, qu’un délai d’un mois va courir à l’expiration duquel le demandeur pourra saisir le juge. En principe, ce délai d’un mois a pour objectif d’offrir un temps de latence au défendeur qui pourra, à son tour, rédiger un mémoire. Du point de vue de la défense, il ne s’agit pas d’un délai impératif. Il pourra notifier son mémoire après l’assignation, jusqu’à la date fixée par le greffe une fois le juge saisi. En revanche, pour le demandeur, le délai est de rigueur : son non-respect entraîne l’irrecevabilité de l’action. Chose importante, l’article L. 145-57 du Code de commerce N° Lexbase : L5785AI4 dispose que « pendant la durée de l’instance relative à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé, le locataire est tenu de continuer à payer les loyers échus au prix ancien ou, le cas échéant, au prix qui peut, en tout état de cause, être fixé à titre provisionnel par la juridiction saisie […] ». En l’espèce, le preneur pouvait continuer à payer l’ancien montant du loyer tout le temps qu’ont duré les tergiversations du bailleur.
5. Possibilités de régularisation admises après la notification du mémoire préalable. Les nombreuses exigences formelles et les délais qui les parcourent font qu’en pratique, preneurs et bailleurs ont vite fait de commettre des impairs. Les juges ont donc dû établir, au fil des ans, un périmètre dans lequel ils distinguent les erreurs régularisables de celles qui ne le sont pas. L’arrêt d’espèce s’inscrit dans cette thématique. Jusqu’alors, la Cour de cassation s’était montrée plutôt clémente avec les demandeurs. Il n’est pas rare que le mémoire soit affecté d’un vice de fond. La Cour de cassation avait très tôt reconnu que la partie ayant déposé un mémoire irrégulier peut le régulariser tant que la juridiction saisie ne s’est pas prononcée [5], et ce, même devant la cour d’appel [6]. Dans son sillage, un arrêt du 8 juillet 2015 dans lequel la Cour de cassation avait admis qu’une irrégularité affectant le mémoire, signifié par un usufruitier qui n’avait pas le droit de le faire seul, avait pu être purgée par l’assignation ainsi que par tous les actes de procédures suivants dans lesquels figurait le nu-propriétaire [7]. L’arrêt de cour d’appel s’appuie précisément sur la jurisprudence précitée pour rendre son arrêt [8].
6. Possibilité de régularisation exclue sans notification du mémoire préalable. On le voit, les juges accordent une attention primordiale à l’envoi du mémoire – dès lors que celui-ci a été envoyé, les possibilités de régularisation sont plus nombreuses. En revanche, lorsque cette exigence n’a pas été respectée, la Cour de cassation se montre intraitable. En l’espèce, le bailleur a assigné son preneur le 25 mars 2019, soit presque deux ans après la signification de l’offre de renouvellement. Au-delà du laps de temps excessif, c’est l’absence totale de notification du mémoire qui a causé leur perte. Ce n’est qu’au mois de mai 2020 qu’ils ont finalement transmis le mémoire au preneur. Devant un tel excès, les juges du fond ne pouvaient que lui opposer une fin de non-recevoir. La Cour de cassation ne dit pas autre chose : « dès lors que la situation ne pouvait être régularisée par la notification d’un mémoire postérieurement à la saisine du juge des loyers commerciaux, elle en a déduit, à bon droit, que l’action intentée par la bailleresse était irrecevable ». Au regard des jurisprudences rendues sur le sujet, il semble possible d’avancer que la régularisation du mémoire préalable dépend principalement de sa bonne notification avant l’assignation. Dès lors qu’il n’a pas été notifié dans les délais, les juges n’admettront pas qu’il puisse être régularisé par la suite, peu important les circonstances. Il serait trop simple, pour l’une des parties, de pouvoir purger ainsi son inertie. Mieux vaut un mémoire vicié, mais notifié, que pas de mémoire du tout !
II. L’absence d’effet interruptif de la prescription tirée de la fin de non-recevoir
7. L’effet interruptif de la notification du mémoire. L’action en fixation judiciaire du loyer révisé ou renouvelé se prescrit par deux ans [9]. Aussi, la question du délai de prescription interfère très souvent celle du mémoire préalable. L’état de l’art, en la matière, résulte d’une construction jurisprudentielle. En effet, dans la mesure où il doit être notifié préalablement (un mois au moins) avant l’assignation, le mémoire en demande a très tôt soulevé la question de son effet sur la prescription extinctive. La Cour de cassation a reconnu que la notification du mémoire, dès lors qu’elle est suivie d’une assignation devant le juge des loyers, a un effet interruptif de prescription [10]. C’est ce que dit encore l’article 33 du décret n° 53-960, du 30 septembre 1953 N° Lexbase : L9107AGE, non abrogé. Cependant, pour qu’elle puisse véritablement interrompre le délai de prescription, l’assignation doit être faite devant le juge des loyers. Si, pour une raison ou pour une autre, l’une des parties est assignée devant le tribunal judiciaire, le délai de prescription retombe dans les filets du droit commun et, dans un arrêt du 25 janvier 2023, la Cour de cassation avait décidé en ce sens que « la notification du mémoire par la bailleresse à la locataire n’avait pas interrompu le délai de prescription dès lors qu’elle n’avait pas été suivie du juge des loyers commerciaux » [11]. En l’espèce, faute de l’avoir notifié, le bailleur ne demandait pas l’interruption de la prescription inhérente au mémoire, mais se plaçait sur le terrain de l’effet interruptif d’une demande en justice.
8. L’absence d’effet interruptif en cas de défaut de notification du mémoire. Derrière l’absence de notification du mémoire et l’assignation délivrée au dernier moment par le bailleur, l’on comprend bien la stratégie de ses conseils. Resté silencieux pendant près de deux ans, le réveil soudain du bailleur quelques semaines avant l’expiration du délai de prescription l’a poussé à agir avec précipitation. Pour tenter de bénéficier de l’effet interruptif de la prescription attachée à la demande en justice, le bailleur a immédiatement assigné le preneur. Le délai de prescription interrompu, il avait désormais tout le temps de préparer le mémoire. C’est précisément sur ce point-là que la cour d’appel a infirmé le jugement de première instance et que le bailleur a formé son pourvoi. On sait que l’article 2241 du Code civil N° Lexbase : L7181IA9 dispose que « la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte se saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure. » Toutefois, l’article 2243 du même code N° Lexbase : L7179IA7 dispose que « l’interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l’instance, ou si sa demande est définitivement rejetée. » L’une des difficultés, au lendemain de la réforme du 17 juin 2008 [12], avait été de savoir si une fin de non-recevoir pouvait s’assimiler à un rejet au sens de l’article 2243 et, ainsi, faire obstacle à l’effet interruptif de prescription de l’introduction d’une demande en justice. Par un avis [13], puis un arrêt [14], la Cour de cassation avait reconnu qu’en effet, l’interruption de prescription est non avenue dès lors qu’une fin de non-recevoir avait été accueillie. Autrement dit, l’article 2243 du Code civil, qui ne distingue pas la manière dont la demande est rejetée, fait obstacle à l’effet interruptif de la prescription face à une irrecevabilité, dont les deux seules exceptions sont prévues à l’article 2241, alinéa 2, du même code. C’est la raison pour laquelle, en l’espèce, la demande en justice n'avait eu aucun effet interruptif de prescription. Parce que le défaut de notification du mémoire à l’autre partie avant l’introduction de l’instance conduit à une fin de non-recevoir, il n’était pas possible pour le bailleur de se retrancher derrière sa demande en justice pour interrompre le délai de prescription.
[1] TJ Avignon, 12 novembre 2020, n° 19/02498.
[2] CA Nîmes, 5 octobre 2022, n° 20/02912 N° Lexbase : A28958NK.
[3] D. Houtcieff, Droit commercial, Sirey, 5ème éd., n° 865.
[4] C. com., art. R. 145-23 N° Lexbase : L4149LTT.
[5] Cass. civ. 3, 17 septembre 2008, n° 07-16.973, publié au bulletin N° Lexbase : A4034EAN, AJ 2346, obs. Y. Rouquet.
[6] Cass. civ. 3, 24 septembre 2014, n° 13-17.478, FS-P+B N° Lexbase : A3032MXL, Dalloz Actualité, obs. Y. Rouquet ; J. Prigent, Lexbase Affaires, octobre 2014, n° 397 N° Lexbase : N4076BUI.
[7] Cass. civ. 3, 8 juillet 2015, n° 14-15.192, FS-P+B N° Lexbase : A7769NMP, AJDI, 2016, p. 39, obs. J.-P. Blatter.
[8] CA Nîmes, 5 octobre 2022, n° 20/02912, préc.
[9] C. com., art. L. 145-60 N° Lexbase : L8519AID.
[10] Cass. civ. 3, 2 février 2005, n° 03-18.042, F-P+B N° Lexbase : A6307DGP – Cass. civ. 3, 8 juillet 2015, n° 14-15.192, FS-P+B, préc.
[11] Cass. civ. 3, 25 janvier 2023, n° 21-20.009, FS-B N° Lexbase : A06449A4, D., 2023, 1331, obs. M.-P. Dumont ; D., 2023, 1420, obs. M.-L. Aldigé ; AJDI, 2023, 343, obs. J.-P. Blatter ; J.-P. Confino et Fl. Bons, Lexbase Affaires, mars 2023, n° 748 N° Lexbase : N4555BZQ.
[12] Loi n° 2008-561, du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I.
[13] Cass. civ. 2, 8 octobre 2015, n° 14-17.952, FS-P+B N° Lexbase : A3450N7W.
[14] Ibid.
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