La lettre juridique n°942 du 13 avril 2023 : Baux commerciaux

[Jurisprudence] La cession du bail avec déspécialisation ne fait pas obstacle au déplafonnement du loyer lors du renouvellement du bail

Réf. : Cass. civ. 3, 15 février 2023, 21-25.849, FS-B N° Lexbase : A24169DT

Lecture: 13 min

N5026BZ8

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] La cession du bail avec déspécialisation ne fait pas obstacle au déplafonnement du loyer lors du renouvellement du bail. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/95054827-jurisprudencelacessiondubailavecdespecialisationnefaitpasobstacleaudeplafonnementduloy
Copier

par Sarah Andjechaïri-Tribillac, Maître de conférences à l’Université de Perpignan Via Domitia, Membre du CDEDys, UR n° 421

le 12 Avril 2023

Mots clés : bail commercial • cession-déspécialisation • fixation du loyer du bail renouvelé déplafonnement • modification notable de la destination des lieux • renonciation

La cession du droit au bail dans les conditions de l'article L. 145-51 du Code de commerce emporte, malgré une déspécialisation, le maintien du loyer jusqu'au terme du bail, mais ne prive pas le bailleur du droit d'invoquer le changement de destination intervenu au cours du bail expiré au soutien d'une demande en fixation du loyer du bail renouvelé. Il ne peut être déduit une renonciation du bailleur à solliciter le déplafonnement du loyer lors du renouvellement du bail du non-exercice du droit de rachat prioritaire ou de son absence d'opposition en justice à la déspécialisation.


 

L’arrêt du 15 février 2023 est l’occasion pour la troisième chambre civile de rappeler les conditions de l’article L. 145-51 du Code commerce N° Lexbase : L0348LT3 et de préciser les effets de la cession-déspécialisation sur le prix du bail au moment du renouvellement.

En l’espèce, les bailleurs ont donné en juillet 2008, un local à bail à usage de commerce de gravures, reliures, encadrements, maroquinerie, décoration ou similaire. Un peu plus de deux ans après la conclusion du bail, la cession dudit bail avec déspécialisation en application des dispositions de l’article L. 145-51 du Code de commerce a été signifiée aux bailleurs. Le bail venant à expiration, les bailleurs ont délivré congé avec offre de renouvellement du bail moyennant le paiement d'un loyer fixé selon la valeur locative, puis ont saisi le juge des loyers commerciaux d'une demande en fixation du nouveau loyer.

Or, le locataire, d’accord sur le principe du renouvellement, soutenait que les bailleurs ne pouvaient invoquer la déspécialisation pour obtenir la modification du loyer lors du renouvellement du bail.

Mais les juges du fond ont fait droit à la demande des bailleurs. Ils ont retenu que le loyer renouvelé devait être fixé à la valeur locative et ont désigné, avant dire droit, un expert afin de déterminer la valeur locative des locaux.

Le locataire s’est alors pourvu en cassation invoquant le fait que le loyer du bail renouvelé devait être plafonné, peu important que la déspécialisation soit intervenue à l’occasion de la cession du droit au bail dans les conditions de l’article L. 145-51 du Code de commerce.

I. La cession-déspécialisation du bail en cas de départ à la retraite ou d’invalidité du locataire, rappel des conditions de mise en œuvre

La clause de destination est une des clauses essentielles du bail commercial en ce qu’elle définit l’activité sur laquelle le bailleur et le locataire se sont entendus pour qu’elle soit exercée dans les lieux loués, qu’il s’agisse d’une activité spécifique ou d’une clause « tous commerces », sous réserve qu’aucune disposition législative, stipulation contractuelle ou de règlement de copropriété ne s’y oppose.

À  cet égard, l’article 1728 du Code civil N° Lexbase : L9302I3W impose au locataire d’user de la chose suivant la destination donnée par le bail. Cette destination est en principe immuable, le locataire ne peut donc modifier son activité sauf à obtenir l’accord du bailleur. Il est ainsi tenu de respecter la destination des lieux loués telle qu’elle est prévue au bail [1], sous réserve des clauses « tous commerces » et des activités dites incluses – implicitement dans la destination contractuelle – sous peine que l’exercice d’une activité irrégulière dans les locaux loués constitue une infraction au bail et expose le locataire à différentes sanctions [2].

Cette obligation d’user de la chose louée suivant la destination qui lui a été donnée par le bail se justifie par le fait que, d’une part, un changement de la destination conduirait à créer un déséquilibre entre les obligations et les droits de chacune des parties au contrat de bail, notamment du fait que le montant du loyer a été fixé en considération de la seule activité pouvant être autorisée ; et que, d’autre part, le respect de la destination des lieux imposée par le bail confère au bailleur une certaine protection de son bien immobilier contre un changement d’activité préjudiciable pour l’usage ultérieur des lieux.

Mais en raison des effets quelque peu néfastes d’une destination intangible et de son incompatibilité avec l’évolution de l’économie, le statut des baux commerciaux prévoit un assouplissement à ce principe d’intangibilité en autorisant la déspécialisation du bail commercial codifiée aux articles L. 145-47 et suivants N° Lexbase : L0347LTZ du Code de commerce. Par ce mécanisme de déspécialisation, le locataire peut modifier la destination initialement convenue en réalisant une extension d'activité, et en pareil cas on parlera de déspécialisation restreinte ou partielle [3], ou en réalisant une transformation complète de l’activité, et l’on parlera de déspécialisation plénière ou totale [4].

Afin de garantir l’efficacité du mécanisme de déspécialisation, qu’elle soit partielle ou plénière, le législateur a conféré à ces dispositions le caractère d’ordre public [5].

Le législateur offre également une troisième voie de déspécialisation, prévue par l’article L.  145-51 du Code de commerce, qui est la cession-déspécialisation. Par cette procédure spécifique, le locataire qui a demandé à bénéficier de ses droits à la retraite ou qui été admis au bénéfice d'une pension d'invalidité [6], peut céder son bail seul avec changement d’activité au profit d’un tiers, sous réserve que la nature de l’activité envisagée soit compatible avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble. Cette cession du droit au bail, qui admet la modification de l’activité, permet au locataire-cédant se trouvant en difficulté dans la recherche d’un acquéreur « d’élargir son offre de vente » [7].

La mise en œuvre de la cession-déspécialisation exige du locataire de signifier à son propriétaire ainsi qu’aux créanciers inscrits sur le fonds de commerce son intention de céder son bail en précisant la nature des activités dont l'exercice est envisagé ainsi que le prix proposé. Dans l’arrêt rapporté, cette exigence a été respectée.

À compter de la signification, le bailleur dispose d’un délai de deux mois pour exercer son droit de priorité de rachat du bail aux conditions fixées dans la signification. Pour le dire autrement, le bailleur qui souhaite s'opposer à l'opération de cession-déspécialisation dispose d’un droit de préemption. À défaut d'usage de ce droit par le bailleur, son accord est alors réputé acquis si, dans le même délai de deux mois, il n'a pas saisi le tribunal judiciaire.

Dans l’arrêt sous étude, le bailleur s’est abstenu de répondre pendant le délai légal, ce qui implique qu’il a tacitement accepté le changement d’activité intervenu au cours de la cession du bail envisagée par le locataire.

Toutefois à cet égard, le locataire soutenait que le non-exercice de la faculté de rachat ainsi que l'absence d'opposition à la déspécialisation du bail valent renonciation du bailleur à se prévaloir de la déspécialisation lors du renouvellement du bail comme cause de déplafonnement du loyer du bail renouvelé.

Il est vrai qu’il est de principe que lors du renouvellement du bail, en l’absence d’accord entre les parties, le loyer est fixé par le juge des loyers qui va en principe appliquer la règle du plafonnement selon la variation d’un indice de référence et qui, bien souvent, tend à protéger le locataire contre une hausse trop élevée du loyer. Le plafonnement du loyer renouvelé doit ainsi s’appliquer lorsque la valeur locative est supérieure au loyer en cours. Cependant, le plafonnement du loyer renouvelé peut être écarté au profit du déplafonnement dans des cas limitativement énumérés par l’article L. 145-34 du Code de commerce N° Lexbase : L5035I3U [8], de sorte que le montant du bail devra correspondre à la valeur locative du bien.

Quoi qu’il en soit, la Cour régulatrice, approuvant la décision des juges du fond, rappelle dans un premier temps, même si cela n’était pas l’objet même du litige [9], que dans cette procédure de cession-déspécialisation, les droits du bailleur se trouvent limiter par le fait qu’il ne peut exiger une modification du prix du bail au moment de la cession-déspécialisation [10], à la différence de la déspécialisation plénière pour laquelle le bailleur peut, aux termes de l'article L. 145-50 du Code de commerce N° Lexbase : L5778AIT, demander au moment de la transformation, la modification du prix du bail sans qu'il y ait lieu d'appliquer les dispositions des articles L. 145-37 à L. 145-39 du même code. En effet, les Hauts conseillers rappellent cette limite. Ainsi, et nonobstant le fait que l’article L. 145-51 soit silencieux en la matière, à la différence des articles L. 145-47 et L. 145-50, le bailleur ne peut réclamer à l'occasion de la cession, une modification du prix [11]. Mais la Haute Cour précise néanmoins qu’il n’est pas interdit au bailleur d'invoquer le changement d'activité à l'occasion du renouvellement du bail.

En effet, l'article L. 145-51 du Code de commerce a pour objet, rappelons-le, de faciliter la cession au locataire désireux de prendre sa retraite ou répondant au régime d’invalidité. Il importe donc de maintenir, malgré le changement d'activité autorisé, le loyer au montant antérieur durant le temps restant à courir du bail.

Pourtant, au soutien de sa demande, la locataire a invoqué la renonciation des bailleurs à solliciter le déplafonnement du loyer lors du renouvellement du bail résultant du non-exercice du droit de rachat prioritaire et de l’absence d'opposition en justice à la déspécialisation.

Il convient de rappeler que la renonciation à un droit est un acte juridique unilatéral qui « a pour seul effet d’éteindre un droit ou une obligation » [12]. Cet acte abdicatif, irrévocable et unilatéral, repose sur l'unique volonté du titulaire du droit abandonné [13]. La renonciation à un droit ne se présume pas. Elle doit être certaine [14] et résulter d'une manifestation de volonté non équivoque de renoncer [15].

C’est ce qu’a retenu la Cour régulatrice dans l’arrêt du 15 février 2023 lorsqu’elle énonce qu’il « ne pouvait être déduit du non-exercice par les bailleurs de leur droit de rachat prioritaire ou de l'absence d'opposition en justice à la déspécialisation, leur renonciation à solliciter, lors du renouvellement du bail, le déplafonnement du loyer ».

II. Les effets de la cession-déspécialisation du bail sur le loyer du bail renouvelé

Dans l’arrêt du 15 février 2023, la troisième chambre civile de la Cour de cassation considère que la cour d’appel de Paris a énoncé, à bon droit, que « la cession du droit au bail, dans les conditions de l’article L. 145-51, ne privait pas les bailleurs du droit d’invoquer le changement de destination intervenu au cours du bail expiré à l’occasion du renouvellement du bail ».

La Cour régulatrice approuve les juges d’appel d’avoir mis en exergue le fait que l’article L. 145-51 du Code de commerce, ni aucune autre disposition du même code, du reste, n’interdisent au bailleur d'invoquer le changement d'activité autorisé à l'occasion du renouvellement du bail pour solliciter le déplafonnement du loyer dès lors que les conditions d'un déplafonnement fondé sur un changement de destination sont réunies. Comme l’a souligné la cour d’appel, les dispositions de l'article L. 145-51 ne sont pas exclusives de l'application des articles L. 145-33 du Code de commerce N° Lexbase : L5761AI9.

Il est vrai qu’au regard des décisions d’appel, la jurisprudence était divisée sur la question du loyer déplafonné au moment du renouvellement du bail, en raison des nouvelles activités exercées. Pour certaines cours d’appel, la déspécialisation ne devait pas permettre au bailleur de solliciter le déplafonnement [16], tandis que d'autres étaient favorables à ce que le loyer renouvelé puisse être fixé en considération des nouvelles activités [17].

Par l’arrêt rapporté, la Cour de cassation est venue trancher le débat.

Le déplafonnement peut donc intervenir lors du renouvellement du bail expiré, et la déspécialisation peut constituer un motif de déplafonnement lorsque la modification de la destination des locaux, postérieure à la prise d'effet du bail à renouveler, est suffisamment notable [18].

Les parties au bail pourront néanmoins à l’occasion de la révision triennale revoir le loyer du bail en cours.

Enfin, la Haute Cour conclut le litige en rappelant que la propriété commerciale [19] du locataire d'un bail commercial s'entend du droit au renouvellement du bail commercial [20] consacré par les articles L. 145-8 N° Lexbase : L5735IS9 à L. 145-30 du Code de commerce, et en précisant que l'atteinte alléguée, qui ne concerne que le prix du loyer du bail renouvelé, n'entre pas dans le champ de cette protection.

 

[1] Cass. ass. plén., 3 mai 1956, Gaz. Pal,. 1956, 1, p. 394

[2][2] Cass. civ. 3, 5 mars 2013, n° 11-27.773, F-D N° Lexbase : A3077I9T, Destination du bail et accord tacite, AJDI, 2013, p. 672, note V. Zalewski-Sicard. Les sanctions peuvent aller de la mise en œuvre de la clause résolutoire à la résiliation judiciaire, en passant par le refus de renouvellement. Toutefois, ces sanctions relèvent pour la majorité de l’appréciation souveraine des juges.

[3] C. com., art. L. 145-47 N° Lexbase : L0347LTZ.

[4] C. com., art. L. 145-48 N° Lexbase : L5776AIR.

[5] C. com., art. L. 145-15 N° Lexbase : L5032I3R.

[6] Sont concernés l'associé unique d'une EURL, le gérant majoritaire depuis au moins deux ans d'une SARL lorsque celle-ci est titulaire du bail.

[7] Dalloz Actualité, 13 mars 2023, obs. Th. Brault sous Cass. civ. 3, 15 février 2023, 21-25.849, F-B.

[8] En ce sens, v. C. com., art. L. 145-33 N° Lexbase : L5761AI9.

[9] T. Brault, op. cit.

[10] CA Paris, 16ème ch., sect. A ,3 décembre 1991, n° 90/9767 N° Lexbase : A9696A7A, D., 1992, somm. 361, obs. Rozès ; Loyers et copr., 1992, n° 123, obs. Brault

[11] CA Paris, 5-3, 20 mai 2020, n° 18/19050 N° Lexbase : A91263LL, Loyers et copr., 2020, n° 86, obs. E. Chavance ; Gaz. Pal., 2020. 3583, obs. S. Chastagnier.

[12] D. Houtcieff, Rép. civ. 2021, V° Renonciation, n° 1 et 54

[13] Ibid.

[14] Cass. civ. 3, 18 janvier 2012, n° 11-10.389, FS-P+B N° Lexbase : A1370IBD, D., 2012, 353, obs. Y. Rouquet

[15] Cass. civ. 3, 30 mai 2007, n° 06-12.853, F-D N° Lexbase : A5563DWX.

[16] CA Paris, 25 octobre 2007, Loyers et copr. 2008, comm. 66

[17] CA Paris, 18 mars 2009, n° 08/07028 N° Lexbase : A5496EEB, AJDI, 2009, p. 614, note J.-P. Blatter ; Administrer, 12/2008, 56, obs. D. Lipman-W. Boccara ; Loyers et copr., 2009, no 66, obs. Ph.-H. Brault ; CA Paris, 20 mai 2020, préc.

[18] C. com., art. L. 145-34 N° Lexbase : L5035I3U.

[19] Protégée par l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.

[20] Cass. civ. 3, 11 mars 2021, n° 20-13.639, FS-P+L N° Lexbase : A01574LE, RTD com., 2021, 297, comm. F. Kendérian ; RTD civ., 2021, 435, note P.-Y. Gautier ; Loyers et copr., 2021, repère 4 , obs. J. Monéger ; JCP E, 2021, 1481, n° 25, B. Brignon, comm., Lexbase Affaires, avril 2021, n° 672 N° Lexbase : N7105BYS ; Rev. loyers, 2021, p. 224 , obs. Ch. Lebel ; D., 2021, p. 1514, obs. Y. Strickler ; Dalloz Actualité, 1er avril 2021, obs. S. Andjechaïri-Tribillac .

newsid:485026