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par Alain Boulesteix, Avocat of Counsel, cabinet Factorhy Avocats
le 17 Janvier 2024
Mots-clés : discrimination • inclusion • protection • droits des LGBT+ au travail • données personnelles
La lutte contre les discriminations visant les personnes LGBT+ au travail est juridiquement assurée. Elle doit désormais trouver sa traduction concrète dans la mise en place de politiques inclusives par les employeurs. Les initiatives se multiplient, ainsi qu’en témoigne une circulaire relative à l’inclusion des agents publics LGBT+. Toutefois, il reste du chemin à parcourir : les préjugés et discriminations, de fait, persistent. La situation des personnes transgenres reste délicate, notamment sous l’angle des données personnelles. Pour avancer, le rôle proactif des employeurs sera déterminant.
En droit français, les personnes LGBT+ [1] sont relativement bien protégées, du fait notamment de l’interdiction des discriminations directes et indirectes sur le fondement de l’orientation sexuelle [2] et de l’identité de genre [3].
L’heure serait même à l’inclusion des personnes LGBT+, à lire une étude récente ayant établi que 71 % des personnes interrogées déclarent que « l’entreprise doit tout faire pour favoriser l’inclusion des personnes LGBT+ », 66 % des actifs estiment qu’il s’agit d’un « sujet prioritaire ou important dans les entreprises » et que 43 % des actifs revendiquent avoir « une meilleure image des entreprises qui s’engagent fortement en faveur de l’inclusion » [4].
Pour autant, ces données encourageantes ne doivent pas masquer une réalité plus complexe. L’occasion de faire le point à la lumière de quatre actualités de l’année 2023.
I. Les discriminations persistantes au travail
Les résultats mentionnés ci-dessus sont contrebalancés par plusieurs études réalisées les années précédentes ayant mis en évidence la persistance des comportements LGBT+phobes en entreprise. Une enquête réalisée en 2022 a ainsi révélé que 30 % des travailleurs LGBT+ avaient été victimes d’une agression et 26 % de discrimination[5].
Ces données corroborent la position exposée par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) qui vient, dans son évaluation du plan national d’actions pour l’égalité des droits, contre la haine et les discriminations anti-LGBT+ (2020-2023), de pointer les insuffisances de l’action publique en matière de lutte contre les LGBT+phobies dans le monde du travail.
Elle souligne à ce titre le faible contentieux en matière d’atteintes aux droits des personnes LGBT+ dans les relations de travail, que ce soit devant le juge prud’homal, administratif ou pénal. La CNCDH suggère l’existence d’un « très important « chiffre noir » des discriminations LGBTIphobes » [6]. Le Défenseur des droits a, de longue date, mis en avant une « sous-déclaration des actes homophobes » [7].
II. L’atteinte à l’image de l’entreprise
Si le recours au juge est loin d’être fréquent s’agissant des LGBT+phobies au travail, une décision originale rendue par la cour d’appel de Paris peut être mentionnée. Dans cette affaire, l’éditeur d’un journal a mis fin au contrat conclu avec un verbicruciste en qualité de travailleur indépendant ayant proposé de faire deviner le mot « tapette » par l’expression « plus à voile qu’à vapeur » [8].
La cour d’appel de Paris a jugé que les termes utilisés, vulgaires et portant atteinte aux personnes ainsi moquées, étaient de nature à porter atteinte à l’image de l’entreprise et caractérisaient une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales, l’absence de conscience de la gravité des termes employés étant considérée comme indifférente.
Cet arrêt pourrait être transposé en droit du travail. Des propos déplacés, moqueurs voire injurieux en lien avec une orientation sexuelle devraient justifier par principe, le licenciement du salarié auteur de tels propos, lorsque ce dernier leur a donné une large publicité [9].
Au-delà, cette décision a été rendue dans une affaire concernant un travailleur indépendant. À cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé en début d’année que la protection contre les discriminations tirée de la Directive n° 2000/78/CE N° Lexbase : L3822AU4 bénéficie également aux travailleurs indépendants [10].
L’inclusion des personnes LGBT+ protège et oblige aussi bien les salariés que les travailleurs indépendants. Cet arrêt illustre que la réaction de l’employeur aux propos de nature à banaliser des termes vulgaires à l’endroit d’une orientation sexuelle ou d’une identité de genre [11], ou visant directement d’autres salariés [12] est essentielle pour construire un cadre de travail réellement inclusif.
III. La protection des agents publics
La circulaire du 20 juin 2023 relative à la prise en compte de la diversité des familles et au respect de l’identité des personnes transgenres dans la fonction publique de l’État a été édictée en s’inscrivant (tardivement), comme ses auteurs le précisent, dans le cadre de l’action n° 5 du Plan LGBT+ 2020-2023 [13] comportant 6 mesures que les administrations devaient poursuivre ou engager en leur qualité d’employeurs.
Les mesures prescrites ne sont pas novatrices [14] mais instituent toutefois un cadre protecteur harmonisé, dans trois directions principales :
Autant de mesures qui peuvent également être appliquées dans les entreprises privées afin de renforcer l’inclusion des personnes LGBT+ dans le monde du travail.
IV. Les données personnelles des personnes transgenres
Les données à caractère personnel erronées peuvent rendre plus difficile la vie quotidienne de la personne concernée [18], et tout particulièrement pour les personnes transgenres. Une décision rendue par le Conseil d’État le 14 avril 2023 [19], doit être mentionnée à ce titre. Dans cette affaire, une personne transgenre ayant obtenu, sur décision de justice, la modification de son état civil (prénom et sexe), a sollicité la rectification de son identité et de son sexe sur les documents détenus par d’anciens employeurs. Saisie d’une demande de leur faire injonction de rectifier les données en cause, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) n’a pas donné suite à ces réclamations. Un pourvoi a été formé par la réclamante.
La décision a été rendue à la lumière des articles 5.1. et 16 du Règlement n° 2016/680 du Parlement européen et du Conseil, du 27 avril 2016, relatif à la protection des données personnelles (RGPD) N° Lexbase : L9729K7H. Le premier article dispose que les données à caractère personnel doivent être exactes et tenues à jour et que « toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour que les données (…) inexactes, eu égard aux finalités pour lesquelles elles sont traitées, soient effacées ou rectifiées ». Le second texte dispose que la « personne concernée a le droit d'obtenir du responsable du traitement, dans les meilleurs délais, la rectification des données à caractère personnel la concernant qui sont inexactes ».
La CNIL se borne à mentionner à ce titre, sur son site internet, que toute personne peut faire rectifier des informations comportant « des erreurs, des inexactitudes »[20] sans apporter de plus amples éclaircissements.
En retenant que la décision de justice ayant statué sur le changement d’état civil n’était pas rétroactive de sorte que la mention de l’ancienne identité sur les documents établis antérieurement et conservés par les anciens employeurs, ne présentait pas un caractère inexact, le Conseil d’État a procédé à une interprétation de la notion d’inexactitude reposant sur un critère chronologique.
Ce raisonnement chronologique conduit alors à évacuer les critiques formulées par la requérante à l’encontre de la position de la CNIL, notamment sur le fondement de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme.
À l’exception des bulletins de salaire, la nature des documents dont la rectification était sollicitée par la requérante n’est pas précisée par le Conseil d’État. Elle aurait pu permettre de comprendre, le cas échéant, en quoi les décisions de la CNIL ne feraient pas, même de manière partielle, obstacle à la pleine reconnaissance juridique des personnes ayant changé de sexe, comme le soutenait la requérante. D’ailleurs, transposée à un salarié dont le contrat est en cours, la solution étudiée conduirait à la coexistence de documents mentionnant l’ancienne identité et la nouvelle identité au cours d’une unique relation de travail [21].
À notre sens, la logique chronologique, parfaitement fondée sur le plan des principes, aurait pu être tempérée pour prendre en compte la situation des personnes transgenres, la modification de leur identité pouvant s’analyser comme une réassignation dans l’identité de genre exacte [22].
En tout état de cause, si la décision rendue par le Conseil d’État n’impose donc pas de rectifier rétroactivement des données, rien ne semble l’interdire. Un employeur peut rechercher un « juste équilibre » [23] afin d’accompagner au mieux les personnes transgenres au travail.
En conclusion. Mentionnons, une question préjudicielle renvoyée par le Conseil d’État à la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre d’une affaire mettant en cause le respect du principe de minimisation des données [24] s’agissant de la collecte de la civilité (binaire) des clients lors de l'achat de billets de train. Une association, dont la réclamation a été rejetée par la CNIL, a saisi la plus haute juridiction administrative considérant que la collecte de la civilité, ne serait pas conforme au principe de minimisation, ou devrait permettre, à défaut, de réserver une option neutre alternative [25].
L’interprétation à venir de la CJUE devra être regardée de près car elle pourrait avoir des incidences en droit du travail, quelle que soit l’interprétation retenue. Gageons que cela participe au renforcement des politiques d’inclusion et à la lutte contre les préjugés et les stéréotypes au travail [26].
[1] Personnes « lesbiennes, gays, bis, transgenre ». Le signe + couvre les personnes qui ne s’identifient ni comme hétérosexuelles ni par l’une des autres lettres du sigle LGBT.
[2] Loi n° 2001-1066, du 16 novembre 2001, relative à la lutte contre les discriminations N° Lexbase : L9122AUE.
[3] La notion d’identité de genre a été introduite dans le Code du travail par la loi n° 2017-86, du 27 janvier 2017, relative à l'égalité et à la citoyenneté N° Lexbase : L6432LC9, et se substitue à celle d’identité sexuelle, introduite par la loi n° 2012-95, du 6 août 2012, relative au harcèlement sexuel N° Lexbase : L8784ITI.
[4] Enquête IFOP pour l’Autre Cercle, L’inclusion des LGBT+ au travail et l’importance des rôles modèles, 10 octobre 2023 [en ligne].
[5] 3e Baromètre LGBT+ de l’Autre Cercle en partenariat avec l’IFOP (2022) faisant état d’une dégradation de la situation des LGBT+ au travail. Une étude du Boston Consulting Group fait quant à elle état de 54 % de salariés LGBT+ ayant déjà fait l’objet de discrimination sur leur lieu de travail (BCG, Why the First Year Matters for LGBTQ+ Employees, 17 août 2021 [en ligne]).
[6] CNCDH, avis 2023-4, Évaluation du plan national d’actions pour l’égalité des droits, contre la haine et les discriminations anti LGBT+ (2020-2023), 30 novembre 2023, p. 24 [en ligne].
[8] CA Paris, 25 octobre 2023, n° 21/18393 N° Lexbase : A99841QT.
[9] Cass. soc., 20 avril 2022, n° 20-10.852, FS-B N° Lexbase : A08737UU : s’agissant d’un animateur de télévision ayant fait une « blague », « le licenciement, fondé sur la violation par le salarié d'une clause de son contrat de travail d'animateur, poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l'employeur, a exactement déduit, compte tenu de l'impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l'égard des femmes, sur les intérêts commerciaux de l'employeur, que cette rupture n'était pas disproportionnée et ne portait donc pas une atteinte excessive à la liberté d'expression du salarié ».
[10] Rappr. CJUE, 12 janvier 2023, aff. C-356/21 N° Lexbase : A6644879 ; M. Sweeney et D. Tharaud, Chronique égalité et discrimination (janvier à juin 2023), Lexbase Social, septembre 2023, n° 958 N° Lexbase : N6840BZD.
[11] Même en l’absence de conscience du caractère offensant ou humiliant de certains propos malheureusement entrés dans le langage courant.
[12] À l’instar des propos racistes et sexistes tenus par un salarié, v. Cass. soc., 8 novembre 2023, n° 22-19.049, F-D N° Lexbase : A85901YS.
[13] Et plus subsidiairement de l’action 6 mise en avant dans la circulaire.
[14] La plupart des mesures sont évoquées depuis plusieurs années par le Défenseur des droits.
[15] Axe 4 de l’accord du 30 novembre 2018 relatif à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique [en ligne].
[16] Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Guide pratique pour une communication publique sans stéréotypes de sexe, 2022 [en ligne]. À mettre en parallèle avec la proposition de loi adoptée par le Sénat le 30 octobre 2023, visant à protéger la langue française des dérives de l’écriture inclusive (sic !).
[18] CEDH, 18 octobre 2011, Req. 16188/07, Khelili c. Suisse, § 64 N° Lexbase : A8469HYC ; Guide sur la jurisprudence de la Convention européenne des droits de l’homme - Protection des données [en ligne].
[19] CE, 10e ch., 14 avril 2023, n° 462479 N° Lexbase : A33639PA.
[21] C’est la position issue de la circulaire du 20 juin 2023, prenant appui sur la décision du Conseil d’État du 14 avril 2023.
[22] Un auteur a présenté les avantages d’une rectification totale des données. V. T. Luye, Au confluent du droit des personnes et du droit de la protection des données personnelles – de la coordination entre le changement de sexe à l’état civil et le droit de rectification, RDLF, 2022, chron n° 45 [en ligne].
[23] CEDH, 11 juillet 2002, Req. 28957/95, Goodwin c. Royaume-Uni N° Lexbase : A0682AZB.
[24] RGPD, art. 5, 1., c) : les données à caractère personnel doivent être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées.
[25] CE, 9e-10e ch. réunies, 21 juin 2023, n° 452850 N° Lexbase : A2171948.
[26] Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 21-14.060, FP-B+R N° Lexbase : A97068TN. La Cour de cassation y évoque dans une affaire mettant en cause le port de tresses par un salarié, la perception sociale de l’apparence physique des genres masculin et féminin.
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