Réf. : Cass. com., 11 octobre 2023, n° 22-10.271, F-B N° Lexbase : A85311K8
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par Nadège Jullian, Professeur de droit privé, Université Toulouse Capitole, CDA
le 24 Octobre 2023
Mots- clés : action ut singuli • convention réglementée • SA • convention intragroupe • personne intéressée
En vertu de l'article L. 225-252 du Code de commerce, les actionnaires d'une société anonyme moniste ne peuvent, au nom et pour le compte de la société, intenter d'autres actions en responsabilité que celle, prévue par ce texte, dirigée contre les administrateurs ou le directeur général. Ils ne peuvent exercer l'action sociale en responsabilité contre les personnes intéressées au sens des articles L. 225-38 et L. 225-41 du Code de commerce dès lors qu'elles ne sont pas dirigeantes de la société pour le compte de laquelle l'action est exercée.
Ces dernières années, l’action ut singuli fait l’objet d’un contentieux nourri. En effet, la Cour de cassation vient au fil de ses décisions préciser les contours [1] et les conditions de mise en œuvre [2] de cette action, palliatif utile de l’inaction des dirigeants. Systématiquement, la Cour fait preuve d’une certaine sévérité, cantonnant strictement l’action ut singuli dans les bornes fixées par les textes. Sur ce point, l’arrêt rapporté ne déroge pas à cette tendance.
En l’espèce, une société anonyme ayant pour actionnaire majoritaire une autre société avait conclu, avec elle et l’une de ses filiales, diverses conventions portant sur des prestations informatiques et d'assistance administrative et technique. Un actionnaire minoritaire de la société anonyme avait alors assigné en responsabilité les dirigeants de la SA ainsi que ceux des deux autres sociétés, soutenant que ces conventions avaient eu des conséquences préjudiciables pour la SA. On découvre au détour de la lecture de l'arrêt d'appel que ces conventions, que l'on peut qualifier d’intragroupes, n'avaient pas été soumises à la procédure des conventions réglementées dans la société anonyme. En conséquence, l’associé minoritaire entendait que soient mises à la charge des intéressés les conséquences préjudiciables des conventions, comme le prévoit l’article L. 225-41 du Code de commerce N° Lexbase : L5912AIS, et que les dirigeants des deux sociétés tierces soient qualifiés de personnes intéressées au sens des articles L. 225-38 N° Lexbase : L8876I37 et L. 225-41.
En appel [3], les juges avaient estimé l’action du minoritaire à l’encontre des administrateurs et dirigeants des deux sociétés tierces irrecevable, ces derniers n’étant pas des « intéressés » au sens de l’article L. 225-41 du Code de commerce. Ils avaient en outre retenu que l’actionnaire minoritaire ne pouvait agir ut singuli contre d’autres dirigeants que ceux visés à l’article L. 225-252 du Code de commerce N° Lexbase : L2093LY8. C’est sur ce second point que le minoritaire avait formé un pourvoi en cassation. Il estimait « qu'en jugeant que l'action sociale intentée par un actionnaire en indemnisation des préjudices subis par la société à raison d'une convention réglementée ne peut l'être qu’à l'encontre des administrateurs et du directeur général de la société et qu'elle ne peut l'être à l'égard de toute autre personne, quand bien même celle-ci aurait la qualité de l'une des personnes énumérées par les articles L. 225-38 et L. 225-41 du Code de commerce, la cour d'appel aurait violé l'article L. 225-41 de ce code, ensemble son article L. 225-252 ».
La Cour de cassation rejette le pourvoi. Pédagogiquement, elle rappelle d'abord qu'en vertu de l'article L. 225-252, les actionnaires d'une société anonyme moniste ne peuvent, au nom et pour le compte de la société, intenter d'autres actions en responsabilité que celle, prévue par ce texte, dirigée contre les administrateurs ou le directeur général. Puis, les Hauts magistrats précisent que les actionnaires d'une SA ne peuvent exercer l'action sociale en responsabilité contre les personnes intéressées au sens de l'article L. 225-38 et L. 225-41 du Code de commerce dès lors qu'elles ne sont pas dirigeantes de la société pour le compte de laquelle l'action est exercée. En conséquence, la Cour confirme que l’associé minoritaire ne pouvait agir contre les dirigeants des deux sociétés tierces.
Par cet arrêt, la Cour de cassation, une fois encore, confirme que l'action ut singuli doit rester circonscrite dans les limites que la loi lui a fixées. Les actions en responsabilité réalisées par un associé sont ainsi enserrées dans le carcan de l’action ut singuli (I), peu important les vertus qu’offrirait un élargissement de cette action (II).
I. Les actions de l’actionnaire enserrées dans le carcan de l’action ut singuli
Prévue par le droit commun des sociétés à l’article 1843-5 du Code civil N° Lexbase : L2019ABE, l’action ut singuli offre la possibilité à un associé d’agir pour la société et à la place de son représentant légal en responsabilité contre le dirigeant, lorsque ce dernier est négligent et, surtout, lorsque le dirigeant en place est précisément celui qui a commis une faute et contre lequel l’action est dirigée. L’article du droit commun des sociétés vise alors « les gérants », mais il faut comprendre par cette expression les dirigeants de droit de la société.
En matière de SA moniste, un article spécifique délimite le champ de l’action ut singuli. Il s’agit de l’article L. 225-252 du Code de commerce. Cet article vise précisément « les administrateurs ou le directeur général » et la formule laisse clairement entendre qu’il est question des administrateurs et directeur général de la société pour laquelle l’associé agit en responsabilité, et non ceux d’une autre société.
Partant, confronté à une action ut singuli visant les dirigeants de sociétés ayant conclu des conventions avec la société dont le requérant était associé, la solution de la Cour de cassation, affirmant que l’article ne permet pas à un associé d’agir contre d’autres personnes que celles désignées à cet article, mérite d’être approuvée.
La solution est on ne peut plus cohérente. Les dirigeants des sociétés tierces, non désignés à l’article L. 225-252, ne peuvent voir leur responsabilité engagée par le biais d’une action ut singuli menée par un associé de la société anonyme et cette solution trouvera à s’appliquer à tous les associés – non pas aux seuls associés de SA – et pour toutes les actions en responsabilité que l’associé pourrait exercer pour le compte de sa société.
Toutefois, une question demeure. N’était-il pas possible de retenir une autre solution ? L’associé minoritaire proposait une analyse reposant sur une lecture alternative de l’article L. 225-41 du Code de commerce. Cet article, relatif aux conventions réglementées, dispose en son second alinéa que « même en l'absence de fraude, les conséquences, préjudiciables à la société, des conventions désapprouvées peuvent être mises à la charge de l'intéressé et, éventuellement, des autres membres du conseil d'administration ». Ainsi, semblait-il envisageable de dégager de cet article la possibilité pour un associé d’agir en responsabilité contre les personnes intéressées à la convention réglementée [4]. Pourquoi alors ne pas permettre que cette action spéciale soit menée par un associé en s’abstrayant du carcan de l’article L. 225-252 ? Autrement dit, n’était-il pas envisageable d’analyser l’article L. 225-41 comme instituant une action n’obéissant pas au texte relatif à l’action en responsabilité contre les dirigeants de la SA ?
Un auteur a pu écrire au sujet de l’arrêt d’appel qu’il était possible « partant du principe que le spécial déroge au général […] de considérer que l’action indemnitaire instituée spécifiquement au sujet des conventions réglementées bénéficie d’un régime propre, distinct de celui de l’action sociale » [5]. Cette analyse n’a rien d’incongru et aurait le mérite de correspondre à l’esprit du corpus juridique relatif aux conventions réglementées. En effet, alors que l’action en nullité de la convention réglementée n’ayant pas fait l’objet d’une autorisation préalable du conseil d’administration est ouverte non seulement à la société, mais également aux actionnaires [6], pourquoi l’action indemnitaire devrait-elle leur être fermée, sauf à viser les dirigeants énumérés à l’article L. 225-252 du Code de commerce ?
Un autre argument plaidait dans le sens d’une disjonction des articles L. 225-41 et L. 225-252 du Code de commerce. Afin de lier l’action offerte à l’article L. 225-41 au carcan de l’action ut singuli, il était nécessaire d’interpréter cet article comme offrant une action en responsabilité et c’est précisément ce que fait la Cour de cassation dans cet arrêt, puisqu’elle qualifie expressément l’action organisée à l’article L. 225-41 du Code de commerce d’action en responsabilité. Pourtant, la lettre de ce dernier n’est pas si explicite concernant la nature de l’action offerte.
En effet, l’article vise la « mise à la charge de l’intéressé » des « conséquences, préjudiciables à la société, des conventions ». L’action offerte en présence d’une convention réglementée non approuvée, qualifiée par certains auteurs d’action en « rééquilibrage du contrat » [7], laisse davantage penser à « une transaction ou une compensation financière » [8] qu’à une action en responsabilité. Il n’est pas question d’indemniser la société du préjudice subi, essence même de l’action en responsabilité, mais de prendre en charge les conséquences préjudiciables de la convention. Or, ces dernières ne correspondent pas exactement à la notion de préjudice subi comme semblent le laisser penser les quelques rares jurisprudences du fond relatives aux articles L. 225-41 et L. 225-42, visant quant à lui la possibilité d’obtenir la nullité s’il existe cette fois des conséquences dommageables. Par exemple, lors de la caractérisation de conséquences préjudiciables, il n’est pas question de rechercher – comme en matière de préjudice – une éventuelle perte de chance de conclure à d’autres conditions, ou encore d’examiner si la société a subi des pertes du fait de la conclusion de la convention. Ainsi, n’a pas de conséquences préjudiciables pour la société le fait de verser une indemnité transactionnelle de trois millions d'euros à un président-directeur général en contrepartie de sa renonciation à toute action contre la société, car cela préserve cette dernière de tout recours judiciaire [9]. De même, n’a pas de conséquences dommageables le renouvellement d'un bail commercial, même assorti d'un loyer majoré, dès lors qu'il permet à la société de se maintenir dans les lieux [10] alors même qu’un préjudice financier semble identifiable.
Une autre solution semblait donc possible si la Cour n’avait pas qualifié l’action offerte à l’article L. 225-41 d’action en responsabilité. Toutefois, cela n’aurait pas pour autant rendu l’action possible en l’espèce. En effet, la mention des « personnes indirectement intéressées » à l’article L. 225-41 est en réalité une mention de rattrapage. L’article L. 225-38 le dit bien « auxquelles une des personnes visées à l'alinéa précédent est indirectement intéressée ». Il ne s’agit donc pas de toutes les personnes intéressées, si bien que – comme l’avait relevé la cour d’appel – les dirigeants des autres sociétés ne pouvaient être appréhendés via cet article, sauf à considérer qu’il y avait une interposition de personnes.
II. Un élargissement pourtant souhaitable
Au gré des décisions jurisprudentielles, il est désormais connu que l’action ut singuli est refusée à celui qui n’a plus la qualité d’associé [11], mais surtout qu’elle est impossible contre un dirigeant de fait [12], un liquidateur amiable de la société [13] et, désormais, contre un autre dirigeant de droit que ceux de la société dont l’associé agissant est associé. Pourtant, un élargissement du périmètre de cette action apparaît souhaitable tant cette action a des vertus. Si ce cantonnement strict de l’action ut singuli a longtemps été justifié par le caractère exceptionnel de la possibilité d’agir en défense des intérêts d’un tiers, principe rappelé par l’adage « nul ne plaide par procureur », il semble aujourd’hui nécessaire de repenser cette action et probablement de réécrire les textes [14]. En ce sens, pourrait être proposée l’extension de l’action ut singuli aux dirigeants de filiale ou de sociétés mères, sous réserve qu’elles soient soumises au droit français [15]. Cette extension offrirait un outil aux associés assez proche des double derivative actions du droit américain [16].
L’idée semble d’autant moins absurde que le législateur a introduit en 2001 [17] la possibilité d’une expertise de gestion au niveau du groupe, alors même que la jurisprudence refusait d’élargir le recours à cette expertise en faveur des minoritaires [18]. Il peut dès lors paraître contradictoire de reconnaître la possibilité de solliciter une expertise de gestion portant sur certaines opérations réalisées, par exemple, par une filiale, tout en empêchant en même temps ces mêmes minoritaires d’en demander réparation dès lors que cela a une incidence sur la société pour laquelle l’action est menée [19]. On sait en effet que l’expertise de gestion a une nature fortement précontentieuse et que son objet est alors un peu vain en l’absence de possibilité d’agir. L’action ut singuli « de groupe » proposée par certains auteurs [20] offrirait alors la possibilité aux minoritaires de défendre l’intérêt de leur société, et ce alors même que les dirigeants de leur société n’agiraient pas en raison de l’inclusion de la société dans un ensemble la dépassant et disposant de son propre intérêt : l’intérêt du groupe.
Au cas d’espèce, ce ne serait-ce alors pas sur le fondement de l’article L. 225-41, et donc sur la possibilité d’agir contre les personnes intéressées au sens de l’article L. 225-38 du Code de commerce afin de mettre à leur charge les conséquences préjudiciables pour la société, que l’associé minoritaire aurait agi, faute pour les dirigeants des deux autres sociétés d’être des personnes intéressées. C’est sur le fondement général de la responsabilité pour faute du dirigeant que l’associé minoritaire aurait pu obtenir justice pour la société lésée.
En somme, peut-être est-il temps de réfléchir à la réalité des obstacles qui existeraient à la reconnaissance de l’action ut singuli dans le cadre du groupe de sociétés et de jauger leur importance au regard des enjeux en termes de protection des associés minoritaires.
[1] Cass. com., 27 mai 2021, n° 19-17.568, F-D N° Lexbase : A47694TS : sur la possibilité pour un associé cogérant d’agir en responsabilité sur le fondement de l’action ut singuli – Cass. com., 24 juin 2020, n° 18-17.338, F-D N° Lexbase : A71563PQ – CA Caen, 31 mars 2022, n° 16/02837 N° Lexbase : A73697RD – CA Paris, 5-9, 10 mars 2022, n° 13/18511 N° Lexbase : A06997QX : sur le moment de l’examen de la qualité d’associé – Cass. civ. 3, 7 juillet 2022, QPC n° 22-10.447, FS-B N° Lexbase : A05128A9 : sur l’impossibilité d’une action ut singuli dans une association.
[2] Cass. com., 9 novembre 2022, n° 20-19.077, F-B N° Lexbase : A12908SL : sur la désignation d’un mandataire ad hoc lors d’une action ut singuli.
[3] CA Paris, 5-8, 9 novembre 2021, n° 19/23007 N° Lexbase : A38527BB.
[4] Nous ne reviendrons pas sur la notion de personne intéressée. Celle-ci n'est pas abordée dans l’arrêt de cassation, mais la cour d’appel avait pris le soin de rappeler que les administrateurs et dirigeants des sociétés tierces n’étaient pas des intéressés au sens des articles L. 225-38 et L. 225-41 du Code de commerce.
[5] I. Parachkévova-Racine, Conventions réglementées soustraites au contrôle : seule l’action ut singuli peut être exercée par un actionnaire agissant en indemnisation du préjudicie social, Rev. sociétés, 2022, p. 352, note sous CA Paris, 5-8, 9 novembre 2021, n°19/23007, préc.
[6] C. com., art. L. 225-42 N° Lexbase : L5630LQL.
[7] Ph. Merle et A. Fauchon, Sociétés commerciales, Dalloz, 2023/2024, n° 452, p. 540.
[8] I. Parachkévova-Racine, préc.
[9] CA Paris, 5-8, 11 décembre 2012, n° 11/16107 N° Lexbase : A2301KI3.
[10] CA Versailles, 19 décembre 2002, n° 01/1413.
[11] Cass. com., 24 juin 2020, n° 18-17.338, F-D, préc – CA Caen, 31 mars 2022, n° 16/02837, préc – CA Paris, 5-9, 10 mars 2022, n° 13/18511, préc.
[12] Cass. com., 29 mars 2017, n° 16-10.016, F-D N° Lexbase : A0873UTI.
[13] Cass. com., 6 décembre 2017, n° 16-21.005, F-D N° Lexbase : A1116W7H.
[14] N. Jullian, Réflexion sur la pertinence d’un élargissement de l’action ut singuli, Dr. Sociétés, 2022, n° 11, repère n° 10.
[15] R. Vatinet, La réparation du préjudice causé par la faute des dirigeants sociaux, devant les juridictions civiles, Rev. soc., 2003, n° 2, p. 247 ; E. Scholastique, Détermination des personnes habilitées à exercer l'action sociale ut singuli dans un groupe de sociétés, D., 2002, p. 1475 ; A. Viandier et C. Armand, Réflexions sur l’exercice de l’action sociale dans le groupe de sociétés : transparence des personnalités et opacité des responsabilités ?, Rev. soc., 1986, p. 557 et s.
[16] W. H. Painter, Double derivative suits and other remedies with regard to damaged subsidiaries, Indiana Law Journal, 1961, 36, n° 2, p. 143.
[17] Loi n° 2001-420, du 15 mai 2001, relative aux nouvelles régulations économiques N° Lexbase : L8295ASZ et C. com., art. L. 225-231, al. 1er N° Lexbase : L2194LYW.
[18] Cass. com., 14 décembre 1993, n° 92-21.225, publié N° Lexbase : A7403ABS.
[19] J.-Ch. Pagnucco, Les pouvoirs des minoritaires dans les groupes de sociétés, Dr. sociétés, 2017, n° 6, étude 13.
[20] M. Céran, Contribution à la construction d’un droit des groupes de sociétés : aspects juridiques et fiscaux en droit comparé français et turc, thèse qui sera soutenue le 28 novembre 2023, Rennes, p. 297 et s.
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