La lettre juridique n°970 du 18 janvier 2024 : Urbanisme

[Jurisprudence] De l'incidence des modifications apportées à une demande d’autorisation d’urbanisme en cours d’instruction

Réf. : CE, 5°-6° ch. réunies, 1er décembre 2023, n° 448905, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A182017K

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par Olivier Savignat, Avocat associé et Gustave Barthélémy, juriste, Valians avocats

le 17 Janvier 2024

Mots clés : permis de construire • instruction • permis tacite • modification du projet • ampleur des changements

Dans un arrêt publié au recueil, le Conseil d’État est venu fixer le cadre juridique applicable aux modifications apportées à une demande d’autorisation d’urbanisme en cours d’instruction, clarifiant ainsi un régime jusqu’ici défini par la pratique et une jurisprudence fluctuante.


 

Pour mémoire, il est établi à l’article L. 424-2 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L3440HZG que le permis sollicité « est tacitement accordé si aucune décision n’est notifiée au demandeur à l’issue du délai d’instruction ». S’agissant d’un permis de construire, et conformément à l’article R. 423-3 de ce même code N° Lexbase : L2258ICM, ce délai est de deux ou trois mois selon la construction projetée.

Au cas d’espèce, une société civile de construction-vente avait déposé le 22 juillet 2016 une demande de permis de construire ayant pour objet l’édification de deux immeubles. Par suite d’une demande de pièces complémentaires en date du 19 aout, le délai d’instruction a commencé à courir à compter de la réception en mairie des pièces demandées, soit le 29 aout.

Le 26 décembre de cette même année, soit plus de quatre mois après le dépôt de ladite demande, la société pétitionnaire s’est vu opposer un refus par le maire de la commune de Gorbio, alors même qu’elle pensait déjà disposer d’un permis tacite depuis le 29 novembre 2016.

Ainsi que le souligne le rapporteur public dans ses conclusions, le « nœud gordien » de cette affaire résulte de la transmission de nouvelles pièces par le pétitionnaire les 27 octobre et 25 novembre 2016, pièces apportant des modifications à la demande initiale. Se pose alors la question de savoir si ces dernières étaient de nature à interrompre ou proroger le délai d’instruction et, par suite, à faire obstacle à la naissance d’une autorisation tacite à la date escomptée.

Le tribunal administratif de Nice puis la cour administrative d’appel de Marseille ayant répondu par la négative, la commune de Gorbio a formé un pourvoi devant le Conseil d’État.

En tranchant ce litige, la Haute juridiction administrative valide la possibilité d’apporter des modifications aux projets en cours d’instruction, confirmant par la même une jurisprudence qui, quoique fluctuante s’agissant des modalités, avait admis cette hypothèse de longue date (I). En sus du principe, le Conseil d’État a également proclamé les règles gouvernant l’évolution des demandes durant la phase d’instruction (II).

I. Une jurisprudence confirmative : la modification en cours d’instruction est possible

En principe, et ainsi que le dispose l’article L. 423-1 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L3290LUE, « Les demandes de permis de construire, d'aménager ou de démolir et les déclarations préalables sont présentées et instruites dans les conditions et délais fixés par décret en Conseil d'État », délais pour lesquels « aucune prolongation du délai d’instruction n’est possible en dehors des cas et conditions prévues par ce décret ». Il en résulte donc un principe général d’intangibilité du délai d’instruction, dont les dérogations sont strictement énumérées par la partie réglementaire du code de l’urbanisme.

Or, et comme l’a constaté le rapporteur public dans ses conclusions, « aucune disposition réglementaire ne prévoit la possibilité pour le pétitionnaire de modifier son projet en cours d'instruction ». Jusqu’ici, seule une jurisprudence ancienne du Conseil d’État traitait la question. La Haute juridiction administrative avait alors jugé que s’il était loisible au pétitionnaire de modifier sa demande en cours d’instruction, le dépôt d’une demande modifiée relançait le délai d’instruction [1]. Quelques années plus tard, un second arrêt reprenait le principe tout en le tempérant quelque peu : « les modifications apportées à un balcon et au local technique de la piscine » ne justifient pas « par leur nature ou leur importance, une nouvelle consultation de certains services administratifs » [2].

Dans le maigre sillon tracé par le Conseil d’État, les juges du fonds ont semé une jurisprudence abondante, mais parfois divergente.

Certains juges se sont éloignés de la position initiale du Conseil d’État au profit d’une plus stricte interprétation du principe d’intangibilité des délais d’instruction. Ainsi, dès lors que la modification du projet durant son instruction ne figure pas au nombre des hypothèses susceptibles de proroger le délai d’instruction, « la circonstance que le pétitionnaire adresse spontanément des pièces à l’administration n’est pas de nature à faire courir un nouveau délai ». C’était notamment la solution retenue par la cour administrative de Marseille au cas d’espèce [3].

À l’inverse, d’autres décisions se sont inscrites dans le prolongement des deux arrêts précités, opérant une distinction entre les modifications de faible ampleur, pour lesquelles il n’est pas nécessaire de proroger le délai d’instruction [4], et les modifications substantielles ou bien communiquées tardivement, dont l’instruction va nécessiter la notification d’un nouveau délai [5].

Quoi qu’il en soit, et malgré les diverses évolutions législatives et réglementaires (et notamment la réforme des autorisations d’urbanisme et la disparition du formulaire cerfa « PC 158 bis »)[6], le juge administratif n’est pas revenu sur la possibilité de faire évoluer le projet au cours de l’instruction de la demande, possibilité dont les services instructeurs et les pétitionnaires se sont largement saisis.

En effet, comme révélé par les amici curiae entendus par la Haute juridiction administrative, la transmission de pièces modificatives durant l’instruction est un phénomène particulièrement fréquent, et permet notamment de corriger des irrégularités et des malfaçons, mais également de prendre en compte les avis émis par les différents services consultés.

C’est donc en toute logique que, saisi d’un pourvoi lui permettant de se prononcer sur la question, le Conseil d’État a jugé solennellement « qu’en l’absence de dispositions expresses du Code de l’urbanisme y faisant obstacle, il est loisible à l’auteur d’une demande de permis de construire d’apporter à son projet, pendant la phase d’instruction de sa demande et avant l’intervention d’une décision expresse ou tacite, des modifications qui n’en changent pas la nature, en adressant une demande en ce sens accompagnée de pièces nouvelles qui sont intégrées au dossier afin que la décision finale porte sur le projet ainsi modifié ».

II. Une jurisprudence de principe : le régime des modifications en cours d’instruction est fixé

Le Conseil d’État ne s’est pas contenté de consacrer un principe dégagé et pratiqué de longue date. Saisissant l’opportunité de fixer clairement et durablement le régime des modifications en cours d’instruction, il a également pris le soin d’en fixer les modalités.

En premier lieu, il est précisé que la modification du projet en cours d’instruction n’est possible que si lesdites modifications « n’en changent pas la nature ». Cette condition est certainement à rapprocher de la jurisprudence relative au permis modificatif [7]. Autrement posé, dès lors que les modifications envisagées bousculent de manière significative l’économie générale du projet, alors le dépôt d’une nouvelle demande est nécessaire.

En deuxième lieu, le juge pose le principe selon lequel une telle demande est « sans incidence sur la date de naissance d’un permis tacite », et énonce dans le même temps ses exceptions.

Ainsi, ledit principe ne trouve pas à s’appliquer « lorsque du fait de leur objet, de leur importance ou de la date à laquelle ces modifications sont présentées, leur examen ne peut être mené à bien dans le délai d’instruction ».

Telle qu’éclairée par les conclusions du rapporteur public, cette solution reprend en substance les principes déjà dégagés par certains tribunaux et cours administratives d’appel.

Ainsi, des ajustements ne touchant pas ou peu au contenu et à la structure du projet n’auront pas pour effet d’interrompre le délai d’instruction, si tant est que les pièces nouvelles les intégrant ont été communiquées avant l’intervention d’une décision tacite.

Inversement, les modifications venant « modifier en profondeur le projet », nécessitant par suite des « nouvelles vérifications ou consultations », devront faire l’objet d’une nouvelle instruction. Idem pour les modifications transmises trop tardivement.

Dans de telles hypothèses, il incombe alors à l’administration d’informer le pétitionnaire de la prolongation de l’instruction, et ce « avant la date à laquelle serait normalement intervenue une décision tacite, en lui indiquant la date à compter de laquelle, à défaut de décision expresse, la demande modifiée sera réputée acceptée ». Elle est alors regardée « comme saisie d’une nouvelle demande se substituant à la demande initiale », et ce à compter de la date de réception des pièces nouvelles intégrant les modifications.

Par suite, s’ensuit un nouveau délai d’un mois, durant lequel l’administration peut demander au pétitionnaire de compléter le dossier, puis une nouvelle phase d’instruction dont on peut supposer, eu égard à la formulation retenue par le juge, qu’elle aura la même durée que celle de la demande initiale (sauf évolution du projet impliquant une modification des délais initiaux).

Au regard de tout ce qui précède, le Conseil d’État a donc censuré la position de la cour administrative de Marseille, cette dernière n’ayant pas pris la peine de rechercher si les modifications projetées « compte tenu de leur objet, de leur importance ou de la date à laquelle elles ont été présentées, pouvaient être prises en compte dans le délai qui lui était imparti pour se prononcer sur la demande initiale ».

Le Conseil d’État ne fait donc pas application des nouveaux critères qu’il a dégagés, et la question de savoir si les modifications dont il était question nécessitaient une nouvelle instruction est renvoyée devant la cour de Marseille.

Gageons néanmoins qu’une abondante jurisprudence aura tôt fait d’illustrer et de définir ces critères.

Notons enfin que cette jurisprudence s’inscrit dans le mouvement jurisprudentiel de rationalisation des délais d’instruction des autorisations d’urbanisme. On rappellera à cet égard que le Conseil d'État a récemment jugé qu’en cas de demande de pièce illégale, une décision de non-opposition à déclaration préalable ou un permis tacite naît à l'expiration du délai d'instruction, sans que la demande de complément puisse y faire obstacle [8]. Encore plus récemment, le Conseil d'État a jugé qu’une modification infondée du délai d’instruction n’avait pas pour effet de modifier le délai d’instruction de droit commun à l’issue duquel naît un permis tacite ou une décision de non-opposition à déclaration préalable [9].


[1] CE, 4 octobre 1983, n° 22648 N° Lexbase : A1955AMD, Rec.

[2] CE, 31 juillet 1996, n° 129549 N° Lexbase : A0145AP3.

[3] CAA Marseille, 19 novembre 2020, n° 19MA05781 N° Lexbase : A857937U.

[4] CAA Paris, 15 décembre 2016, n° 15PA01824 N° Lexbase : A7134SXI.

[5] CAA Versailles, 10 mai 2012, n° 10VE02841 N° Lexbase : A5157INC.

[6] V. les annotations sous l’article R. 423-1 du Code de l’urbanisme, Dalloz, édition 2023.

[7] V. CE, 26 juillet 2022, Vincler, n° 437765 N° Lexbase : A10348DN.

[8] CE, 9 décembre 2022, n° 454521 N° Lexbase : A11698YX.

[9] CE, 24 octobre 2023, n° 462511 N° Lexbase : A40981PH, Rec.

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