La lettre juridique n°541 du 26 septembre 2013 : Marchés publics

[Le point sur...] Le droit des marchés publics et la crise : les potentialités et les limites de l'utilisation du critère du mieux disant social

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[Le point sur...] Le droit des marchés publics et la crise : les potentialités et les limites de l'utilisation du critère du mieux disant social. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/9971275-lepointsurledroitdesmarchespublicsetlacriselespotentialitesetleslimitesdelutilisati
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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers-Institut de droit public (EA 2623)

le 26 Septembre 2013

Dans un contexte de crise économique et sociale, le droit des marchés publics constitue un levier intéressant pour les personnes publiques qui peuvent teinter leurs achats d'une coloration sociale. Les conditions du recours au critère du mieux-disant social ont été considérablement assouplies au cours des derniers mois, permettant ainsi aux administrations de développer des achats socialement responsables. - Enjeux

Parmi les multiples outils qui sont à la disposition des personnes publiques pour lutter contre la crise, le droit de la commande publique occupe une place importante (1). Instrument de relance de l'économie, cette branche du droit public est aussi un puissant levier d'insertion sociale des personnes en difficultés. Les acheteurs publics disposent en effet de la faculté de conditionner l'attribution des contrats publics, et spécialement des marchés publics, au respect de conditions sociales.

- Historique

Initialement, le Code des marchés publics ne reconnaissait pas la possibilité aux pouvoirs adjudicateurs de recourir à des critères sociaux de jugement des offres. Dans sa version de 2001, le Code des marchés publics permettait seulement à l'administration de prévoir des conditions d'exécution des marchés publics visant à promouvoir l'emploi des personnes rencontrant des difficultés particulières d'insertion ou à lutter contre le chômage (C. marchés publ., art. 14, version du 9 septembre 2001, plus en vigueur N° Lexbase : L7788AAP). Dans cette configuration, le critère social était utilisé comme un critère de sélection des candidatures et certainement pas comme un critère de sélection des offres. Il s'imposait de la même façon à tous les candidats et était donc sans effet sur le jugement des offres. Alors que le Code des marchés publics de 2004 reproduisait la distinction retenue en 2001 (légalité du critère social comme critère de sélection des candidatures mais illégalité du même critère en tant que critère de jugement des offres), c'est finalement le législateur qui a impulsé un changement majeur en permettant pour la première fois aux personnes publiques d'utiliser le critère du mieux disant social au stade de la sélection des offres. Plus précisément, l'article 58 de la loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005, de programmation pour la cohésion sociale (N° Lexbase : L6384G49) a modifié l'article 53-I du Code (N° Lexbase : L1072IR7) qui dispose désormais, dans sa version actuellement en vigueur, que, "pour attribuer le marché au candidat qui a présenté l'offre économiquement la plus avantageuse, le pouvoir adjudicateur se fonde : 1°) soit sur une pluralité de critères non discriminatoires et liés à l'objet du marché, notamment la qualité, le prix, la valeur technique, le caractère esthétique et fonctionnel, les performances en matière de protection de l'environnement, les performances en matière de développement des approvisionnements directs de produits de l'agriculture, les performances en matière d'insertion professionnelle des publics en difficulté [...]" (2).

- Droit de l'union européenne

Malgré le silence des Directives (CE) du 31 mars 2004, 2004/18 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU) (article 53) et 2004/17 portant coordination des procédures de passation des marchés dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des services postaux (N° Lexbase : L1895DYT) (article 55), la Cour de justice a admis la légalité du critère du mieux disant social, aussi bien comme condition d'exécution du marché que comme critère d'attribution (3), sous réserve du respect de strictes conditions. Au stade de la sélection des offres, le critère du mieux disant social doit respecter les principes fondamentaux du droit de l'Union européenne, spécialement le principe de non-discrimination. De plus, le critère doit être lié à l'objet du marché public.

- Evolution de la jurisprudence administrative

De son côté, la jurisprudence administrative a fait preuve d'une extrême rigueur à l'égard du critère du mieux-disant social. C'est d'ailleurs assez remarquable car il est tout de même assez rare que la jurisprudence européenne soit "socialement" plus favorable que la jurisprudence nationale. Dans un premier temps, le Conseil d'Etat a jugé que le critère du mieux-disant social ne pouvait constituer un critère de sélection des offres et cela quand bien même une circulaire du 29 décembre 1993 (N° Lexbase : L2757IYR) en avait évoqué la possibilité (4). Dans un deuxième temps, le juge administratif a considéré que le critère du mieux-disant social était illégal dès lors qu'il n'était pas justifié par l'objet du marché ou ses conditions d'exécution. Dans l'arrêt "Commune de Gravelines" (5), la Haute juridiction administrative a estimé que la collectivité territoriale ne pouvait pas retenir, pour apprécier les offres présentées à la suite d'un appel à la concurrence pour l'attribution d'un marché négocié ayant pour objet la réhabilitation d'une décharge, un critère additionnel de sélection relatif aux propositions faites par les soumissionnaires en matière de création d'emplois, d'insertion et de formation. En effet, un tel critère additionnel est jugé sans rapport avec l'objet du contrat ou avec ses conditions d'exécution. Par la suite, nombreuses furent les décisions censurant le recours au critère social, soit parce qu'il ne remplissait pas les conditions de légalité communes à l'ensemble des critères de jugement des offres (parce qu'il pouvait être discriminatoire par exemple), soit parce qu'il n'était pas justifié par l'objet du marché (6). Dans les faits, il apparaissait clairement que la condition relative à l'objet du marché n'était satisfaite que dans de rares hypothèses, celles dans lesquelles l'objet principal du marché à attribuer était de favoriser l'emploi des personnes en situation de détresse. En définitive, le critère du mieux-disant social ne remplissait donc pas la fonction sociale qu'on était en droit d'attendre de lui.

- Jurisprudence "Département de l'Isère"

Prenant en compte le contexte économique, social, mais aussi juridique, le Conseil d'Etat a fait évoluer sa jurisprudence d'une manière notable dans l'arrêt "Département de l'Isère" du 25 mars 2013 (7). En l'espèce, le juge des référés avait annulé l'appel d'offres visant à l'attribution d'un marché portant sur le renouvellement, le renforcement des chaussées, l'entretien des voies vertes et des abords du bâtiment du conseil général. Il avait considéré que, "par nature et indépendamment des personnels susceptibles d'être concernés par l'exécution du marché, les travaux de renforcement et de renouvellement des chaussées prévus par le marché litigieux ne présentaient aucun lien direct avec l'insertion professionnelles des publics en difficulté". Le Conseil d'Etat censure cette ordonnance pour erreur de droit au motif que, "dans le cadre d'une procédure d'attribution d'un marché qui, eu égard à son objet, est susceptible d'être exécuté, au moins en partie, par des personnels engagés dans une démarche d'insertion, le pouvoir adjudicateur peut légalement prévoir d'apprécier les offres au regard du critère d'insertion professionnelle des publics en difficulté, dès lors que ce critère n'est pas discriminatoire et lui permet d'apprécier objectivement ces offres". Même si cet arrêt n'opère pas une véritable rupture avec le passé, force est de constater qu'il accorde plus de poids au critère du mieux-disant social, lequel peut désormais être plus facilement utilisé par les pouvoirs adjudicateurs.

Plusieurs indices vont dans ce sens. En premier lieu, le critère du lien entre le critère du mieux-disant social et l'objet du marché est plus largement entendu. L'époque où ce critère ne pouvait être mis en oeuvre que pour les marchés publics en lien direct avec l'insertion sociale semble bien révolue puisque, désormais, tout marché "susceptible d'être exécuté, au moins en partie, par des personnels engagés dans une démarche d'insertion" peut être considéré comme lié avec le critère social. En deuxième lieu, il est désormais entendu (mais la jurisprudence antérieure le laissait déjà entendre), que les articles 14 et 53 du Code des marchés publics peuvent être activés séparément. Ils ont en commun de permettre aux pouvoirs adjudicateurs d'imposer des conditions sociales, soit pour présenter une candidature (article 14), soit pour sélectionner une offre (article 53). Mais le premier peut être utilisé sans le second et inversement. Une personne publique peut parfaitement imposer des conditions sociales au stade de la sélection des candidatures (8), sans pour autant imposer le critère du mieux-disant social au moment de choisir l'attributaire. A l'inverse, un pouvoir adjudicateur peut utiliser le critère du mieux-disant social, sans pour autant imposer des conditions sociales spécifiques au stade de l'exécution.

Ce changement montre combien le juge administratif est sensible aux questions de société (9). Pour autant, cette solution est aussi sérieusement encadrée. Il faut dire que le risque d'une utilisation du critère du mieux-disant social dans un sens contraire aux principes généraux de la commande publique existe et qu'il ne faut certainement pas en minorer l'importance. C'est pour cette raison que le Conseil d'Etat a pris soin d'indiquer que le critère d'insertion professionnelle des publics en difficulté ne devait pas être discriminatoire et devait permettre au pouvoir adjudicateur d'apprécier objectivement les offres. Cela signifie que l'acheteur public doit être en mesure de fournir des éléments objectifs d'appréciation (telles que les modalités d'accueil et d'intégration de la personne en insertion, progression et formation de la personne en insertion, etc.). Cela signifie aussi que l'utilisation du critère social ne doit pas conduire à favoriser les entreprises d'insertion sociale, en lui attribuant une pondération trop importante par exemple (10).


(1) Voir, par exemple, et parmi les législations récentes, la loi n° 2009-179 du 17 février 2009, pour l'accélération des programmes de construction et d'investissement publics et privés (N° Lexbase : L9450ICY) (JORF du 18 février 2009, p. 2841). On se souvient également que la loi n° 2008-735 du 28 juillet 2008, relative aux contrats de partenariat (N° Lexbase : L7307IAU) a modifié le régime des contrats de partenariat de l'ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 (N° Lexbase : L2584DZQ), en vue de favoriser la relance de l'économie.
(2) C'est nous qui soulignons.
(3) CJCE, 20 septembre 1998, aff. C-31/87 (N° Lexbase : A8451AUK) ; CJCE, 26 septembre 2000, aff. C-225/98 (N° Lexbase : A5919AYU).
(4) CE 7° et 10° s-s-r., 10 mai 1996, n° 159979, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9203AN8), Rec. CE, p. 164.
(5) CE 7° et 5° s-s-r., 25 juillet 2001, n° 229666, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1249AW8), Rec. CE, p. 391, AJDA, 2002, p. 46, concl. D. Piveteau.
(6) CAA Douai, 2ème ch., 29 novembre 2011, n° 10DA01501, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9705IB3), AJDA, 2012, p. 565 : illégalité du critère du mieux-disant social utilisé pour un marché relatif au déménagement et au stockage de mobilier et machines outils dans les lycées de la région Nord-Pas-de-Calais.
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 25 mars 2013, n° 364950, publié au recueil Lebon ([LXB=A3297KBQ)]), Contrats Marchés publ., 2013, comm. 131, note W. Zimmer, RJEP, 2013, comm. 31, note J. Sirinelli.
(8) Ce qui permettra alors d'écarter toutes les candidatures ne respectant pas les clauses à caractère social.
(9) Sur ce sujet, voir le colloque du 27 septembre 2013 organisé par le Conseil d'Etat avec le Conseil national des barreaux.
(10) Dans l'arrêt "Département de l'Isère", le Conseil d'Etat a admis une pondération de l'ordre de 15 %.

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