Réf. : Cass. civ. 3, 25 mai 2023, n° 21-23.007, F-SB N° Lexbase : A59689WX
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par Bastien Brignon, Maître de conférences HDR à Aix-Marseille Université, Directeur du master Ingénierie des sociétés, Membre du Centre de droit économique (UR 4224) et de l’Institut de droit des affaires (IDA), Avocat au Barreau d’Aix-en-Provence
le 05 Juillet 2023
Mots-clés : bail commercial • bail dérogatoire • bail statutaire • maintien en possession du preneur • existence d’un bail • prescription biennale (non) • prescription quinquennale (non) • imprescriptibilité (oui)
La demande tendant à faire constater l'existence d'un bail soumis au statut né du fait du maintien en possession du preneur à l'issue d'un bail dérogatoire, qui résulte du seul effet de l'article L. 145-5 du Code de commerce, n'est pas soumise à la prescription.
1. C’est une précision d’importance qu’apporte la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans l’un de ses arrêts du 25 mai 2023. Elle considère ainsi que la demande tendant à faire constater l'existence d'un bail soumis au statut, né du fait du maintien en possession du preneur à l'issue d'un bail dérogatoire, qui résulte du seul effet de l'article L. 145-5 du Code de commerce N° Lexbase : L5031I3Q, n'est pas soumise à la prescription.
2. Quels étaient les faits ? À l’échéance, le 30 septembre 2006, d’un bail commercial de courte durée, qui faisait suite à un précédent bail de même nature, le preneur est resté dans les lieux et a été laissé en possession par le bailleur qui a continué, un temps, d’appeler des loyers puis, s’étant ravisé, a facturé des indemnités d’occupation. Le 19 avril 2017, alors qu’il occupait toujours les locaux, le preneur a assigné le bailleur afin de voir juger qu’il était titulaire d’un bail statutaire, sur le fondement de l’article L. 145-5 du Code de commerce selon lequel si, à l'expiration du bail dérogatoire, le preneur reste et est laissé en possession, il s'opère un nouveau bail soumis au statut des baux commerciaux. Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de grande instance de Dax a fait droit à cette demande. En appel, le bailleur a soutenu, à titre principal, l’irrecevabilité de l’action comme atteinte par la prescription biennale de l’article L. 145-60 du Code de commerce N° Lexbase : L8519AID, et, à titre subsidiaire, comme tardive par application de la prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC. Par arrêt en date du 29 juillet 2021, la cour d’appel de Pau [1], après avoir écarté la prescription biennale, a admis le moyen tiré de la prescription quinquennale, en la calculant à partir de la conclusion du premier bail dérogatoire, tout en soulignant cependant que « c’est nécessairement à l’issue du bail dérogatoire que le preneur aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ». L’action du preneur ayant été introduite plus de cinq ans après l’expiration du dernier bail dérogatoire, les juges d’appel ont déclaré l’action irrecevable et ordonné l’expulsion du preneur considéré comme occupant sans droit ni titre.
3. Dans son pourvoi, le preneur a invoqué un moyen écarté par la Cour de cassation comme étant irrecevable. Mais la troisième chambre civile s’est saisie d’office d’un moyen de cassation fondé sur l’article L. 145-5 du Code de commerce et casse partiellement l’arrêt d’appel au motif « que la demande tendant à faire constater l'existence d'un bail commercial statutaire, né du maintien en possession du preneur à l'issue d'un bail dérogatoire, qui résulte du seul effet de l'article L. 145-5 du Code de commerce, n'est pas soumise à prescription ».
4. C’est à notre connaissance la première fois que la Cour de cassation adopte pareille solution dont la portée est très importante. En effet, dès lors que le preneur reste et est laissé en possession à l’issue d’un bail dérogatoire de courte durée relevant de l’article L. 145-5 du Code de commerce (et au plus tard un mois après la fin de ce bail), il pourra, sans être inquiété d’une quelconque prescription, revendiquer le statut des baux commerciaux. Voilà qui contraste avec la solution selon laquelle l’action en requalification du bail dérogatoire en bail statutaire est soumise à la prescription biennale qui, en principe, court dès la conclusion du premier contrat.
5. À dire vrai, il ne faut pas rapprocher la solution de l’arrêt sous commentaire de l’action en requalification et de la prescription biennale. En effet, il ne s’agit pas, dans notre hypothèse, de demander la requalification d’un contrat mais seulement de faire constater en justice la formation d’un contrat de plein droit par le seul effet du maintien dans les lieux, ce qui est fondamentalement différent.
6. Au demeurant, c’est la raison pour laquelle lorsqu’un preneur, et plus rarement un bailleur [2], souhaitent obtenir la requalification d’un bail dérogatoire [3] en bail statutaire, on distingue classiquement et précisément l’action en requalification, soumise à la prescription biennale en vertu de l’article L. 145-60 du Code de commerce, de l’action en revendication du bail statutaire soumise quant à elle à la prescription qui n’est pas celle biennale. Ainsi, dans un important arrêt de 2014, la Cour de cassation a estimé que « la demande tendant à faire constater l'existence d'un bail soumis au statut né du fait du maintien en possession du preneur à l'issue du bail dérogatoire, qui résulte du seul effet de l'article L. 145-5 du Code de commerce, n'est pas soumise à la prescription biennale » [4]. Mais la Cour de cassation ne précisait pas en 2014 qu’une telle action était soumise à la prescription de droit commun, tandis que certains cours d’appel le considéraient [5], comme d’ailleurs la cour d’appel de Pau dont l’arrêt est aujourd’hui partiellement censuré. Il est vrai que si l’action en revendication du statut n’est pas soumise à la prescription biennale, on aurait pu penser, à l’instar des juges du fond précités, que la prescription était celle de droit commun [6]. Mais la Cour de cassation considère, au contraire, qu’une telle action ou demande est imprescriptible.
7. Jean-Pierre Blatter fait valoir que « la justification provient du fait que ce bail statutaire résulte du seul effet de l’article L. 145-5 du Code de commerce ». Qu’une action soit engagée ou non pour le faire constater, il résulte bien de cet article que le bail statutaire s’est ainsi formé de plein droit et il n’y a pas lieu d’appliquer une prescription à une action qui n’a pour objet que de faire constater ce qui existe déjà antérieurement par le seul effet de la loi » [7].
8. Pour notre part, nous souscrivons à l’analyse qui renforce encore un peu plus et un mieux le régime autonome de l’article L. 145-5 du Code de commerce. On se souvient, par exemple, que la Cour de cassation a jugé qu’un bail statutaire peut être revendiqué par le preneur qui, à la fin du bail dérogatoire, de courte durée, reste et est laissé en possession, quand bien même il ne serait pas immatriculé au RCS [8].
9. On en conclut que l’action en revendication possède des vertus que celle en requalification n’a pas, à savoir cette absence de prescription. Cela étant, la solution de l’action en revendication du bail statutaire ne vaut que pour l’article L. 145-5 du Code de commerce et sous réserve que les conditions de cet article soient bien remplies. C’est toute la différence entre l’action en requalification, qui va permettre de requalifier un bail dérogatoire, une convention d’occupation précaire ou encore une location saisonnière, en bail statutaire, avec la très importante précision, exposée au dernier paragraphe, qu’il convient à présent de se placer, non plus au jour de la conclusion du premier des contrats, mais au jour de la conclusion du dernier ; et celle en revendication du statut, dite encore en déclaration ou en constatation de l’existence d’un bail statutaire formé de plein droit après l’expiration du bail dérogatoire, qui va s’opérer donc automatiquement mais uniquement dans le cadre d’un bail de l’article L. 145-5, ce qui signifie que la solution sous commentaire ne s’applique ni aux conventions d’occupation précaire ni aux locations saisonnières.
10. Pour terminer et comme annoncé au paragraphe précédent, il convient d’indiquer que le 25 mai 2023 la troisième chambre civile de la Cour de cassation a également considéré que le délai de prescription biennale applicable à l'action en requalification d'un contrat en bail commercial court, même en présence d'une succession de contrats distincts dérogatoires aux dispositions du statut des baux commerciaux, à compter de la conclusion du contrat dont la requalification est recherchée, là où traditionnellement elle estimait qu’il fallait se placer, pour apprécier le point de départ de la prescription, au jour de la conclusion du premier des contrats [9]. Solution qui constitue, selon Alain Confino, un « revirement inattendu » [10], et selon Jean-Pierre Blatter « une précision ô combien importante et à la portée pédagogique certaine à l’égard des praticiens qui ne manqueront pas à l’avenir, non de demander la requalification des contrats permettant la jouissance des lieux par le preneur et encore moins du premier d’entre eux, mais d’un contrat bien précis, à savoir le dernier » [11].
11. Ces deux jurisprudences du 25 mai 2023 vont, à n’en pas douter, raviver le contentieux des demandes en requalification des conventions hors statut en bail statutaire [12] et de celles en constatation de l’existence d’un bail statutaire par le seul effet du maintien dans les lieux à la suite de la conclusion d’un ou plusieurs baux dérogatoires.
[1] CA Pau, 29 juillet 2021, n° 19/03483 N° Lexbase : A53844ZG.
[2] Cass. civ. 3, 28 septembre 2022, n° 21-17907, F-D N° Lexbase : A08288MM : l’action du bailleur tendant à la requalification du bail dérogatoire en bail commercial est soumise à la prescription biennale de l’article L. 145-60 du Code de commerce.
[3] Ou autres, telles qu’une convention d’occupation précaire ou une location saisonnière.
[4] Cass. civ. 3, 1er octobre 2014, n° 13-16.806, FS -P+B+I N° Lexbase : A8014MX4. Sur cet arrêt v. F. Kendérian, JCl. Entreprise Individuelle, Fasc. 1255, n° 72 ; H. Kenfack, chronique, JCP E, n° 11 du 12 mars 2015, 1130, n° 20.
[5] CA Pau, 29 juillet 2021, n° 19/03483, préc. – CA Paris, 5-3, 1er décembre 2021, n° 20/04742 N° Lexbase : A83027DT, AJDI 2022, p. 203 – CA Montpellier, 17 janvier 2023, n° 20/01745 N° Lexbase : A403789E.
[6] V. toutefois A. Mbotaingar, JCl. Civil Code, art. 1708 à 1762, Fasc. 1265, n° 33 et les réf. citées, concluant à l’imprescriptibilité de l'action en constatation de la mutation du bail dérogatoire en bail commercial statuaire.
[7] Lettre d’actualité du cabinet Blatter Seynaeve, juin 2023, note J.-P Blatter. V. égal. A. Confino, Du nouveau sur la prescription de l'action en requalification d'un contrat en bail statutaire, Open Lefebvre Dalloz, 30 mai 2023.
[8] Cass. civ. 3, 25 octobre 2018 n° 17-26.126, F-P+B+I N° Lexbase : A5407YI4.
[9] Cass. civ. 3, 25 mai 2023, n° 22-15.946, FS-B N° Lexbase : A59649WS.
[10] A. Confino, Du nouveau sur la prescription de l'action en requalification d'un contrat en bail statutaire, Open Lefebvre Dalloz, 30 mai 2023.
[11] Lettre d’actualité du cabilet Blatter Seynaeve, juin 2023, note J.-P. Blatter.
[12] Il faudra bien veiller à demander la requalification non pas du premier contrat ou de tous les contrats mais seulement du dernier pour que la solution de l’un des arrêts du 25 mai 2023 produise pleinement ses effets.
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