La lettre juridique n°958 du 28 septembre 2023 : Sociétés

[Jurisprudence] Prorogation d’une société : premières précisions sur les conditions de la « session de rattrapage »

Réf. : Cass. com., 30 août 2023, n° 22-12.084, F-B N° Lexbase : A31371EW

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N6849BZP

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par Thierry Favario, Maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon 3

le 27 Septembre 2023

Mots-clés : société • prorogation • régularisation • unanimité • associé • bonne foi
 
Quelle que soit la raison pour laquelle la consultation des associés à l’effet de décider si la société doit être prorogée n’a pas eu lieu, le président du tribunal, statuant sur requête à la demande de tout associé dans l’année suivant la date d’expiration de la société, peut constater l’intention des associés de proroger la société et autoriser la consultation à titre de régularisation dans un délai de trois mois. Lorsque les statuts de la société prévoient que la prorogation peut être décidée à la majorité qu’ils fixent, il suffit au président de constater que des associés représentant au moins cette majorité ont l’intention de proroger la société.

1. Étourderie, oubli, mais aussi vindicte ou mauvaise volonté du dirigeant : peu importe la raison pour laquelle la société n’a pas été prorogée dans les temps, la « session de rattrapage » instituée par la loi dite « Soihili » du 19 juillet 2019 [1] lui paraît largement accessible. Tel est l’enseignement de l’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, ci-dessus référencé, qui délivre ainsi ses premières vérités sur les conditions d’application de l’article 1844-6, alinéa 4, du Code civil N° Lexbase : L2413LRS.

2. Les faits de l’espèce sont simples. Un groupement foncier agricole (GFA) est constitué le 12 octobre 1979 pour une durée de quarante ans. Son terme est donc fixé au 12 octobre 2019. Les membres du GFA ne l’ont pas prorogé dans les temps (C. civ., art. 1844-6) si bien que le groupement encourt la dissolution par la survenance du terme (C. civ., art. 1844-7, 1° N° Lexbase : L7356IZH). C’était sans compter la « session de rattrapage » que propose désormais l’article 1844-6, alinéa 4, du Code civil. Un associé saisit donc sur requête le président du tribunal judiciaire, compétent en raison de la nature civile du groupement. Le président constate que les associés ont l’intention de proroger le groupement et autorise la consultation de ceux-ci à titre de régularisation dans un délai de trois mois. Un grain de sable grippe la machine : un des associés, M. X., arguant de la mauvaise foi de ses coassociés, demande en effet la rétractation de cette décision, laquelle est toutefois rejetée par la cour d’appel [2]. Son arrêt donne lieu à un pourvoi en cassation.

Pour la première fois à notre connaissance, la Cour de cassation est donc appelée à se prononcer sur certaines des conditions d’application de l’article 1844-6, alinéa 4. Ses mots auront une portée générale : le GFA est une société civile (C. rur., art. L. 322-1 N° Lexbase : L3802AEK) et ledit article relève du droit commun des sociétés. Le moyen développe deux griefs distincts : le premier est relatif à la condition générale d’application de ce texte, lequel serait réservé aux seuls associés ayant omis « de bonne foi » de proroger la société. Or, il semble qu’en l’espèce une convocation des associés aux fins de statuer sur la prorogation a bien été envoyée dans les temps mais que l’assemblée ne s’est jamais tenue. Autrement écrit, l’absence de décision en amont l’avait été sciemment, excluant toute bonne foi de la demande de régularisation en aval. Le second concerne les modalités d’appréciation de « l’intention des associés de proroger la société », le demandeur soutenant que celle-ci suppose l’unanimité des associés. La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle affirme que, « quelle que soit la raison pour laquelle la consultation des associés à l’effet de décider si la société doit être prorogée n’a pas eu lieu, le président du tribunal […] peut constater l’intention des associés de proroger la société et autoriser la consultation à titre de régularisation dans un délai de trois mois. Lorsque les statuts de la société prévoient que la prorogation peut être décidée à la majorité qu’ils fixent, il suffit au président de constater que des associés représentant au moins cette majorité ont l’intention de proroger la société ». Respectant tant la lettre que l’esprit du texte, l’arrêt énonce deux solutions, l’une libérale (I), l’autre logique (II).

I. Une solution libérale

3. « Quelle que soit la raison […] » : difficile d’envisager formule plus libérale ! Le président du tribunal saisi doit se borner à constater que la consultation des associés sur une éventuelle prorogation de la société, laquelle doit intervenir un an au moins avant la date d’expiration de celle-ci (C. civ., art 1844-6, al. 2), « n’a pas eu lieu ». L’appréciation du magistrat s’arrête au seuil du « pourquoi ? » soit les raisons pour lesquelles cette consultation n’a pas eu lieu. La solution, libérale, est parfaitement justifiée… quoique.

4. Elle l’est si l’on se réfère à la lettre de la loi. Celle-ci n’évoque en effet aucune condition relative aux raisons du défaut de consultation des associés. L’arrêt sous examen refuse donc logiquement de réserver l’exercice du droit fondé sur l’article 1844-6, alinéa 4, du Code civil aux omissions « de bonne foi », soit les oublis, étourderies qu’il conviendrait de régulariser. Retenir la solution inverse aurait effectivement pu s’analyser comme l’ajout à la loi d’une condition que celle-ci ne contient pas : c’est l’argument de la cour d’appel. Le « hic », si l’on ose écrire, est que la lettre de la loi ne coïncide pas exactement avec l’intention première de son promoteur. Lorsqu’il dépose, le 4 août 2014, sa proposition de loi dite de « simplification, de clarification et d’actualisation du code de commerce », appelée à devenir la loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019, M. Soilihi présente en effet son article 9 – lequel amende l’article 1844-6 du Code civil – comme visant « à permettre la prorogation d’une société lorsque ses associés ont, de bonne foi, omis de la proroger avant sa date d’expiration et expriment l’intention de la continuer ». Le sénateur poursuit en relevant que la prorogation « constitue une formalité parfois oubliée par les associés » [3]. Bonne foi, oubli… la « session de rattrapage » paraît concerner, dans l’esprit de son concepteur, des cas bénins. L’article 9 de la proposition de loi est cependant – pratiquement – identique à l’actuel article 1844-6, alinéa 4, du Code civil. Force est donc de constater un hiatus entre l’intention de l’auteur et sa traduction dans la loi. Le rapport au Sénat, s’appropriant les termes de M. Soihili, relaie du reste l’exigence de « bonne foi » [4]. Elle disparaît cependant dans le rapport présenté à l’Assemblée nationale [5] alors que celle de « sécurité juridique » fait son apparition. La condition de « bonne foi » disparaît ainsi au fil du sinueux parcours parlementaire de la proposition de loi.

5. Ce changement de pied – l’évaporation de la « bonne foi » et l’apparition de l’exigence de « sécurité juridique » – est opportun en ce qu’il restitue à l’article 1844-6, alinéa 4, du Code civil, sa raison d’être. La consultation en amont des associés en vue d’une éventuelle prorogation de la société est évidemment l’occasion d’une discussion sur son devenir ; elle l’est donc dans l’intérêt des associés qui peuvent mesurer l’exposition de leur risque et décider le cas échéant d’arrêter l’aventure entrepreneuriale. Un éventuel « oubli » devrait s’analyser en une affaire interne à la société, si bien que le comportement des associés pourrait être scruté pour faire obstacle à la demande de régularisation. Le défaut de consultation dans le délai légal et la dissolution qu’il postule dépasse cependant cet intérêt : il fragilise également les tiers ayant contracté avec la société sans avoir pris la précaution de consulter son Kbis. En d’autres termes, on retrouve ici la dualité de la société, contrat et personne morale : en rejetant la thèse conditionnant la demande de régularisation à un défaut de consultation des associés « de bonne foi », la Cour de cassation refuse au fond d’importer dans un débat intéressant la continuité de la société, personne morale, des considérations liées à un conflit entre associés. Il s’agit en effet de deux problématiques distinctes qui trouveront chacune des solutions appropriées : ici, assurer la continuité d’une société dans l’intérêt des associés et des tiers si les conditions en sont réunies ; là, régler un conflit entre associés en recourant aux ressources qui s’offrent habituellement en pareil cas (possibilité du retrait, rachat des parts sociales, demande de dissolution en justice, action en responsabilité civile contre les coassociés…). Il n’empêche qu’un commentateur averti avait estimé que « la procédure de régularisation devrait être fermée chaque fois que l’omission de la prorogation ne procède pas d’un comportement de bonne foi des associés et que la procédure est finalement instrumentalisée » [6]. C’est réserver l’hypothèse de la fraude. De fait, cette dernière « corrompt tout », y compris, il nous semble, la procédure de régularisation de l’article 1844-6, alinéa 4, du Code civil.

6. Le caractère libéral de la solution adoptée par la Cour de cassation est donc en parfaite cohérence avec la lettre et l’esprit final d’une règle légale instituée dans un intérêt qui dépasse celui des seules relations entre associés. On regrettera simplement que la Cour n’ait pas réservé – mais cela va de soi – le cas de la fraude.

II. Une solution logique

7. Pour la consultation « d’après », on fera comme si c’était celle « d’avant ». Louable pragmatisme de la Cour de cassation ! Une solution pragmatique qui ne s’imposait au vrai pas avec la force de l’évidence au regard de la lettre de l’article 1844-6, alinéa 4, du Code civil… quoique.

8. Le texte impose en effet au président du tribunal de constater « l’intention des associés de proroger la société ». Il est toutefois muet s’agissant des conditions de cette constatation. La doctrine en avait immédiatement soulevé les difficultés pratiques [7]. À défaut de précision légale, le demandeur au pourvoi sollicitait donc le constat d’une unanimité des associés en faveur de la prorogation de la société. Cette analyse lui conférait un « droit de dissoudre » la société dont il aurait été dépourvu si la consultation des associés avait eu lieu régulièrement. La Cour de cassation opte pour une lecture différente de l’alinéa 4 en l’interprétant en contemplation de l’alinéa 1er de l’article 1844-6 du Code civil, qui dispose que « la prorogation de la société est décidée à l’unanimité des associés ou, si les statuts le prévoient, à la majorité prévue pour la modification de ceux-ci ». Lecture séduisante qui suppose cependant de lier intellectuellement les deux alinéas. Le lien est en réalité aisé à établir : la décision relative à la prorogation de la société qu’envisage l’alinéa 1er implique une consultation des associés selon les modalités que prévoient les alinéas 2 et 3 de ce même article 1844-6. En visant « la consultation [qui] n’a pas eu lieu », l’alinéa 4 fait évidemment référence à celle que régissent les trois alinéas précédents : s’agissant de la même consultation, il n’y a pas lieu d’établir un régime juridique distinct selon qu’elle est intervenue avant ou après le terme de la société. La Cour de cassation est donc parfaitement légitime à affirmer que « lorsque les statuts de la société prévoient que la prorogation peut être décidée à la majorité qu’ils fixent, il suffit au président de constater que des associés représentant au moins cette majorité ont l’intention de proroger la société ». La solution adoptée est logique.

9. Il convient toutefois de souligner que la requête déposée auprès du président du tribunal risquera d’être rejetée en raison de la difficulté à prouver l’intention des associés de proroger la société. Le président se borne en effet à la « constater » : l’intention doit s’imposer avec la force de l’évidence. Il autorise une consultation « à titre de régularisation » : il ne saurait donc il y avoir d’aléa concernant l’issue du vote des associés. Autant de considérations qui pèsent sur l’exigence de la preuve de l’intention des associés et qui, en cas de doute, pourraient conduire au rejet par le président de la requête de l’associé. L’attention est donc appelée sur le soin particulier à prouver la réalité de l’intention des associés. Il avait en ce sens été conseillé de « bien prendre en compte la répartition du droit de vote entre les associés et [de] présenter au juge un tableau récapitulant la position de chacun des associés au regard d’une éventuelle prorogation de la société » [8]. La technique employée in casu mérite donc attention en ce qu’elle pourrait inspirer les praticiens. L’article 21 des statuts du GFA prévoyait que la décision de proroger ce dernier devait être adoptée par la majorité en nombre des associés représentant au moins les trois quarts du capital social. La requête est étayée par un procès-verbal d’huissier de justice du 22 septembre 2020 qui mentionne que quatre associés sur cinq, représentant 273 parts sur 303, sont favorables à la prorogation. La preuve de l’intention des associés de proroger la société est ici indéniablement rapportée : elle respecte les conditions qu’imposent les statuts du GFA, auxquels il convenait de se référer en application de l’article 1844-6, alinéa 1er, du Code civil par renvoi de l’alinéa 4 du même texte.

10. En conclusion, ce premier arrêt balise avec une rare clarté les conditions d’application d’un texte dont le sens se saisit aisément mais qui recèle tout de même quelques chausse-trappes. Par cette décision, la Cour de cassation en facilite l’application et la compréhension. Ne nous y trompons cependant pas : les principales difficultés restent à venir. La Haute juridiction a clarifié la première phrase de l’alinéa 4 de l’article 1844-6 du Code civil ; or, la seconde comprend son lot de pièges [9]. Qu’on en juge : « si la société est prorogée, les actes conformes à la loi et aux statuts antérieurs à la prorogation sont réputés réguliers et avoir été accomplis par la société ainsi prorogée ». Nul doute que l’on plaidera sur la question de l’acte « conforme ». À suivre donc.


[1] Loi n° 2019-744, du 19 juillet 2019, de simplification, de clarification et d’actualisation du droit des sociétés N° Lexbase : L1638LR4, Lexbase Affaires, septembre 2019, n° 605 N° Lexbase : N0302BYT.

[2] CA Nançy, 3 janvier 2022, n° 21/01359 N° Lexbase : A69627HC.

[3] M. Soihili, proposition de loi de simplification, de clarification et d’actualisation du Code de commerce, enregistrée à la présidence du Sénat le 4 août 2014 [en ligne]

[4] Rapport n° 657 de A. Reichardt, déposé le 1er juin 2016 [en ligne], spéc. p. 40.

[5] Rapport n° 1771 de T. Degois, déposé le 20 mars 2019 [en ligne], spéc. p. 26.

[6] A. Lecourt, Simplifier, clarifier et actualiser le droit des sociétés : les minoritaires sacrifiés sur l'autel du libéralisme ?, RTD. com., 2019, 903 ; adde R. Mortier, Prorogation de société, Institution d’une procédure de régularisation de la prorogation d’une société (C. civ., art. 1844-6, al. 4 mod. et al. 5 nouveau), Dr. soc., 2019, comm. 165.

[7] Ph. Emy et B. Saintourens, Les dispositions de la loi du 19 juillet 2019 relatives à toutes les sociétés, aux sociétés civiles et aux SARL, Rev. soc., 2019, n° 20, p. 655.

[8] Ph. Emy et B. Saintourens, Les dispositions de la loi du 19 juillet 2019 relatives à toutes les sociétés, aux sociétés civiles et aux SARL, préc.

[9] Adde : N. Kilgus, Proroger par-delà l'expiration de la société : propos critiques, D., 2019, p. 1899.

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