La lettre juridique n°541 du 26 septembre 2013 : Vente d'immeubles

[Jurisprudence] Quand la Cour de cassation s'obstine : le notaire peut dormir sur ses deux oreilles

Réf. : Cass. civ. 1, 11 septembre 2013, n° 12-23.357, FS-P+B (N° Lexbase : A1531KLB)

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N8629BTR

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par Séverin Jean, Maître de conférences en droit privé à l'Université Toulouse 1 Capitole, IEJUC (EA 1919)

le 26 Septembre 2013

La constance de la Cour de cassation a une vertu : la sécurité juridique ! Mais la sécurité juridique pour qui ? Pour les parties à un acte de vente portant sur un bien ayant déjà fait l'objet de transfert de propriété ? Oui, assurément ! Pour le notaire qui a sciemment instrumenté ladite vente, alors même qu'il connaissait l'existence de droits concurrents et antérieurs ? Oui, malheureusement assurément encore ! Pour le tiers à la vente qui, malgré l'antériorité de ses droits -certes non publiés-, se voit spolier en raison d'une vente postérieure portant sur le même bien, mais régulièrement publiée ? Là, en revanche, non assurément ! Dès lors, si la constance est sans doute une vertu juridique, l'objet de celle-ci ne l'est pas toujours, de sorte que la vertu, morale cette fois, n'en sort pas indemne comme en témoigne l'arrêt du 11 septembre 2013 rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation. En effet, à l'occasion d'une vente immobilière régulièrement publiée, un tiers assigna en réparation le notaire qui avait instrumenté ladite vente, au motif qu'il ne pouvait ignorer l'existence d'un acte d'arpentage antérieur lui conférant la propriété du terrain, objet de la vente litigieuse. La cour d'appel de Bastia confirma le jugement en ce qu'il condamna le notaire à réparer le préjudice subi par le bénéficiaire de l'acte d'arpentage, en raison de la faute commise par le notaire pour avoir instrumenter la vente litigieuse. En effet, elle considéra que, bien que son obligation de conseil ait été observée, dans la mesure où le notaire avait porté à la connaissance des contractants une attestation immobilière -publiée elle aussi- dans laquelle apparaissait l'acte d'arpentage, il n'en demeurait pas moins qu'il devait, au titre de son devoir d'authentification, s'assurer de l'origine de propriété du bien en cause. Dès lors, pour respecter les droits antérieurs, la mise en garde des parties contractantes n'était pas suffisante, il convenait surtout de s'abstenir d'instrumenter, de sorte qu'en y procédant le notaire avait commis une faute grave engageant sa responsabilité. Pourtant, la Cour de cassation, au visa de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) et de l'article 3 de la loi du 25 ventôse an XI (N° Lexbase : L2756IYQ), cassa l'arrêt d'appel au motif que, faute d'avoir été publié, l'acte d'arpentage est inopposable aux tiers, de telle façon que le notaire ne pouvait refuser d'instrumenter la vente litigieuse.

La solution ne surprend pas, non pas qu'elle semble à son commentateur bien fondée, mais parce que les magistrats du Quai de l'Horloge se sont déjà prononcés dans ce sens l'hiver dernier (1). La morale de l'histoire est connue : il est désormais acquis que la publicité foncière, couplée à l'obligation d'instrumenter du notaire, constitue une cause d'irresponsabilité civile du notaire (I). Néanmoins, il convient de s'en méfier, car la morale coûte ici au droit, tout comme réciproquement, le droit, issu de cette morale, entache la morale du droit (II).

I - La morale de l'histoire : l'irresponsabilité civile du notaire

La Cour de cassation réitère une jurisprudence antérieure (2) estimant que faute d'avoir été publiée, la vente est inopposable aux tiers, de sorte que le notaire est tenu d'instrumenter (3) une autre vente postérieure portant sur le même bien, quand bien même il aurait était averti préalablement par l'acquéreur, dont la vente n'a pas été publiée, de ses droits antérieurs et concurrents.

Rappelons (4) que cette solution s'explique par deux raisons cumulatives : d'une part, le défaut de publicité foncière de la première vente -ici l'acte d'arpentage- conduit les magistrats du Quai de l'Horloge à faire comme si le transfert de propriété n'avait jamais eu lieu à l'égard des tiers. D'autre part, et tirant les conséquences du défaut de publicité, la Cour de cassation estime que le notaire a notamment pour obligation principale, au titre de son devoir d'authentification, de prêter son concours lorsqu'il est sollicité, tout comme il doit procéder à l'accomplissement d'obligations complémentaires, au premier rang desquelles figure l'accomplissement des mesures de publicité (5). En d'autres termes, parce que l'acte d'arpentage n'existe pas à l'égard des tiers, le notaire est obligé d'instrumenter une vente portant sur le même bien.

Cette solution est doublement critiquable. D'une part, elle revient à faire de la publicité foncière un nouveau mode d'acquisition -originaire de surcroît, alors qu'elle fait suite à une acquisition dérivée- de la propriété, alors qu'elle n'a pour objectif que rendre l'acte juridique efficace. En d'autres termes, comme l'a très remarquablement indiqué le professeur Thierry Revet (6), une chose est l'acquisition, une autre est l'opposabilité. Autrement dit, si l'acte -ici d'arpentage- est privé d'effets, il n'en demeure pas moins que sa force obligatoire demeure ; l'acte existe, que la publicité foncière le veuille ou non. D'autre part, si effectivement l'authentification est une obligation légale imposée au notaire, il va sans dire que l'on ne peut que s'étonner que celui-ci procède à l'instrumentation, alors même qu'il a été informé préalablement de l'existence de droits antérieurs et concurrents. En effet, il lui suffisait, en l'espèce, de mener une simple investigation, puisque l'acte d'arpentage apparaissait dans une attestation immobilière annexée à la vente litigieuse.

Dès lors, la morale de l'histoire se résume à l'immoralité de l'histoire : le notaire, bien qu'ayant connaissance de droits antérieurs et concurrents, est en droit d'instrumenter une vente portant sur le bien sans que ne soit engagée sa responsabilité civile professionnelle. Or, la doctrine a montré, à juste titre, qu'il conviendrait de réintroduire de la loyauté dans l'acquisition, dans la mesure où les autres régimes de publicité légale permettent au titulaire d'un acte non publié de la rendre malgré tout opposable aux tiers qui en ont connaissance (7).

A priori, tout semblait avoir été dit à propos du positionnement de la Cour de cassation. Pourtant, la motivation de la cour d'appel, bien que rejetée, nous semble très intéressante, puisqu'elle donne quelques pistes supplémentaires pour que le droit, sur cette question, retrouve un brin de moralité.

II - L'irresponsabilité civile du notaire ou l'immoralité du droit

L'argumentation de la cour d'appel, pour retenir la responsabilité du notaire, consistait à dire que, bien qu'ayant observé son devoir de conseil, le notaire devait en outre, "dans sa mission d'authentification des actes qui lui est conférée par son statut d'officier public et ministériel, [...] s'assurer de l'origine de propriété [...]". Aussi, en n'allant pas rechercher le contenu de l'acte d'arpentage -lequel était signalé dans l'attestation immobilière annexée à la vente-, le notaire, selon les juges du fond, commet une faute grave de nature à engager sa responsabilité civile professionnelle. Cette argumentation est rejetée purement et simplement par la Cour de cassation, qui ne se focalise que sur la combinaison du défaut de publicité foncière et de l'obligation d'instrumenter du notaire, alors même qu'elle permettait de moraliser le rôle du notaire.

En effet, au-delà des critiques déjà évoquées, il apparaît au commentateur que deux autres voies auraient pu être empruntées par les magistrats du Quai de l'Horloge : l'étendue du devoir de conseil et le devoir d'investigation relatif -ici- à l'origine de propriété. Pour tout dire, ces deux devoirs sont intimement liés, en ce sens qu'il ne saurait y avoir d'authentification sans mise en oeuvre préalable du devoir de conseil. Le notaire, parce qu'il constitue le service public des actes juridiques, doit "s'assurer de la validité et de l'efficacité des actes rédigés par lui" (8). Or, la validité et l'efficacité ne peuvent être obtenues que si le notaire exerce son devoir de conseil. Le devoir de conseil est donc un devoir finalisé en ce qu'il tend notamment à la sécurisation des opérations juridiques. Mais quelle est l'étendue de ce devoir ?

A notre sens, le devoir de conseil, au-delà de l'appréciation de la pertinence de l'opération juridique projetée eu égard à la situation des parties, doit consister à avertir, mettre en garde les parties des risques et des effets de l'acte. Or, sur ce point, la mise en garde a été réalisée, dans la mesure où le notaire a prévenu les parties à la vente de l'existence d'un acte d'arpentage. Dès lors, peut-on se satisfaire d'une mise en garde des parties sur les risques qui découlent de l'existence d'un acte d'arpentage ? Naturellement non, puisque si le notaire avait procédé à une simple investigation, il se serait aperçu qu'il s'apprêtait à instrumenter une vente dont l'objet avait déjà été antérieurement transféré. Sans doute, n'est-il pas allé plus loin sachant que l'acte d'arpentage n'avait pas été publié, mais devrait-il pousser son investigation davantage ? Nous le croyons, car si le notaire n'a ni à être devin, ni à procéder à des vérifications supplémentaires, lorsqu'il n'est pas légitimement en mesure d'obtenir une information, la situation est, en revanche, très différente, lorsque tout l'invite à rechercher le contenu de l'acte d'arpentage auquel fait référence l'attestation immobilière annexée à la vente ! Or, la recherche d'informations relatives à l'acte d'arpentage n'est rien d'autre qu'une autre obligation fondamentale du notaire : la recherche de l'origine de propriété.

Comment s'assurer de la validité et de l'efficacité de l'acte si la vérification des droits des parties n'a pas été effectuée préalablement ? Bien sûr, le commentateur aurait compris que la responsabilité du notaire ne soit pas retenue si ce dernier n'avait pas été en mesure de connaître l'existence de droits antérieurs et concurrents. Mais, l'espèce est toute autre ! Le notaire pouvait se douter que l'acte d'arpentage, en ce qu'il procède à des transferts de propriété, était susceptible de porter sur un bien, objet de la vente litigieuse. Le notaire se serait-il comporté de la même manière si l'acte d'arpentage avait été publié ? Nous ne le croyons pas, pour la simple raison qu'il n'aurait pas pu se réfugier derrière le défaut de publicité foncière pour échapper à la mise en oeuvre de sa responsabilité professionnelle. En effet, rappelons que la solution s'explique par le cumul du défaut de publicité de l'acte d'arpentage et de l'obligation d'instrumenter la vente litigieuse. Or, en supprimant le défaut de publicité, il est difficilement concevable que le notaire prête encore son concours à une vente qui méconnaît des droits antérieurs et concurrents. Par conséquent, la Cour de cassation aurait très bien pu décider que l'existence d'un acte d'arpentage, portée à la connaissance du notaire, oblige celui-ci à approfondir sa recherche d'origine de propriété, sans quoi, sa responsabilité civile professionnelle serait engagée, quand bien même l'acte d'arpentage n'aurait pas été publié. En d'autres termes, la recherche de l'origine du bien, quand elle est possible, nous semble aussi importante que l'obligation d'instrumenter mise à la charge du notaire.

En outre, admettons que le notaire ait effectué cette investigation et se soit aperçu de l'antériorité des droits. Ne devrait-il pas dans ce cas refuser d'instrumenter la vente qui méconnaît des droits antérieurs et concurrents ? (9) Nous le pensons, à la condition, encore une fois, de redonner à la publicité foncière la fonction qui est la sienne : conforter et non constituer des droits !

En définitive, la solution renouvelée de la Cour de cassation, empreinte d'un excès de légalisme, heurte par son excès d'immoralité. Or, précisément, la règle de droit doit être en mesure de bénéficier de la règle morale, sans quoi la règle de droit perd de son crédit, tout comme le notaire -cet officier public- perd de sa superbe. Aussi, nous formons le voeu d'un changement prochain du positionnement de la Cour de cassation. Pour ce faire, elle dispose de plusieurs leviers. En premier lieu, la publicité foncière doit retrouver sa place naturelle : elle ne doit pas devenir un mode d'acquisition originaire de la propriété. En deuxième lieu, il y a lieu de ne pas confondre efficacité et existence d'un acte. Si l'acte d'arpentage n'a pas d'efficacité, il n'en demeure pas moins qu'il existe, de sorte que le notaire, du fait de sa qualité d'officier public, doit s'assurer de son respect. En troisième lieu, en cas de ventes successives d'un même bien, il conviendrait de réintroduire la notion de "bonne foi", considérant ainsi d'une part, que la vente portant sur un même bien n'est valable, que si l'acquéreur ignorait l'existence de droits antérieurs et concurrents -même non publiés- et d'autre part, que la responsabilité civile professionnelle du notaire n'est pas engagée, que si lui aussi ne connaissait pas -parce qu'il n'était pas en mesure de savoir- l'existence desdits droits. En dernier lieu, il n'y a aucune raison que l'obligation d'instrumenter supplante l'obligation de rechercher l'origine de propriété, de telle façon que le notaire, du moins quand il le peut, devrait procéder à cette recherche et décider à son issue, si une contrariété est révélée, de refuser son ministère. Ce refus ne serait que la manifestation ultime de son devoir de conseil : le notaire informe, conseille, met en garde, mais peut aussi refuser de prêter son concours à un acte litigieux. En d'autres termes, "le notaire ne saurait participer au viol d'une convention, il doit donc savoir dire non à son client car après tout, ce serait une bien piètre idée de la fonction notariale que de penser que les notaires sont tenus d'obéir à toutes les réquisitions de leurs clients" (10).


(1) Cass. civ. 1, 20 décembre 2012, n° 11-19.682, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1693IZQ) ; RTDI, 2013, n° 1, p. 52 et 53, note de B. Mallet-Bricou ; Cons. et urb., février 2013, p. 28 et 29, obs. Ch. Sizaire ; JCP éd. N, 22 février 2013, 1035, note de Y. Dagorne-Labbe ; nos obs., Quand la publicité foncière vole au secours du notaire, Lexbase, Hebdo n° 516 du 14 février 2013 - édition privée (N° Lexbase : N5759BTH).
(2) Ibid., loc. cit..
(3) L'article 3 de la loi du 25 ventôse an XI, contenant organisation du notariat, dispose que les notaires "sont tenus de prêter leur ministère lorsqu'ils sont requis".
(4) Voir pour une critique détaillée de l'arrêt du 20 décembre 2012, nos obs., op. cit..
(5) L'article 32 du décret n° 55-22 du 4 janvier 1955, portant réforme de la publicité foncière (N° Lexbase : L9182AZ4) dispose que "les notaires [...] sont tenus de faire publier [...] les actes [...] dressés par eux ou avec leur concours".
(6) Th. Revet, Un revirement fâcheux : l'abandon de la condition d'ignorance, par le second contractant ayant procédé le premier aux formalités de publicité foncière, de l'existence d'un premier contrat translatif, RTDCiv., 2011, p. 369.
(7) Th. Revet, ibid., loc. cit. ; B. de Lestrade-Bertier, Retour sur la mauvaise foi dans les règles de publicité foncière et règles de conflits d'actes, D., 2011, p. 2954.
(8) Cass. civ. 1, 11 octobre 1966, JCP éd. N, 1966, n° 14703.
(9) C'est déjà le cas mais seulement lorsque les droits antérieurs ont été régulièrement publiés. En ce sens, v. Cass. civ. 1, 5 mars 2002, n° 99-18.984, FS-P (N° Lexbase : A1963AYD). Dans cet arrêt, la Cour de cassation énonce que "les notaires doivent s'abstenir de prêter leur ministère pour conférer le caractère authentique à une convention dont ils savent qu'elle méconnaît les droits des tiers". Ici, le fait de prêter son ministère est critiquable essentiellement parce que l'officier public a agi en connaissance de cause.
(10) Defrénois, 1983, art. 32984, p. 119, note de G. Morin.

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