Le Quotidien du 13 juillet 2023 : Procédure civile

[Chronique] Chronique de procédure civile 2023-1 – Actualité des grandes notions de la procédure civile

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[Chronique] Chronique de procédure civile 2023-1 – Actualité des grandes notions de la procédure civile. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/97711419-0
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par Étienne Vergès, Professeur à l’Université Grenoble Alpes, Directeur scientifique Lexbase de la revue « Droit privé » et de l’ouvrage de procédure civile

le 12 Juillet 2023

Mots-clés : prétentions • défenses au fond • preuves illicites

Dans cette chronique qui porte un regard sur l’actualité de la procédure civile du premier semestre 2023, nous vous proposons d’explorer quelques unes des grandes notions, vagues et souvent complexes, qui sont au cœur de la procédure civile. Elles déterminent les droits des parties et les stratégies des plaideurs. Nous envisageons les arrêts rendus depuis le début de l’année 2023, qui contribuent à la définition d’une grande notion ou à son régime juridique. Seront ainsi abordées les notions suivantes :

  • les prétentions ;
  • les défenses au fond ;
  • les preuves illicites ;
  • les droits dont on a la libre disposition.

 

Sommaire

I. Les prétentions

    • « dire et juger », « constater »… : de véritables prétentions ou de simples moyens  ?
      - Cass. civ. 2, 13 avril 2023, n° 21-21.463, F-D
    • La prétention et le fondement juridique : une distinction cruciale pour les conclusions en appel
      - Cass. civ. 2, 2 février 2023, n° 21-18.382, F-B

    II. Les défenses au fond

      • Une partie qui s’oppose à une jonction d’instance n’invoque aucune défense au fond
        - Cass. civ. 2, 2 février 2023, n° 21-15.924, F-B

      III. La preuve illicite

      • Confusions de la Cour de cassation sur la notion de preuve illicite
        - Cass. soc., 8 mars 2023, n° 20-21.848, FS-B
        - Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-17.802, FS-B

      IV. Les droits dont on a la libre disposition

      • Les droits relatifs à l’état civil, qui relèvent de l’ordre public, ne sont pas disponibles
        - Cass. civ. 2, 2 février 2023, n° 21-18.942, F-B

      I. Les prétentions

      • « Dire et juger », « constater » : de véritables prétentions ou de simples moyens ? - Cass. civ. 2, 13 avril 2023, n° 21-21.463, F-D N° Lexbase : A55539PD

      Depuis plusieurs années, une controverse est intervenue sur la portée d’une demande de « dire et juger » dans le dispositif des conclusions.

      En particulier, dans un arrêt du 9 janvier 2020 (Cass. civ. 2, 9 janvier 2020, n° 18-18.778, F-D N° Lexbase : A46463AC), la Cour de cassation avait à statuer sur un arrêt d’appel qui avait déclaré irrecevable le recours au motif que l’appelant avait formulé des demandes de « constater », « dire et juger » et « supprimer ». Pour la Cour de cassation, l’appel ne devait pas être déclaré irrecevable, mais la cour d’appel n’était saisie d’aucune prétention, elle ne pouvait que confirmer le jugement au fond.

      Cette décision semblait restreindre la notion de prétention et exclure ainsi certaines formules utilisées couramment dans la pratique. Elle mettait ainsi en exergue la difficile définition de la notion de prétention avec des conséquences pratiques considérables [1].

      Dans l’affaire soumise à la Cour de cassation le 13 avril 2023, l’appelant avait conclu sur le fond et il avait également demandé à la cour d’appel de constater diverses irrégularités. Plus précisément, le dispositif des conclusions de l’appelant contenait deux formules confuses. Il était ainsi demandé à la Cour de :

      • « dire et juger » que les irrégularités « constituaient un élément substantiel et de fond susceptible d’entraîner la nullité de l’assignation » ;
      • « dire et juger en toute hypothèse que les modes de convocation et de représentation en justice en vue d’une sanction patrimoniale ou professionnelle constituent des fins de non-recevoir en application de l’article 122 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1414H47 ».

      Par ces deux formules, le plaideur demandait à la cour de prononcer la nullité de l’assignation et l’irrecevabilité des demandes formées par son adversaire.

      La cour d’appel avait jugé qu’en utilisant la formule « dire et juger », le plaideur n’avait pas formulé une véritable prétention, mais seulement un moyen qui ne saisissait pas la juridiction. En d’autres termes, ces formules ne contenaient aucune demande tendant à voir annuler l’assignation ou déclarer irrecevables les demandes de l’adversaire.

      L’arrêt est cassé. Selon la Cour de cassation, la cour d’appel aurait dû examiner les prétentions qui étaient contenues dans les deux formules maladroites du dispositif. Dans son motif, quelque peu elliptique, la deuxième chambre civile ne définit pas ce qu’elle entend par « prétention ». Elle ne se prononce pas non plus de façon générale sur la valeur des expressions « dire et juger ». Toutefois, la portée de l’arrêt est claire : la Cour de cassation invite les juges du fond à examiner la demande du plaideur au-delà de la formule qu’il utilise. Par exemple, les formules « dire et juger la demande de l’adversaire irrecevable » ou « dire et juger l’assignation nulle » sont autant d’expressions qui contiennent bien des prétentions. Dans cet arrêt, la Cour de cassation s’éloigne d’un formalisme du vocabulaire pour inviter les juges du fond à se concentrer sur le sens exact des formules utilisées par les plaideurs dans le dispositif de leurs conclusions.

      • La prétention et le fondement juridique : une distinction cruciale pour les conclusions en appel - Cass. civ. 2, 2 février 2023, n° 21-18.382, F-B N° Lexbase : A26019BX

      La distinction entre la prétention et le fondement juridique est loin d’être triviale, notamment devant la cour d’appel. En effet, dans la procédure écrite, les parties doivent présenter, dès les premières conclusions, l’ensemble de leurs prétentions sur le fond (CPC, art. 910-4 N° Lexbase : L9354LTM). En revanche, les parties peuvent, jusqu’à la clôture de l’instruction, invoquer de nouveaux moyens (Cass., avis, 21 janvier 2013, n° 1300005 N° Lexbase : A8268I3M ; Cass. civ. 2, 20 octobre 2022, n° 21-17.375, F-B N° Lexbase : A50918QM). Faire la part entre les moyens et prétentions dans les conclusions s’avère parfois d’une redoutable complexité.

      L’arrêt du 2 février 2023 fait application de ces principes dans une espèce qui soulevait une difficulté pour distinguer les prétentions (qui doivent être concentrées dans les premières conclusions) et les moyens (qui peuvent être produits jusqu’à la clôture de l’instruction). Dans cette espèce, une caution était poursuivie par une banque pour le paiement d’une dette. En appel, la caution avait demandé dans ses premières conclusions que la banque soit déboutée de sa demande. Selon la cour d’appel, cette demande de débouté ne renvoyait à aucune prétention dûment explicitée. Quelques mois plus tard, dans un nouveau jeu de conclusions, la caution souleva pour la première fois la déchéance du droit de créance de la banque en raison du caractère disproportionné de l’engagement.

      La difficulté soulevée par cette espèce consistait à déterminer d’une part, la nature de la demande de débouté et d’autre part, la nature de la demande de déchéance du droit de créance. Selon l’analyse de la cour d’appel, la première ne consistait pas dans une prétention, et la seconde était bien une prétention, mais elle était présentée tardivement.

      L’analyse de la Cour de cassation est toute autre. Elle affirme, en premier lieu, que le dispositif des premières conclusions contenait bien des prétentions tendant au débouté de la banque. Elle ajoute, en second lieu, que cette prétention ne faisait pas obstacle à la présentation d’un moyen nouveau dans des conclusions postérieures. Implicitement, dans l’arrêt de cassation, l’allégation de la déchéance du créancier par la caution est qualifiée de « moyen nouveau » et cette interprétation est confirmée par la présentation qui est faite de l’arrêt dans le bulletin de la deuxième chambre civile (Lettre de la deuxième chambre civile, n° 7, mai 2023). L’organisation de la défense de la caution est donc clairement identifiée. La demande de débouté constitue bien la prétention de la caution, laquelle s’appuie sur le moyen selon lequel la banque doit être déchue de son droit de créance.

      Si elle est claire, cette distinction n’est pas sans risque. En effet, la caution qui invoque la déchéance du droit de créance formule bien une demande et cette demande s’appuie sur un moyen de droit, en l’espèce, l’article L. 332-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1162K78 (dans sa version en vigueur à la date des faits) qui prévoit que le créancier est déchu de sa créance si l’engagement de la caution est disproportionné au regard de ses moyens financiers. Si le moyen de droit consiste dans la règle énoncée dans le Code de la consommation, on pouvait imaginer que la déchéance du droit de la banque correspondait bien à la prétention émise par la caution.

      Autrement dit, la motivation de l’arrêt d’appel avait tout pour convaincre et l’on pouvait considérer que la prétention de la caution consistait à demander la déchéance du droit de créance de la banque, qui avait pour conséquence naturelle le rejet de sa demande (le débouté). Dans cette interprétation, déchéance du droit et débouté de la banque ne formaient qu’une seule et même prétention.

      Telle n’est pas l’option retenue par la Cour de cassation, qui adopte une conception élargie du moyen, et par voie de conséquence une conception restrictive de la prétention. Cette solution entraîne une plus grande souplesse dans la présentation des arguments des parties, puisque les questions du fondement juridique de la demande sont intégrées dans la catégorie des moyens, lesquels peuvent être présentés dans les écritures tout au long de la mise en état.

      Conséquence pratique indirecte de la solution :

      D’un point de vue pratique, il ne faut pas négliger le fait que cette acception restrictive de la notion de prétention a des conséquences sur l’organisation des conclusions. Ainsi, si l’on s’en tient à l’interprétation de la Cour de cassation, le plaideur qui demande à la juridiction de prononcer la déchéance du droit de créance ne formule aucune prétention. Ce dernier ne devra donc pas omettre de préciser dans le dispositif de ses conclusions qu’il demande à ce que le créancier soit débouté de son action en paiement.

      II. Les défenses au fond

      • Une partie qui s’oppose à une jonction d’instance n’invoque aucune défense au fond - Cass. civ. 2, 2 février 2023, n° 21-15.924, F-B N° Lexbase : A26009BW

      La notion de défense au fond est de celles qui, simples en apparence, s’avèrent parfois délicates à mettre en œuvre dans la pratique. À dire vrai, la définition qu’en donne le Code de procédure civile n’est pas si claire. Il s’agit du moyen qui tend à faire rejeter la prétention de l’adversaire « après examen au fond du droit ». Cette notion d’examen au fond peut être sujette à interprétation.

      On se souvient, par exemple, que la troisième chambre civile a qualifié l’exception de nullité du contrat de défense au fond (Cass. civ. 3, 16 mars 2010, n° 09-13.187, F-P+B N° Lexbase : A8228ETW), distinguant ainsi l’exception de nullité substantielle (le contrat est nul) de l’exception de nullité processuelle (l’acte de procédure est nul). Il a alors fallu que l’assemblée plénière précise que la prétention par laquelle une partie ne se borne pas à invoquer la nullité d’un contrat, mais entend voir tirer les conséquences de cette nullité est une demande reconventionnelle et non une défense au fond (Cass., ass. plén., 22 avril 2011, n° 09-16.008, F-D N° Lexbase : A9570E8X). Cet important arrêt a ainsi permis de distinguer la nullité du contrat formée en demande et en défense.

      L’enjeu de la définition des défenses au fond est important. Le régime de cette action est spécifique. La défense au fond peut être proposée en tout état de cause (CPC, art. 72 N° Lexbase : L1288H4H) et lorsqu’elle est présentée en justice, elle fait obstacle aux exceptions de procédures qui auraient été soulevées postérieurement (CPC, art. 74 N° Lexbase : L1293H4N). De surcroît, la Cour de cassation a précisé que la défense au fond est imprescriptible (Cass. civ. 1, 31 janvier 2018, n° 16-24.092, FS-P+B N° Lexbase : A4786XCA).

      L’arrêt rendu le 2 février 2023 apporte des éclaircissements sur le domaine couvert par les défenses au fond, mais il laisse aussi planer des doutes. Les faits de cette affaire sont particulièrement complexes, en particulier pour identifier la prétention qui avait été émise par le défendeur. Pour comprendre en détail cet arrêt, on peut se rapporter à l’exposé éclairant de Corinne Blery [2]. L’enjeu était de savoir si le défendeur en première instance pouvait soulever une exception d’incompétence après avoir émis d’autres prétentions. Mais ces autres prétentions étaient confuses. Le plaideur demandait ainsi à la cour d’appel de lui « donner acte » de ses « légitimes protestations » à propos d’une expertise qui avait été réalisée alors qu’il n’était pas encore partie à l’instance. Il demandait également au juge de lui « donner acte » qu’il s’en rapportait à l’appréciation du tribunal à propos d’une jonction d’instance, qu’il contestait par ailleurs.

      Les deux prétentions étaient formulées de façon pour le moins ambiguë et elles portaient sur deux questions très différentes, tout en ayant peu de chances d’aboutir. En effet, la protestation à l’égard de l’expertise contradictoire était vouée à l’échec. La Cour de cassation juge depuis 2012 qu’une expertise non contradictoire est opposable aux parties (Cass. ch. Mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710). Quant à la jonction d’instance, il s’agit d’une décision donnant lieu à une simple mesure d’administration judiciaire.

      Toutefois, quel que soit le sort que le juge pouvait réserver à ces prétentions, encore fallait-il préciser de quel type d’action il s’agissait. Sur ce point, la cour d’appel et la Cour de cassation se sont focalisées sur deux aspects différents des conclusions du plaideur. Pour les juges du second degré, l’appelant protestait contre sa mise en cause dans l’instance en se fondant sur une « éventuelle inopposabilité de l’expertise ». Il s’agissait là d’une reformulation par la cour, de la prétention, qui permettait d’en faire une question de preuve. En effet, il a déjà été jugé qu’un incident de faux est une défense au fond, car il tend à contester une preuve littérale invoquée au soutien d’une prétention (Cass. civ. 1re 24 oct. 2006, n° 05-21.282). Le débat sur l’expertise, mieux orienté, aurait pu recevoir la même qualification. En effet, l’expertise non contradictoire n’a qu’une faible force probante en justice (Cass. ch. Mixte, 28 sept. 2012). Dit autrement, le débat sur l’expertise pouvait s’analyser en un débat sur la force probante de ce moyen de preuve et, en tirant un peu le fil de l’action, en un débat sur le fond du litige.

      Toutefois, la Cour de cassation a suivi une autre voie. Elle affirme que le plaideur « ne demandait pas que l’expertise lui soit déclarée inopposable et s’était borné à défendre à la demande de jonction de l’instance ». Ce dernier n’avait donc fait valoir aucune défense sur le fond du droit. Si l’on regarde en détail les faits de l’espèce, l’auteur du pourvoi ne s’était pas plus opposé à la demande de jonction d’instance qu’à l’expertise non contradictoire. Au contraire, il s’en était rapporté à l’appréciation du tribunal. Mais, pour confus qu’ils soient, les faits de l’espèce permettent à la Cour de cassation de préciser en partie le sort d’une contestation portant sur la jonction d’instance en rejetant la qualification de demande au fond.

      Toutefois, l’arrêt laisse en suspens deux questions importantes :

      Si la demande de jonction et l’opposition à cette demande ne constituent pas des demandes ou des défenses au fond, encore faudrait-il savoir de quel type d’action il s’agit, et la Cour de cassation ne le précise pas.

      Par ailleurs, la Cour ne se prononce pas non plus sur la contestation de l’expertise. Si la contestation de la valeur probante de l’expertise constitue probablement une défense au fond, il n’en va pas ainsi de la contestation de la régularité de l’expertise, qui suit le régime de l’exception de nullité (par exemple. Cass. civ. 3, 20 octobre 2021, n° 20-18.171, F-D N° Lexbase : A00507A4 ; Cass. civ. 2, 8 septembre 2022, n° 21-12.030, F-B N° Lexbase : A24618HM).

      Les controverses autour de la notion d’action ont ainsi de beaux jours devant elles.

      III. La preuve illicite

      Les deux arrêts rendus le 8 mars 2023 ont provoqué une déflagration dont les ondes vont se propager jusqu’à la fin de l’année 2023, puisque l’assemblée plénière a été saisie de la question des preuves illicites par la chambre sociale, et que l’affaire doit être plaidée à l’automne.

      Ces deux arrêts commentés sont en rupture avec la jurisprudence classique de la Cour de cassation, portée notamment par la chambre sociale. Ils remettent en cause le concept, pourtant essentiel, de preuve illicite. Pour bien en mesurer l’enjeu, il faut d’abord examiner les faits de chaque espèce.

      La première espèce était classique. Un employeur avait eu recours à un dispositif de vidéosurveillance pour confirmer des soupçons de vol et d’abus de confiance à l’encontre d’une salariée. La seconde espèce était plus originale. Un chauffeur de bus salarié avait déposé plainte après la constatation de la disparition d’un bloc de tickets. L’employeur avait alors remis à la police les enregistrements du système de vidéoprotection qui équipait le bus. À la suite du visionnage, la police avait constaté que le chauffeur de bus avait lui-même commis des infractions au Code de la route (usage du téléphone portable, de cigarettes). Un procès-verbal avait été établi et remis à l’employeur, qui l’avait utilisé pour licencier le salarié. Dans ces deux affaires se posait la question de la recevabilité en justice des preuves irrégulières produites par l’employeur.

      Par le passé, la chambre sociale a adopté une position claire vis-à-vis des preuves illicites. Elle a ainsi jugé que « l’illicéité d’un moyen de preuve doit entraîner son rejet des débats » (Cass. soc., 4 février 1998, n° 95-43.421, publié au bulletin N° Lexbase : A2546ACB). Toutefois, elle a récemment procédé à un revirement en affirmant que « l’illicéité d’un moyen de preuve […] n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats » (Cass. soc., 25 novembre 2020, n° 17-19.523, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A5510379). C’est cette solution qui s’impose aujourd’hui et qui est reprise dans l’un des arrêts commentés : « il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l’Homme et des libertés fondamentales que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats ».

      Ce nouveau courant jurisprudentiel nécessite de s’interroger sur le sens que la Cour de cassation donne à la notion de preuve illicite. Dans la première espèce, la vidéosurveillance avait été mise en œuvre sans respecter les règles protectrices de la loi « informatique et libertés » et du Code de la sécurité intérieure. Pour la Cour de cassation, l’enregistrement constituait donc un moyen de preuve illicite. Dans la seconde espèce, l’illicéité des procès-verbaux provenait du fait que l’employeur les avait obtenus de façon informelle, alors qu’il aurait dû soumettre une demande de communication du dossier pénal au procureur de la République, conformément à l’article R. 156 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L0760AC7. Dans ces deux affaires, les preuves ont été qualifiées d’illicites, car elles ont été obtenues en contrariété avec un texte légal ou réglementaire. Dans les arrêts commentés, l’illicéité de la preuve s’apprécie au regard d’une disposition technique, législative, souvent sans rapport direct avec le droit de la preuve. Il s’agit de la loi informatique et liberté, du Code de la sécurité intérieure ou encore d’une disposition réglementaire du Code de procédure pénale.

      Or le droit de la preuve est, de façon plus générale, gouverné par plusieurs principes qui s’affrontent et doivent être conciliés. D’un côté, le droit à la preuve confère, par principe, à la partie qui s’en prévaut, le droit de produire en justice tous les éléments dont elle dispose. D’un autre côté, les droits antinomiques de ses adversaires peuvent faire obstacle à la production de ces preuves en justice : respect de la vie privée, secret des affaires, secret de l’enquête pénale, et dans le contentieux prud’homal, respect de la vie personnelle du salarié. Lorsqu’un élément de preuve porte atteinte à un intérêt dit « antinomique » au droit à la preuve, la question se pose de savoir s’il est nécessaire de l’écarter ou au contraire, si la production de cet élément en justice est justifiée.

      Jusqu’en 2020, les choses étaient assez claires. Le droit à la preuve trouvait son origine dans le droit au procès équitable et ce droit pouvait rencontrer des obstacles sur son chemin, lesquels trouvaient leur fondement dans d’autres principes juridiques (vie privée, secret, etc.). Depuis l’arrêt précité du 25 octobre 2020, les choses se sont compliquées et la chambre sociale mélange de nombreux concepts qui s’entrechoquent et rendent sa ligne jurisprudentielle confuse, pour ne pas dire incohérente.

      Ainsi dans l’arrêt commenté n° 21-17.802 (Cass. soc., 28 mars 2023, n° 21-17.802, FS-B N° Lexbase : A92179GH), la Cour de cassation affirme que le juge qui doit répondre à la demande d’une partie d’écarter une preuve des débats, doit « apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. ». La balance entre droit à la preuve et droit au respect de la vie personnelle du salarié ne surprend pas. Elle se situe dans la droite ligne de la jurisprudence. En revanche, la Cour de cassation emprunte à la CEDH une expression que la juridiction française ne maîtrise pas : il s’agit du respect du « caractère équitable de la procédure dans son ensemble ». Que signifie précisément cette formule dans la jurisprudence européenne ?

      La CEDH regarde le caractère équitable de la procédure dans son ensemble lorsqu’elle a préalablement considéré qu’une preuve était contraire à un droit protégé par la convention (art. 3 N° Lexbase : L4764AQI et 8 N° Lexbase : L4798AQR). Si elle juge, de surcroît, que la procédure n’a pas été équitable, elle peut alors prononcer une violation de l’article 6, § 1 N° Lexbase : L7558AIR en plus de celle déjà constatée (v. en particulier CEDH, 17 octobre 2019, Req. 1874/13 et 8567/13, López Ribalda et autres c. Espagne N° Lexbase : A3700ZRH). Les garanties du procès équitable sont ainsi énumérées par la CEDH : il faut se demander, si les droits de la défense ont été respectés, puis quelle est l’importance des éléments de preuve en question ; il faut encore rechercher si celui qui conteste la preuve s’est vu offrir la possibilité de remettre en question son authenticité et de s’opposer à son utilisation.

      Le caractère équitable de la procédure « dans son ensemble » renvoie ainsi à un ensemble de garanties procédurales qui permettent à la CEDH de superviser les procédures internes. En effet, la Cour européenne refuse de se prononcer en particulier sur l’admissibilité des preuves, en considérant que cette question relève uniquement de l’appréciation des juridictions nationales. C’est donc au regard de l’ensemble de la procédure qu’elle exerce son contrôle.

      Cette précision est essentielle pour comprendre pourquoi la Cour de cassation fait fausse route. Pour la chambre sociale, examiner le caractère équitable de la procédure consiste à mettre en balance le droit au respect de la vie privée et le droit à la preuve. Il s’agit pourtant là d’un tout autre débat, que la CEDH aborde lorsqu’elle examine le grief tiré de la violation de l’article 8 de la Convention et non celui de l’article 6, § 1.

      Dans le droit européen, la distinction est donc nette :

      • lorsqu’une preuve porte atteinte à la vie privée, il faut examiner si cette production est justifiée par un but légitime, qui se concrétise dans le droit à la preuve de l’adversaire. Il faut ensuite apprécier le rapport de proportionnalité entre l’atteinte au droit au respect de la vie privée et l’intérêt pour la partie adverse de produire la preuve en justice. Lorsque la production est jugée disproportionnée, l’article 8 de la CEDH est violé ;
      • lorsqu’une preuve a été recueillie illégalement, ou lorsque sa production viole un droit protégé par la CEDH, alors, celle-ci examine si la procédure a été équitable dans son ensemble. Elle le fait notamment au regard du respect des droits de la défense, de la possibilité donnée aux parties de discuter l’élément de preuve, etc. Si cet équilibre est rompu, alors, l’article 6 est violé.

      Vie privée et respect du procès équitable se développent donc sur deux terrains distincts, qui s’entremêlent pourtant de façon confuse dans la jurisprudence de la Cour de cassation. 

      Ce détour par les principes européens ne doit pas nous faire oublier la question de départ, à savoir : qu’est-ce qu’une preuve illicite ?

      Une preuve illicite ne devrait pas être assimilée à une preuve illégale et la Cour de cassation ne devrait pas affirmer qu’une preuve illicite peut être admise aux débats. En effet, la sanction de l’illicéité de la preuve consiste précisément à l’écarter des débats (ou à annuler l’acte qui en est le support). Il y a donc une contradiction flagrante à affirmer d’un côté que la preuve est illicite et à tenir compte, d’un autre côté, de cette preuve dans la décision.

      Pour sortir de cette contradiction, il faudrait que la Cour de cassation revienne à une conception plus cohérente de la preuve illicite. À cet égard, pour qu’une preuve soit déclarée illicite il faut, d’une part lorsqu’elle porte atteinte à une règle ou un principe. Il peut s’agir d’une règle technique (la loi « informatique et libertés » [LXB= L8794AGS]) ou un principe général (le respect de la vie privée, le secret des affaires, le secret médical, etc.). Il faut, d’autre part, que cette atteinte soit disproportionnée, au regard de l’intérêt de cette production en justice et en particulier du droit de l’adversaire à produire cette preuve. Comme dans la jurisprudence européenne, l’illicéité tient de la conjonction de deux critères : l’atteinte à un droit et la disproportion de l’atteinte. Alors, la preuve doit être écartée des débats, car dans le cas contraire, son admission en justice conduirait à une condamnation de la France devant la CEDH. À l’inverse, lorsque l’atteinte est justifiée par le droit à la preuve, l’élément de preuve n’est pas illicite et il doit être admis aux débats.

      Ainsi, la dialectique des preuves licites et illicites doit-elle correspondre à celle des preuves admises ou écartées des débats. Sans le respect de ce parallélisme entre l’illicéité et sa sanction, le droit de la preuve perd toute cohérence.

      IV. Les droits dont on a la libre disposition

      • Les droits relatifs à l’état civil, qui relèvent de l’ordre public, ne sont pas disponibles - Cass. civ. 2, 2 février 2023, n° 21-18.942, F-B N° Lexbase : A26029BY

      La libre disposition d’un droit est une notion floue dont les effets sont divers en procédure civile. Par exemple, les parties peuvent lier le juge sur la dénomination ou le fondement juridique pour les droits dont elles ont la libre disposition (CPC, art. 12 N° Lexbase : L1127H4I). Elles peuvent encore convenir que leur différend sera jugé sans appel (CPC, art. 41 N° Lexbase : L1194H4Y et 556 N° Lexbase : L6707H7K) ou conclure une convention de procédure participative. À l’inverse, les droits dits « indisponibles » ferment certaines voies procédurales. Par exemple, les parties ne peuvent régler à l’amiable des litiges portant sur ces droits (loi n° 95-125, du 8 février 1995, art. 21-4 N° Lexbase : Z06407LG). De même, l’acquiescement à la demande, qui emporte reconnaissance du bien-fondé de la prétention de l’adversaire, n’est pas admis pour les droits indisponibles.

      L’espèce ayant donné lieu à l’arrêt commenté du 2 février 2023 porte précisément sur un acquiescement. Dans cette affaire, un procureur de la République avait assigné un justiciable aux fins d’annulation d’une mention portée en marge de son acte de naissance. Le justiciable alléguait que le procureur de la République avait, lors d’une audience de mise en état, acquiescé implicitement aux prétentions de son adversaire, et ainsi renoncé à son action.

      La Cour de cassation rejette de pourvoi dans une motivation succincte, en affirmant que le procureur de la République n’avait pas la libre disposition des droits relatifs à l’état civil, qui relèvent de l’ordre public, ce dont il se déduisait qu’il ne pouvait renoncer à son action.

      La solution semble aller de soi, tant il est admis que l’état civil d’une personne est indisponible. Toutefois, la Cour de cassation ajoute que l’indisponibilité tient à la nature de l’état civil, lequel relève de l’ordre public. Cette consubstantialité entre ordre public et droits indisponibles est loin de convaincre. En effet, l’ordre public est une notion plurale. En matière contractuelle, l’ordre public de protection est sanctionné par une nullité relative et le Code civil prévoit que la nullité relative peut être couverte par une confirmation (C. civ., art. 1181 N° Lexbase : L0897KZA). En d’autres termes, l’ordre public qui protège une personne s’avère disponible et cette dernière peut y renoncer. C’est dans le même esprit que l’on admet qu’une personne dispose librement de certains droits fondamentaux (droit au respect de sa vie privée, droit au secret médical) alors que d’autres droits sont indisponibles (la dignité).

      Si l’on s’éloigne des droits attachés à l’état des personnes, qui semblent indisponibles dans leur ensemble [3], il faut admettre que le domaine des droits indisponibles demeure, aujourd’hui encore, très incertain et soumis à une appréciation au cas par cas. C’est ainsi que la chambre sociale jugeait en 1974 que les caisses de Sécurité sociale n’ont pas la libre disposition des droits institués au profit des assurés sociaux et que ces caisses ne peuvent, par conséquent, confier au juge la mission de statuer sur ces droits en amiable compositeur (Cass. soc., 23 janvier 1974, n° 72-14.674, publié au bulletin N° Lexbase : A6426CIT). S’il est acquis que les droits indisponibles sont ceux qui échappent à la volonté des personnes, et donc à toute négociation, conciliation, renonciation ou acquiescement, il reste encore à établir des critères précis pour que ces droits émergent de façon évidente.


      [1] V. par exemple, le sort d’une demande de « donner acte » devant la troisième chambre civile, Cass. civ., 16 juin 2016, n° 15-16.469, FS-P+B N° Lexbase : A5609RTW.

      [2] C. Bléry, Se défendre en justice : un art difficile…, Dalloz actualité, 17 février 2023 [en ligne].

      [3] V. par exempl. CA Douai, 1re ch., 17 novembre 2008, n° 08/03786 N° Lexbase : A3937EBG : BICC 1er avril 2008, p. 55, qui juge que l’appréciation des « qualités essentielles » des époux au sens de l’article 180, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L1359HI8 « relève du contrôle de l’ordre public dès lors qu’elle ne peut être laissée à la libre disposition des parties ».

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