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par Félix Guinebretière, Avocat Counsel, cabinet Alkemist avocats
le 25 Octobre 2023
Mots-clés : preuve • mode de preuve • preuve déloyale • preuve illicite • preuve libre - harcèlement • discrimination • vie privée • droit à la preuve • proportionnalité • vidéosurveillance • enregistrements clandestins • procès prud’homal • loyauté
Depuis quelques années, la jurisprudence s’est considérablement assouplie sur la question de la recevabilité des preuves illicites ou déloyales dans le cadre du contentieux prud’homal. En théorie, cet assouplissement devrait également profiter aux salariés, mais qu’en est-il vraiment ?
Le contentieux est une affaire de preuve plus que de vérité. Sans preuve, impossible d’établir une vérité judiciaire et donc d’obtenir gain de cause devant le juge.
C’est encore plus essentiel pour les salariés qui sont quasi toujours demandeurs dans le cadre de l’instance prud’homale et qui doivent, en principe, rapporter la preuve des faits avancés à l’appui de leurs prétentions [1].
Conscient que cette lourde charge de la preuve n’était pas toujours adaptée en droit du travail, le législateur français et les juges ont instauré une répartition probatoire entre le salarié et l’employeur, notamment en matière de harcèlement ou de discrimination, de l’accomplissement d’heures supplémentaires ou encore s’agissant de la preuve de la cause réelle et sérieuse de licenciement [2].
Ce n’est toutefois pas de nature à régler toutes les difficultés dès lors que se pose ensuite la question des moyens de preuve pouvant être utilisés.
En droit du travail, comme en droit pénal, la preuve est libre [3]. Salariés comme employeurs peuvent donc produire des éléments de toute nature : échanges d’emails ou de SMS, d’arrêts de travail et des certificats médicaux, des témoignages d’autres salariés, d’enquête interne diligentée par l’entreprise, des actions de prévention mises en place, etc.
La seule limite posée par les juges est celle de la licéité et de la loyauté de la preuve. Autrement dit, la preuve rapportée ne doit pas conduire à la violation de dispositions réglementaires ou légales et ne doit pas porter atteinte aux droits fondamentaux des personnes, physiques ou morales. Il est par exemple interdit à un employeur de recourir à un stratagème ou à des filatures pour recueillir des preuves à l’encontre d’un salarié [4].
Cette limite a néanmoins connu des évolutions récentes, plus réjouissantes à ce stade pour les employeurs que pour les salariés.
I. D’une exclusion systématique des preuves illicites à un contrôle de proportionnalité au cas par cas
Pendant longtemps, les preuves illicites ou déloyales ont été automatiquement écartées des débats par les juges, sans prendre en compte plus en avant les circonstances particulières propres à chaque affaire.
Ainsi, la Chambre sociale de la Cour de cassation jugeait invariablement que les dispositifs de surveillance des salariés non déclarés (vidéosurveillance, système de badgeage, etc.) auprès de la CNIL et/ou n’ayant pas fait l’objet d’une information-consultation des représentants du personnel devaient être écartés des débats [5].
De la même manière, l’obtention, au moyen du téléphone d’une salariée, de propos tenus par une autre salariée sur son compte Facebook privé était jugée déloyale et donc non admissible [6].
Depuis peu, cette barrière de la loyauté semble s’effacer au profit du droit à la preuve de l’employeur.
Un premier verrou a sauté en 2020 lorsque, revenant sur sa jurisprudence antérieure, la Cour de cassation a admis que le droit à la preuve de l’employeur justifie l’atteinte à la vie privée d’une salariée caractérisée par la production en justice d’une photographie extraite de son compte Facebook privé [7].
En 2021, le principe est posé de manière encore plus claire par la Cour de cassation qui précise que : « l'illicéité des moyens de preuve n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » [8].
Plus récemment encore [9], la Chambre sociale a livré un véritable mode d’emploi aux juges du fond en cas de versement de preuves illicites ou déloyales aux débats (en l’espèce à propos d’un dispositif de vidéosurveillance des salariés) :
1. en présence d'une preuve illicite, le juge doit d'abord s'interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l'employeur et vérifier s'il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours au moyen de preuve illicite ;
2. il doit ensuite rechercher si l'employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d'autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié ;
3. enfin, le juge doit apprécier le caractère proportionné de l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.
Le changement de paradigme est total puisque désormais, les preuves illicites ou déloyales devront impérativement être analysées par les juges du fond et ne pourront pas être automatiquement rejetées.
Il sera intéressant, avec le recul, de voir de quelle manière vont se saisir les juges du fond de cette question. Gageons qu’un contrôle strict sera effectué dès lors que, contrairement au salarié, l’employeur dispose de nombreux éléments : il collecte nécessairement une masse importante d’informations sur les salariés, a accès aux boîtes email professionnelles, a le pouvoir de diligenter une enquête interne, etc. Autant d’éléments qui pourraient amener les juges à considérer qu’il existe des moyens de preuve plus respectueux de la vie personnelle des salariés et que le recours à un mode de preuve illicite n’est pas indispensable.
En matière de vidéosurveillance, la solution peut également inquiéter dès lors que le risque d’irrecevabilité des images issues de ce dispositif encourageait sans doute les employeurs à se conformer aux obligations déclaratives et d’information individuelle des salariés concernés.
En tout état de cause, la saga jurisprudentielle ne semble pas close puisque la Chambre sociale a renvoyé en Assemblée plénière deux affaires relatives à la loyauté de la preuve en février 2023 [10].
II. Du côté des salariés, la question des enregistrements clandestins reste plus délicate
Si la jurisprudence est désormais plus flexible avec les moyens de preuve illicites rapportés par les employeurs, qu’en est-il de celles recueillies par les salariés ?
Bien que concernant des preuves présentées par des employeurs, les règles dégagées par la Cour de cassation n’en restent pas moins générales et ont bien entendu vocation à s’appliquer aux salariés.
La même logique et la même recherche de proportionnalité devraient donc s’appliquer lorsqu’il est question d’écarter des débats un moyen de preuve illicite ou déloyal rapporté par un salarié.
En pratique, la situation est toutefois plus complexe dès lors qu’il s’agit le plus souvent d’enregistrements clandestins réalisés par le salarié de son employeur ou d’autres collègues à leur insu.
L’admission de tels enregistrements est délicate puisqu’en principe, la captation clandestine de sons ou d’images à l’insu d’une personne constitue une infraction pénale [11].
Aussi, il n’est pas rare que le salarié soit découragé d’utiliser un tel procédé au regard de la menace d’une action pénale.
Pour autant, l’enregistrement clandestin par un salarié utilisant son smartphone est bien souvent le seul moyen pour lui de démontrer l’existence d’un harcèlement moral ou sexuel à son encontre, qui se déroule généralement à l’oral et sans témoin, en particulier s’il est confronté au refus de la Société de diligenter une enquête.
En ce sens, le Défenseur des droits avait avancé la nécessité d’admettre un tel moyen de preuve en raison des difficultés probatoires indéniables que doivent supporter les salariés victimes de harcèlement [12].
Certaines cours d’appel ont également admis la recevabilité d’enregistrements clandestins, car ils ne portaient pas une atteinte disproportionnée à la vie privée de l’employeur. Dans les deux cas, les juges ont retenu que de tels enregistrements étaient indispensables au droit à la preuve des salariés [13].
La Chambre criminelle a, quant à elle, récemment retenu [14] que la preuve d’une discrimination fondée sur un enregistrement clandestin par une salariée de son entretien préalable au licenciement ne portait pas atteinte à la vie privée de l’employeur, et ce, même si les propos étaient tenus dans un lieu privé.
La Chambre sociale de la Cour de cassation ne s’est toutefois pas encore prononcée sur cette question des enregistrements clandestins.
Le régime actuel de la preuve dans le contentieux prud’homal reste donc à parfaire, qui plus est compte tenu de la place de plus en plus importante des dossiers de harcèlement moral et sexuel dans le contentieux prud’homal.
Comme le rappelle très justement Pierre Bailly, Doyen honoraire à la Cour de cassation, il existe une « inégalité des parties dans la possession des éléments de preuve » [15], entre l’employeur, qui conserve à sa disposition toutes les informations collectées et stockées par l’entreprise, et le salarié dont les accès informatiques peuvent être coupés à tout moment.
Il reste toujours possible pour les salariés d’engager un référé probatoire sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49 afin de contraindre l’employeur à leur communiquer certains éléments, mais cela implique d’engager une action supplémentaire dont l’issue est souvent très incertaine.
Il est donc impératif que l’accès à la preuve des salariés soit facilité et puisse se faire sans crainte d’une poursuite pénale ou d’un rejet dès lors que cela est essentiel à l’issue du litige et, plus généralement, à l’établissement de la vérité judiciaire.
[1] CPC, art. 6 N° Lexbase : L1116H44 et art. 9 N° Lexbase : L1123H4D ; C. civ., art. 1353 N° Lexbase : L1013KZK.
[2] C. trav., art. L. 1154-1 (harcèlement moral et sexuel) N° Lexbase : L6799K9P ; C. trav., art. L. 1134-1 (discrimination) N° Lexbase : L2681LBW. Il convient également de préciser qu’en matière de licenciement pour faute grave, la charge de la preuve incombe à l’employeur et non au salarié même si celui-ci est demandeur à l’instance (v. not. Cass. soc., 13 novembre 2019 n° 18-13.723, F-D N° Lexbase : A6611ZYI).
[3] Cass. soc., 13 novembre 2019, n° 18-13.785, F-D N° Lexbase : A6535ZYP ; Cass. soc., 19 avril 2023, n° 21-20.308, F-B N° Lexbase : A02099QS.
[4] Cass. soc., 19 novembre 2014, n° 13-18.749 N° Lexbase : A9255M38 ; Cass. soc., 26 novembre 2002, n° 00-42.401, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A0745A4D.
[5] Cass. soc., 20 novembre 1991, n° 88-43.120, publié N° Lexbase : A9301AAQ ; Cass. soc., 6 avril 2004, n° 01-45.227, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8004DB3.
[6] Cass. soc., 20 décembre 2017, n° 16-19.609, F-D N° Lexbase : A0682W97.
[7] Cass. soc., 30 septembre 2020 n° 19-12.058, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A41383W8 : dans cette affaire, au-delà du droit à la preuve de l’employeur, la Cour de cassation avait mis en avant la défense de l'intérêt légitime de l'employeur à la confidentialité de ses affaires.
[8] Cass. soc., 10 novembre 2021, n° 20-12.263, FS-B N° Lexbase : A45237B7 ; v. Cass. soc., 25 novembre 2020 n° 17-19.523, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A5510379 pour un exemple antérieur où le principe n’était toutefois pas aussi clairement énoncé.
[9] Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-17.802, FS-B N° Lexbase : A92179GH.
[10] Cass. soc., 1e février 2023, n° 21-11.330, FS-D N° Lexbase : A50019BT ; Cass. soc., 1e février 2023, n° 20-20.648, FS-D N° Lexbase : A50289BT.
[11] C. pén., art. 226-1 N° Lexbase : L5142LTM.
[13] CA Bourges, 26 mars 2021, n° 19/01169 N° Lexbase : A39289UZ et CA Paris, 18 janvier 2023, n° 21/04506 N° Lexbase : A460589G.
[14] Cass. crim., 12 avril 2023, n° 22-83.581, F-D N° Lexbase : A40959PD.
[15] P. Bailly, Variations sur l’administration de la preuve dans le contentieux du travail, RJS, 3/22.
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