La lettre juridique n°178 du 28 juillet 2005 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Harcèlement moral d'un agent administratif : position de la Chambre criminelle

Réf. : Cass. crim., 21 juin 2005, n° 04-86.936, Lapeyre Jean-Noël, F-P+F (N° Lexbase : A9438DIE)

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par Floriane Di Salvo, Avocate au sein du cabinet Fromont, Briens et associés

le 07 Octobre 2010

Depuis l'entrée en vigueur de la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 (N° Lexbase : L1304AW9) qui a fait du harcèlement moral un délit pénal, rares sont les décisions des juridictions répressives statuant sur ce délit, par rapport aux nombreux litiges prud'homaux pour lesquels le harcèlement moral est souvent invoqué dans les prétoires. L'arrêt rendu le 21 juin 2005 par la Chambre criminelle donne ainsi l'occasion d'analyser la manière dont les juridictions répressives appréhendent le délit de harcèlement moral et ses éléments constitutifs. Ce délit fait l'objet de deux sanctions pénales différentes : l'une prévue par le Code du travail (prévoyant une peine d'emprisonnement d'un an et une amende de 3 750 euros), l'autre prévue par le Code pénal (prévoyant une peine d'emprisonnement d'un an et une amende de 15 000 euros), en donnant toutefois une définition identique des agissements constitutifs de harcèlement moral. Le champ d'application du texte pénal est toutefois plus vaste que celui issu du Code du travail : l'article 222-33-2 du Code pénal (N° Lexbase : L1594AZ3) a vocation à s'appliquer à autrui, tandis que l'article L 122-49 du Code du travail (N° Lexbase : L0579AZH) vise à protéger les salariés. En l'espèce, la plaignante n'avait pas d'autre choix que d'agir sur le fondement du Code pénal, étant donné son statut d'agent administratif. Quelle appréciation est faite de la notion de harcèlement moral par la Chambre criminelle, au travers des concepts de droit pénal ?
Décision

Cass. crim., 21 juin 2005, n° 04-86.936, Lapeyre Jean-Noël, F-P+F (N° Lexbase : A9438DIE)

Rejet (CA de Riom, Chambre correctionnelle, 4 novembre 2004)

Mots-clefs : harcèlement moral ; éléments constitutifs

Lien bases :

Résumé

Caractérisation du délit de harcèlement moral commis par le maire d'une commune au préjudice d'une secrétaire de mairie.

Faits

Une employée municipale a porté plainte pour harcèlement moral contre le maire de la commune pour des faits commis entre le mois de mars 2001 et le mois d'août 2002, consistant dans :
- le refus d'harmoniser son statut avec les dispositions légales relatives aux 35 heures et à l'aménagement du temps de travail ;
- son exclusion temporaire pour trois jours ;
- la réduction de son temps de travail de 7 heures à 3 heures hebdomadaires ;
- la modification unilatérale de ses horaires de travail, l'empêchant notamment de remplir ses fonctions dans une autre mairie ;
- les entraves apportées à l'accès à son lieu de travail (changement des serrures) et à ses outils de travail (notamment par le changement du mot de passe de son ordinateur) ;
- les reproches injustifiés sur son travail ;
- les réflexions désobligeantes et répétitives ;
- le non-paiement de ses salaires depuis le mois de juillet 2002.

La cour d'appel de Riom a retenu l'infraction de harcèlement moral, en considérant que le délit de harcèlement moral était constitué pour les faits s'étant déroulés entre l'entrée en vigueur de la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002, et le mois d'août 2002, dans la mesure où "par leur répétition et leur gravité, [ces]agissements prohibés, causes de dégradation des conditions de travail de [la victime] sont suffisamment établis ; que ces mesures [...] vexatoires, injustes et tout à fait inappropriées qui ne trouvent leur justification que dans la volonté bien arrêtée [du maire] de se séparer d'une secrétaire de mairie qui ne lui convenait plus [...] portent indubitablement atteinte à la dignité de la victime [...] et à ses droits".

Le maire faisait notamment grief à la Cour d'avoir excédé son pouvoir en se fondant sur les faits postérieurs à ceux énoncés dans sa saisine, et de pas avoir caractérisé l'élément intentionnel de l'infraction.

Solution

La cour d'appel n'a pas excédé sa saisine.

Par son appréciation souveraine, elle a "caractérisé le délit retenu dans tous ses éléments constitutifs, tant matériels qu'intentionnel, dès lors qu'elle a mis en évidence [...] des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits de la victime, au sens de l'article L.120-2 du Code du travail, et à sa dignité".

Commentaire

1. Procédure pénale et délit de harcèlement moral

1.1. L'application du principe de non rétroactivité de la loi pénale

Bien que cet élément n'ait pas fait l'objet d'un moyen de cassation, il convient de souligner l'application qui a été faite par les juges du fond du principe de non rétroactivité de la loi pénale.

Saisie de faits commis antérieurement et postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi de modernisation sociale, la cour d'appel a écarté ceux s'étant déroulés avant le 18 janvier 2002, en application du principe de non rétroactivité de la loi pénale.

Cette application mérite d'être soulignée, car dans une autre affaire, le délit de harcèlement moral avait été retenu pour des faits survenus antérieurement et postérieurement à l'entrée en vigueur de la nouvelle loi, au motif que le harcèlement moral est un "délit d'habitude" : "Qu'une loi nouvelle s'applique à l'infraction d'habitude dès lors que le dernier acte constitutif est postérieur à l'entrée en vigueur de cette loi ;qu'en conséquence dans le cadre d'une infraction d'habitude le tribunal a examiné les faits antérieurs à la loi nouvelle présentant un caractère indissociable sans faire échec au principe général de la non-rétroactivité des lois".

L'infraction d'habitude nécessite la commission d'actes identiques les uns des autres. 

Or, si le texte incriminant le harcèlement moral exige des agissements répétés, l'intention du législateur était de pouvoir réprimer "l'ensemble des situations réelles de harcèlement moral", c'est-à-dire la répétition de comportements aussi bien identiques que différents.

Par ailleurs, il a été précisé, au cours des travaux préparatoires de la loi, que "l'application rétroactive de ces sanctions n'est pas possible".

Cette position semble avoir été implicitement validée par la Chambre criminelle, qui n'a pas entendu se saisir d'office d'un moyen fondé sur l'application d'un principe d'ordre public, pour casser l'arrêt rendu par la cour d'appel.

1.2. La prise en compte par le juge répressif de faits non contenus dans sa saisine

La cour d'appel de Riom, sans pour autant qualifier de harcèlement moral les faits survenus postérieurement au mois d'août 2002, dont elle n'était pas saisie, les a rappelés "à titre de renseignements, dans la mesure où ils s'inscrivaient dans le prolongement des agissements poursuivis et en constituaient l'aboutissement logique".

La Cour a donc pris en compte la décision de radiation, intervenue en janvier 2003, dont elle n'était pas saisie, pour caractériser l'élément moral et considérer que le maire avait pris à l'encontre de la victime un "ensemble de mesures vexatoires, injustes et inappropriées trouvant leur justification dans sa volonté de se séparer d'une secrétaire de mairie qui ne lui convenait plus".

La Chambre criminelle, saisie de ce moyen, valide l'interprétation des juges du fond.

Cette solution semble toutefois critiquable, dans la mesure où le juge pénal ne peut statuer que sur les faits dont il est saisi.

Le fait que les juges se soient emparés de faits dont ils n'étaient pas saisis pour mettre en exergue l'intention coupable du maire témoigne des difficultés que rencontrent les juridictions pour caractériser les éléments constitutifs du délit de harcèlement moral, dont la définition légale demeure approximative et succincte.

2. La caractérisation du délit de harcèlement moral

2.1. De la définition succincte et approximative donnée par le législateur...

Inscrite dans le Code pénal et le Code du travail, le législateur a donné une définition identique du harcèlement moral, qui consiste en des "agissements répétés [...] qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".

Toute infraction intentionnelle, pour être constituée, doit réunir trois éléments :
- un élément légal : le fondement textuel de l'incrimination ;
- un élément matériel : un acte positif ou un acte d'abstention ;
- un élément intentionnel : l'intention coupable de l'auteur de commettre l'infraction.

Appliqué au délit de harcèlement moral, l'élément matériel consiste en la commission d'agissements répétés, qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Ainsi, si les agissements doivent créer une dégradation des conditions de travail, ce seul critère n'est pas suffisant : il faut en outre que cette dégradation soit susceptible d'avoir un impact sur la santé physique ou morale du salarié ou de compromettre son avenir professionnel ou encore de porter atteinte à sa dignité et à ses droits.

Il n'est pour autant pas nécessaire qu'un "résultat" ait été atteint : les actes de harcèlement doivent être "susceptibles" d'entraîner ce résultat.

L'élément intentionnel est plus difficile à cerner : est-il nécessaire de démontrer que le délinquant a eu l'intention de nuire, c'est-à-dire l'objectif avéré de dégrader les conditions de travail d'autrui et de lui porter atteinte ?

La précision selon laquelle les agissements ont "pour effet ou pour objet" la dégradation des conditions de travail "susceptible" d'atteindre la victime permet -elle, comme cela a été précisé lors des travaux parlementaires, de qualifier de harcèlement moral des agissements perpétrés sans intention de nuire ?

La nuance des termes a son importance : "pour objet" ferait référence à un but volontairement poursuivi, tandis que "pour effet" tendrait à considérer que la dégradation des conditions peut ne pas avoir été voulue.

Cependant, ne faut-il pas que la loi prévoit spécifiquement qu'il peut y avoir délit par négligence ou imprudence selon les distinctions établies par l'article 121-3 du Code pénal (N° Lexbase : L2053AMY), ce qui n'est pas le cas en l'espèce ?

La définition légale du harcèlement moral demeurant imprécise, il incombe à la jurisprudence de délimiter plus précisément la notion de harcèlement moral.

2.2. ...à l'appréciation souveraine des juges du fond

La Chambre criminelle, par une motivation succincte laissant à l'appréciation souveraine des juges du fond la caractérisation de l'élément intentionnel de l'infraction, a récemment validé une décision de relaxe de la Cour d'appel de Douai, qui avait considéré "que les faits dénoncés, concernant l'aménagement de leurs horaires de travail, de leurs congés, la définition de leurs attributions dans le service, et l'appréciation de leur qualité de travail, relèvent des fonctions d'un chef de service ; qu'en l'espèce il n'est pas démontré que les décisions de X aient été prises dans l'intention de nuire aux deux plaignantes ou de dégrader leurs conditions de travail, ni que ces appréciations sur la qualité de leur travail aient eu pour but de les humilier ; qu'en conséquence l'infraction n'est pas caractérisée".

Dans l'arrêt de 21 juin 2005, la Chambre criminelle laisse à l'appréciation des juges du fond l'appréciation juridique des faits : "attendu qu'en l'état de ces motifs, fondés sur son appréciation souveraine des faits et éléments de preuve [...] la cour d'appel [...] a caractérisé le délit retenu en tous ses éléments constitutifs, tant matériels qu'intentionnel, [...] dès lors qu'elle a mis en évidence [...] des agissements répétés ayant pour effet ou pour objet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits de la victime, au sens de l'article L 120-2 du Code du travail, et à sa dignité".

Pour rejeter la qualification pénale de harcèlement moral, les juges répressifs recherchent si les agissements dénoncés s'analysent en des "conséquences à tort ou à raison mal ressenties par le salarié, des contraintes imposées par les impératifs de gestion inhérents à la vie de toute entreprise", dans la mesure où le délit nécessite "pour être constitué, l'existence de faits objectifs non dénaturés par des considérations subjectives" de sorte que toute dégradation des conditions de travail n'implique pas pour autant un acte de harcèlement.

Dans l'arrêt du 21 juin 2005, les agissements dénoncés, qualifiés par les juges du fond de "vexatoires, injustes et inappropriés", dépassaient le cadre des contraintes normales liées au travail.

Cette interprétation rejoint celles des juridictions sociales, qui distinguent les mesures relevant de l'exercice loyal et légitime par l'employeur de son pouvoir de gestion et direction, des faits de harcèlement moral.

Elles ont ainsi défini, dans un premier temps, ce que le harcèlement moral n'était pas :
- le fait qu'un salarié ait fait l'objet de plusieurs tentatives de licenciement infructueuses pour des motifs similaires ;
- le fait d'avoir infligé à un salarié deux sanctions disciplinaires irrégulières en l'espèce d'un mois et quatre jours ;
- le fait pour un employeur de demander à un salarié des explications écrites sur une absence injustifiée et de faire procéder à une visite du contrôleur médical à son domicile ;
- les brimades subies au niveau des horaires, suivies de sanctions et d'un licenciement jugé sans cause réelle et sérieuse.

Pour la première fois à notre connaissance, la Chambre sociale a reconnu dans une décision récente le délit de harcèlement moral, constitué par "la conjonction et la répétition de faits", tels que le retrait sans motif du téléphone portable d'une salariée, l'obligation non justifiée de se présenter chaque matin dans le bureau de son supérieur hiérarchique, la charge de nouvelles tâches sans rapport avec ses fonctions, qui avaient eu pour conséquence une altération de sa santé.

Au travers de ces décisions, à l'instar de la Chambre criminelle, la Chambre sociale s'en remet à l'appréciation souveraine des juges du fond quant à la qualification juridique donnée aux faits constatés.

En tout état de cause, la notion juridique de harcèlement moral, largement tributaire des faits d'espèce, mériterait sans doute d'être d'avantage précisée, ne serait-ce que pour mieux la distinguer de l'exercice normal du pouvoir de direction.

Enfin, il est intéressant de remarquer que l'arrêt du 21 juin 2005 se réfère expressément à l'article L. 120-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5441ACI) pour préciser la nature des droits auxquels, pour être constitué, le harcèlement doit porter atteinte... alors que la victime est un agent administratif.

Le Conseil constitutionnel avait considéré que, "si l'article L. 122-49 nouveau du Code du travail n'a pas précisé les droits du salarié auxquels les agissements incriminés sont susceptibles de porter atteinte, il doit être regardé comme ayant visé les droits de la personne au travail, tels qu'ils sont énoncés à l'article L. 120-2 du code du travail".

Cette interprétation doit-elle être étendue aux agents de la fonction publique ?

La référence faite par la Chambre criminelle aux droits des salariés peut s'expliquer par sa volonté d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur la nécessité d'étendre la protection des salariés contre le harcèlement moral aux fonctionnaires.

A ce titre, il est à noter qu'une proposition de loi a été déposée le 9 février 2005 devant l'Assemblée Nationale avec pour objectif d'adapter aux fonctionnaires le dispositif de protection contre le harcèlement moral tel que défini dans le Code du travail, en modifiant la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L6938AG3) portant droits et obligations des fonctionnaires.

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