La lettre juridique n°962 du 26 octobre 2023 : Environnement

[Questions à...] Les « mégabassines » : nécessité agricole ou hérésie écologique ? Questions à Benoît Grimonprez, Professeur à l’Université de Poitiers

Réf. : TA Poitiers, 3 octobre 2023, n° 2102413 N° Lexbase : A51881KD et n° 2101394 N° Lexbase : A51871KC

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[Questions à...] Les « mégabassines » : nécessité agricole ou hérésie écologique ? Questions à Benoît Grimonprez, Professeur à l’Université de Poitiers. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/100788355-questionsalesmegabassinesnecessiteagricoleouheresieecologiquequestionsabenoitgrimonprez
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le 26 Octobre 2023

Mots clés : mégabassines • agriculture • sécheresse • environnement • réserves de substitution

Dans deux jugements rendus le 3 octobre 2023, le tribunal administratif de Poitiers a annulé deux arrêtés préfectoraux autorisant la création et l’exploitation de réserves de substitution (ou « méga-bassines ») dans deux départements, les projets ne respectant pas la logique de substitution impliquant que le dimensionnement de ces réserves soit tel que les prélèvements destinés à les remplir, désormais réalisés en hiver, se substituent à des prélèvements jusqu’alors réalisés en été. Pour revenir sur ce sujet qui a marqué l'actualité estivale et destiné à être régulièrement sur le devant de la scène du fait du réchauffement climatique, Lexbase Public a interrogé Benoît Grimonprez, Professeur à l’Université de Poitiers*.

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler le cadre juridique entourant la question des « méga-bassines » ?

Benoît Grimonprez : Ce qu’on appelle « méga-bassines » dans l’espace médiatique correspond à des retenues destinées à prélever et stocker l’eau en période hivernale en substitution de prélèvements réalisés jusque-là en période estivale, quand l’eau est la moins abondante. De tels ouvrages s’inscrivent en effet dans un cadre juridique précis mais complexe.

Déjà leur légitimité, en droit, repose sur plusieurs fondements. C’est la loi n° 2016-1888 du 28 décembre 2016, de modernisation, de développement et de protection des territoires de montagne N° Lexbase : L0100LCP, qui a promu une « politique active de stockage de l'eau pour un usage partagé de l'eau permettant de garantir l'irrigation » (C. env., art. L. 211-1, I N° Lexbase : L1468LWB). Plus récemment, le décret n° 2022-1078 du 29 juillet 2022, relatif à la gestion quantitative de la ressource en dehors de la période de basses eaux N° Lexbase : Z136532G, a demandé aux préfets de définir, en période de hautes eaux, des conditions de prélèvement pour les usages anthropiques dans le respect du bon fonctionnement des milieux aquatiques (C. env., art. R. 211-21-3 N° Lexbase : L5923MDQ).

Au niveau territorial, ce genre de projets est aussi envisagé par les documents de planification de la gestion de la ressource aquatique. Ainsi les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) Loire-Bretagne et Adour-Garonne acceptent, à certaines conditions, les réserves de substitution pour faire évoluer la répartition temporelle des prélèvements [1]. À l’échelon inférieur encore des sous-bassins, des dispositions sur les retenues peuvent figurer dans les schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE).

Au plan opérationnel, les projets de stockage sont doublement encadrés [2]. Un premier volet normatif concerne la construction des ouvrages. Au regard de leurs divers impacts, les retenues sont soumises à autorisation environnementale, notamment au titre de la police de l’eau (nomenclature IOTA dans le jargon administratif). Ce régime oblige les maîtres d’ouvrages à réaliser des études d’incidences, portant en principe sur les impacts cumulés de toutes les retenues sur un même bassin (C. env., art. R. 122-5, 5°, e) N° Lexbase : L5666MGX).

Des règles précisent, en outre, les conditions permettant aux Agences de l’eau de subventionner les travaux. Une instruction ministérielle du 7 mai 2019 subordonne ici l’allocation de fonds publics aux retenues à la mise en place d’un projet de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE). Dans certains bassins (Deux-Sèvres, Vienne) où les contestations sont vives, des protocoles d’accord ont même été conclus pour favoriser l’acceptabilité locale des projets de stockage. Ces documents contiennent, en contrepartie de la construction des « bassines », des engagements de la part des irrigants de faire évoluer leurs pratiques agricoles (baisse des engrais et des pesticides) et d’enrichir les milieux naturels (plantations d’arbres et de haies, restauration de zones humides…).

Le second volet juridique a trait au remplissage des ouvrages. C’est la délicate question des volumes pouvant être pris en période de hautes eaux pour alimenter les réserves. Il appartient au préfet de les fixer « en tenant compte du régime hydrologique » (C. env., art. R. 211-21-3 N° Lexbase : L5923MDQ). Le représentant de l’État doit aussi se conformer aux prescriptions du SDAGE, voire du SAGE, quant à la manière de calculer les volumes hivernaux.

Lexbase : Comment concilier cette nouvelle pratique avec le principe de gestion équilibrée et durable de la ressource en eau ?

Benoît Grimonprez : Il faut commencer par dire que le stockage de l’eau à ciel ouvert pour l’agriculture n’est pas une nouveauté. On le pratique depuis des lustres et dans le monde au moyen des barrages ou des retenues collinaires (captant les eaux de ruissellement). Les « mégabassines » s’illustrent, cela dit, par leur taille imposante et par le fait que nombre d’entre elles – pas toutes – sont alimentées par pompage en nappes souterraines. Il faut juste avoir conscience que c’est déjà le cas aujourd’hui de la plupart des prélèvements pour l’irrigation qui ont lieu en période estivale.

Les principes de la gestion équilibrée et durable de la ressource s’imposent évidemment à ces types d’infrastructures. Deux moyens existent à cette fin, hélas pas toujours bien mis en œuvre par les autorités publiques. Le premier est la détermination de volumes prélevables l’hiver qui garantissent les équilibres naturels et le bon fonctionnement des cours d’eau, et soient compatibles avec les objectifs du SDAGE. Les études « Hydrologie, Milieux, Usages et Climat » (HMUC), en cours ou achevées sur plusieurs bassins, visent précisément à dégager cette part de ressource « excédentaire » disponible. Il est impossible, sur ce point, de faire des généralités, puisque tout dépend du type de sol et de nappe qui accueille les ouvrages (nappes « libres », plutôt superficielles, qui se renouvellent rapidement, ou nappes « captives » très lentes à se recharger).

Le second garde-fou consiste à vérifier, en temps réel, que l’aquifère est en capacité de fournir la ressource convoitée. En somme, qu’il y a assez d’eau en saison hivernale pour la prendre et la garder. On parle de seuils, dits piézométriques, en deçà desquels le remplissage des retenues n’est pas autorisé. Il s’agit de niveaux, mesurés à des points stratégiques, qu’on estime suffisants pour satisfaire l’ensemble des usages sans dégradation du milieu. Pour que le système soit efficace, il faut évidemment que le préfet se tienne aux règles et n’accorde pas de dérogations, ou alors rares et ciblées.

Lexbase : Le juge administratif a-t-il déjà eu à se prononcer sur cette question ?

Benoît Grimonprez : À vrai dire, il ne cesse d’être saisi des projets de « mégabassines » par leurs opposants et donc de les confronter au droit en vigueur. Le résultat est un nombre important d’annulations des autorisations administratives de construction et d’exploitation des ouvrages [3].

Deux griefs sont généralement faits par le juge aux projets de stockage. Le premier est la mauvaise qualité des études d’impact environnemental servant à accréditer les réserves [4]. Le second est la surévaluation des volumes stockables par rapport aux prescriptions du SDAGE ou du SAGE [5]. Le péché est, en l’occurrence, de concéder des volumes prélevables l’hiver trop généreux, donc de favoriser la création de retenues excessivement grandes.

Mais contrairement à une lecture rapide ou biaisée, la justice ne condamne pas, par principe, les retenues de substitution. Preuve est qu’une décision du tribunal administratif de Poitiers du 11 avril 2023 – passée sous silence médiatique – a définitivement validé les projets de plusieurs réserves de substitution dans les départements des Deux-Sèvres, de la Vienne et de la Charente-Maritime, dont la fameuse de Sainte-Soline [6].

Lexbase : En l'espèce, le juge met en exergue le caractère surdimensionné des projets. Cela vous paraît-il justifié ?

Benoît Grimonprez : Complètement ! Les deux affaires jugées à Poitiers le 3 octobre 2023 sont caricaturales des excès tant des projets que des pouvoirs de l’autorité étatique qui les cautionne.

Dans le cas du bassin de La Pallu (Vienne), les projets de réserve conduisaient à prélever un maximum de 1,48 million de mètres cubes en hiver, soit plus du tiers du volume annuel moyen prélevé lors de la période précédente. Cela portait potentiellement les prélèvements hivernaux, tous usages confondus, à 2,2 millions de mètres cubes, soit bien au-delà du volume que le milieu peut fournir, estimé par une étude à 1,66 million de mètres cubes. Pour les magistrats, ce seul surdimensionnement du projet, dans le contexte hydrologique local et la perspective de changement climatique, entache la décision du préfet d’une erreur manifeste d’appréciation (C. env., art. L. 211-1).

Dans l’autre cas des bassins de l’Aume et de la Couture, le tribunal relève que le projet ne prévoyait qu’une baisse des prélèvements l’été d’environ 246 000 mètres cubes en contrepartie d’une augmentation de 1,64 million de mètres cubes en période de hautes eaux pour le remplissage des réserves. Ce qui entraînait un retour aux niveaux de prélèvement pour l’irrigation constatés au début des années 2000. L’autorisation administrative, incompatible avec les prescriptions du SDAGE Adour-Garonne, ne pouvait qu’être déclarée illégale (C. env., art. L. 212-1, XI N° Lexbase : L2373MGY).

Ce que reproche fondamentalement la justice aux projets litigieux est d’accroître les prélèvements annuels, donc de ne pas respecter la logique de substitution (prélever l’hiver à la place de l’été), ce qui s’avère contraire aux objectifs de gestion sobre, durable et partagée de la ressource. Gare toutefois à ne pas jeter le « bébé » du stockage avec l’eau des « mégabassines ». Quand on lit bien les jugements, ce qu’ils pourfendent en l’espèce est le travestissement des faits en même temps que la démesure.

Au risque de décevoir les « anti-bassines », je ne pense pas que ce genre de décision puisse tarir la source des litiges relatifs aux programmes de réserves d’eau. C’est annuler pour mieux reconstruire ! De fait, rien n’interdit aux agriculteurs des bassins concernés de redéposer une nouvelle demande d’autorisation pour des ouvrages mieux calibrés, qui se couleront, cette fois, dans les orientations du SDAGE.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] SDAGE, Loire-Bretagne 2022-2027, orientation 7D, p. 108 ; SDAGE Adour-Garonne 2022-2027, orientation C22, p. 254.

[2] B. Grimonprez, Le stockage agricole de l'eau : l'adaptation idéale au changement climatique ?, Revue juridique de l'environnement, 2019, 2019/4, pp. 751-767.

[3] B. Grimonprez, La définition de la méga-bassine construite par le juge administratif, RD rur. 2023, comm. 51.

[4] V. par ex. : CAA Bordeaux, 17 mai 2022, n° 18BX03146 N° Lexbase : A88688B3.

[5] Le second est la surévaluation des volumes stockables par rapport aux prescriptions du SDAGE ou du SAGE (TA Poitiers, 6 juin 2019, n° 1702668 N° Lexbase : A3485ZKB ; TA Poitiers, 4 juin 2020, n° 1900678 N° Lexbase : A544084A ; TA Poitiers, 27 mai 2021, n° 1800400 ; CAA Bordeaux, 21 février 2023, n° 20BX02357 N° Lexbase : A42211PZ).

[6] TA Poitiers, 11 avrIL 2023, n° 1800400, 2002802, 2201761 N° Lexbase : A96839NX.

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