La lettre juridique n°932 du 26 janvier 2023 : Responsabilité

[Jurisprudence] L’étendue de l’autorité de la chose jugée en matière de réparation du dommage corporel : l’absence de réserve sur un élément de préjudice n’emporte pas nécessairement l’irrecevabilité de la nouvelle demande

Réf. : Cass. civ. 2, 15 décembre 2022, n° 21-16.007, F-B N° Lexbase : A49708Z4

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N4073BZU

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par Vincent Rivollier, Maître de conférences en droit privé, Université Savoie Mont Blanc - Centre de recherche en droit Antoine Favre, en délégation CNRS au Centre Max Weber UMR 5283

le 27 Janvier 2023

Mots-clés : autorité de la chose jugée • dommage corporel • principe de concentration des moyens • principe de concentration des demandes (refus) • demandes nouvelles

La délimitation de l’autorité de la chose jugée à l’égard d’une décision antérieure indemnisant les conséquences d’un dommage corporel soulève bien des interrogations : la chose jugée s’étend-elle aux seuls préjudices invoqués par le demandeur ? À tous les préjudices susceptibles de résulter du dommage corporel, même non visés dans la décision ? Des réponses anciennes avaient été apportées par la Cour de cassation, mais l’émergence de la nomenclature « Dintilhac » comme outil de ventilation des préjudices et le principe de concentration des moyens auraient pu remettre en cause cette jurisprudence. Il n’en est rien. Le principe de concentration des moyens n’impose pas la concentration des demandes fondées sur les mêmes faits. Lorsqu’une décision, même sans formuler de réserve, ne statue pas sur certains éléments de préjudices, le demandeur peut toujours formuler une nouvelle demande afin de demander leur indemnisation, même sans invoquer une aggravation.


 

Les faits ayant donné lieu au présent arrêt sont relativement anciens et ont conduit de très nombreuses juridictions à se prononcer. En 1998, une enfant âgée de trois ans est gravement blessée alors qu’elle accompagne sa mère dans une station de lavage ; la jambe gauche de l’enfant est happée par un élément mécanique de la station. La mise en œuvre de la responsabilité de l’exploitant de la station est demandée.

Une première procédure juridictionnelle a pris fin par un arrêt de la cour d’appel de Lyon du 9 février 2006 (rendu sur renvoi après cassation) dans lequel la juridiction retient la responsabilité entière de la société exploitant la station et de son assureur, et statue sur la réparation de certains préjudices. Utilisant une méthode de ventilation des postes de préjudices antérieure à la nomenclature « Dintilhac » et à la loi du 21 décembre 2006 (loi n° 2006-1640 de financement de la Sécurité sociale N° Lexbase : L8098HT4), la cour de Lyon indemnise certains préjudices, notamment des dépenses de santé, en s’appuyant sur la créance présentée par la Caisse de Sécurité sociale, et en réserve d’autres (l’assistance tierce personne et l’aménagement du logement).

En 2014, la victime et ses proches introduisent une nouvelle instance, devant le TGI de Marseille, afin d’obtenir réparation de nouveaux préjudices. L’aggravation de l’état de santé n’est pas avancée, de sorte que seule la réparation de préjudices non envisagés en 2006 est sollicitée. Le TGI accueille les demandes de réparation du préjudice moral du frère et de la sœur de la victime directe, qui n’étaient pas parties à l’instance initiale ; sur cette question, la décision ne sera pas remise en cause. En revanche, motivant sa décision au regard du principe de concentration des moyens, le TGI déclare irrecevable la demande de la victime tendant à la réparation de ses frais de prothèse pour la période postérieure à la puberté [1]. Sur ce point, la cour d’appel d’Aix-en-Provence, dans un premier arrêt du 13 septembre 2018, infirme le jugement et accueille cette demande en considérant que l’autorité de la chose jugée attachée à l’arrêt de la cour d’appel de Lyon ne s’étendait pas à ces frais, qui n’avaient pas été indemnisés à l’époque [2]. La Cour de cassation procède toutefois à une cassation disciplinaire par un arrêt du 12 décembre 2019, car la cour d’appel n’aurait pas pris en compte les dernières conclusions de la CPAM, pourtant déposées avant l’ordonnance de clôture [3]. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, autrement composée.

Alors que la cassation n’avait pas été prononcée pour ce motif, la cour d’appel de renvoi fait évoluer la solution et considère que l’autorité de la chose jugée attachée à l’arrêt de 2006 rend irrecevable la demande [4]. Pour cela, deux questions devaient être résolues : les frais de prothèses futurs avaient-ils été réparés en 2006 ? En cas de réponse positive, la demande nouvellement formée était irrecevable, aucune aggravation n’étant avancée. En cas de réponse négative, une seconde question apparaît : était-il encore possible de solliciter la réparation de ce préjudice, que la cour de Lyon n’avait pas réservé expressément ?

À la première question, la cour d’appel répond de manière équivoque. Elle indique que « les frais de prothèses futures pour la période postérieure à la fin de la puberté, dont il est demandé la réparation dans le cadre de la présente instance, ne pouvaient pas être déterminés au jour du rapport d’expertise par l’arrêt de la cour d’appel de Lyon et n’ont donc pas pu être indemnisés par cette décision » ; elle relève également que « le conseil de la victime n’a[vait] émis aucune prétention, ni réserve s’agissant des frais prothétiques futurs, alors qu’il n’a pas omis de le faire pour d’autres postes de préjudices ». Pour autant, elle retient que dès l’instance initiale « des frais futurs d’appareillage ont été réclamés et chiffrés sans réserve ; et qu’une indemnité a été allouée à ce titre » ; en effet, la créance de la CPAM produite devant la cour d’appel de Lyon « correspond toutefois pour partie à des frais de prothèses futures dans la mesure où la “notification des débours” en date du 17 décembre 2004 (23 083,91 euros) et l’intitulé “calcul du capital appareillage” du second titre de créance du 17 novembre 2005 fixe à la somme de 8 065,50 euros le coût de l’appareillage définitif et du renouvellement de celui-ci, évalué sur la base d’un point de rente viagère tenant compte de l’âge de l’enfant à la date de sa liquidation » [5].

À la seconde question, la cour d’appel répond de manière univoque : « [le représentant de la victime, alors mineure] qui était tenu de présenter lors de [l’instance initiale] toutes les demandes tendant à l’indemnisation des divers postes du préjudice corporel de [la victime directe], devait, lorsque ces postes étaient certains, mais futurs et non encore précisément chiffrables, solliciter qu’ils soient réservés ». Ainsi, « en l’absence de réserve émise par le conseil [du représentant de la victime] relative aux frais prothétiques futurs importants annoncés par l’expert », la cour d’Aix-en-Provence considère que « les frais d’appareillage ont été liquidés d’une manière définitive par la cour d’appel de Lyon du 9 février 2006 » et que l’autorité de chose jugée attachée à cette décision rend irrecevable les demandes de la victime et de la CPAM [6].

Au visa de l’article 1355 du Code civil N° Lexbase : L1011KZH, circonscrivant l’autorité de la chose jugée, la Cour de cassation casse cette dernière décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Elle affirme que « s’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci, il n’est pas tenu de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur les mêmes faits » [7]. Le principe de concentration des moyens n’emporte pas celui des demandes fondées sur les mêmes faits.

Ainsi, la Cour de cassation retient que, dès lors que la cour d’appel avait constaté « que les frais de prothèses futures, pour la période postérieure à la puberté, n’avaient pas été pris en compte par l’arrêt du 9 février 2006 »[8], « [la victime], sans être contrainte de faire réserver ses droits, n’était pas tenue de présenter, au cours de la première instance, toutes les demandes fondées sur le dommage qu’elle avait subi ».

Ce faisant, la Cour de cassation réitère une jurisprudence établie : le silence n’a pas autorité de la chose jugée, et aucun principe de concentration des demandes n’existe (I). Cependant, elle ne résout pas la question de la définition de la « demande en justice » en matière de dommage corporel, alors que cette demande constitue l’unité d’appréciation de l’autorité de la chose jugée (II).

I. La réitération logique d’une jurisprudence ancienne : le silence n’a pas autorité de chose jugée

En dehors même des cas d’aggravation, la question de la réparation de préjudices non invoqués lors d’une procédure antérieure avait déjà été envisagée par la Cour de cassation. Dès 1978, en Assemblée plénière, elle a établi que l’action tendant à la réparation d’un élément de préjudice qui n’avait pas été inclus dans la demande initiale, et sur lequel il n’avait donc pu être statué, est recevable ; en effet, l’autorité de la chose jugée attachée à la décision initiale ne peut être opposée à la nouvelle action qui a un objet différent de celle ayant donné lieu à la première décision [9]. Cette solution a été réitérée à plusieurs reprises depuis [10].

À notre connaissance, la solution n’avait cependant pas été réaffirmée depuis que la Cour de cassation a introduit, en 2006, un principe de concentration des moyens [11] ou que la nomenclature « Dintilhac » s’est imposée à partir de 2006-2007. Mais, dans des contentieux certes différents de celui de la réparation du dommage corporel, la Cour avait déjà indiqué que ce principe n’impliquait pas pour autant de concentrer dans une même instance les différentes demandes fondées sur les mêmes faits [12]. Dans le présent arrêt, cette règle est fermement rappelée par la Cour de cassation pour démentir la cour d’appel qui avait considéré que la victime aurait dû, dès l’instance initiale, formuler « toutes les demandes tendant à l’indemnisation des divers postes du préjudice corporel », et « lorsque ces postes étaient certains, mais futurs et non encore précisément chiffrables, solliciter qu’ils soient réservés ». Ainsi, la cour d’appel, constatant que certains postes avaient été réservés, mais pas celui ayant attrait aux frais de prothèse postérieurs à la puberté, avait déclaré la demande irrecevable. Au contraire, pour la Cour de cassation, peu importe que le préjudice n’ait pas été réservé, dès lors qu’il n’a pas été examiné lors de l’instance initiale, aucune autorité de la chose jugée ne peut en être déduite.

La même règle semble, en théorie au moins, applicable en matière d’indemnisation transactionnelle, même si la Cour de cassation a plutôt été amenée à rappeler l’autorité de chose jugée attachée à la transaction [13] (avant 2016) ou l’irrecevabilité des demandes ayant un objet identique à une transaction intervenue entre les parties [14] (depuis 2016). En pratique toutefois, les assureurs ont pris l’habitude d’introduire des clauses générales dans les transactions afin de prévenir toute nouvelle demande : la signature de la transaction implique la renonciation à l’indemnisation de tout préjudice qui ne serait pas indemnisé, ou au moins réservé, dans celle-ci. Ainsi, la transaction réservant le seul préjudice « résultant de l’arrêt temporaire de ses activités professionnelles » exclut toute action en justice concernant les pertes de gains professionnels futurs et le préjudice exceptionnel permanent dès lors qu’elle comportait une clause par laquelle la victime reconnaissait « en toute connaissance être entièrement indemnisé[e] à titre définitif et à forfait de tous préjudices ou dommages quelconques et généralement de toutes les conséquences de l’accident et renon[çait] à toute instance ou toute autre action devant quelque juridiction que ce soit » [15]. De telles renonciations aux préjudices non envisagés n’existent pas lorsque l’indemnisation résulte d’une décision de justice : si un préjudice n’est pas invoqué – éventuellement parce que la victime ou son conseil ne pense pas être concerné par un tel préjudice –, la juridiction n’en est pas saisie et ne se prononce pas dessus, de sorte que la victime pourra toujours saisir une nouvelle juridiction pour statuer sur un préjudice omis d’une demande initiale.

Que la demande nouvelle soit recevable ou non, la responsabilité civile éventuelle du conseil de la victime lors de l’instance initiale ne doit pas être occultée, et sa mise en œuvre peut constituer un moyen éventuel d’obtenir la réparation indirecte d’un préjudice absent d’une demande initiale [16]. Rappelons que s’agissant de blessures graves survenues chez un enfant, aucune consolidation ne devrait être prononcée avant la fin de la croissance, et qu’aucune instance visant à indemniser des préjudices permanents ne devrait être introduite. Solliciter une indemnisation définitive pour une enfant de onze ans en raison de la perte d’un membre inférieur semble totalement prématuré ; l’expert ne s’y était d’ailleurs pas trompé lorsque, dans son rapport, il indiquait vouloir revoir l’enfant à l’issue de la puberté. Les demandes indemnitaires effectuées lors de l’instance initiale auraient clairement dû être limitées à des provisions [17].

L’arrêt du 15 décembre 2022 soulève une question majeure, à laquelle il n’apporte qu’une réponse incomplète : comment délimiter l’objet de la demande en justice initiale afin de déterminer ce qu’il est possible de demander dans une instance ultérieure ?

II. La difficile délimitation de la demande en justice initiale en matière de dommage corporel

Bien cerner l’objet de l’instance initiale est crucial afin de délimiter l’autorité de la chose jugée et de savoir si une autre instance peut être introduite. Déterminer l’objet de la demande en matière de dommage corporel est donc une question de première importance pour délimiter le périmètre de l’autorité de la chose jugée, et répondre à la question : quels préjudices initialement non envisagés peut-on faire valoir lors d’une instance ultérieure ? L’arrêt du 15 décembre 2022 permet d’éclaircir un peu cette définition, sans lever toutes les interrogations.

D’une part, il exclut définitivement que la demande réside dans la réparation globale d’un dommage corporel dès lors qu’il est procédé à une ventilation de postes de préjudice. A minima, chaque item constitue une demande en justice. La ventilation des postes de préjudices est désormais la règle en matière de dommage corporel et les conséquences doivent en être tirées d’un point de vue procédural. Comme le rappelle le présent arrêt, l’autorité de la chose jugée ne porte pas sur la réparation du dommage dans son ensemble, mais sur chacun des éléments de préjudice discuté lors de l’instance initiale. Cependant, il ne faut pas exclure que l’on puisse discuter de la portée de décisions ou de transactions ayant réparé globalement un dommage corporel ou procédant à une ventilation des préjudices moins précise que celle actuellement pratiquée ; cela peut résulter de décisions anciennes ou de certaines pratiques juridictionnelles, en matière répressive notamment. La décision dont la portée était discutée datait de 2006, avant la généralisation de la nomenclature « Dintilhac » [18], et, même sans aggravation, la demande n’était pas prescrite s’agissant d’une victime particulièrement jeune [19].

La nomenclature des préjudices n’étant pas limitative et les postes de préjudices n’étant pas figés, il ne faut donc pas exclure que des actions nouvelles soient introduites alors qu’une décision, qui dans l’esprit des parties liquidait définitivement tous les préjudices au jour de son prononcé, est déjà intervenue. En particulier, l’émergence de nouveaux postes de préjudice, tels que le préjudice d’angoisse de mort imminente ou le préjudice d’attente et d’inquiétude des proches [20], est susceptible de conduire à la réouverture d’instances ayant indemnisé un dommage corporel avant la reconnaissance de tels préjudices : dès lors que la victime n’avait pas demandé leur indemnisation, elle est susceptible de saisir à nouveau une juridiction pour obtenir leur indemnisation (sauf éventuelle prescription extinctive de l’action) [21]. En revanche, cette possibilité ne leur semble pas ouverte si l’indemnisation initiale a été réalisée par voie transactionnelle, dès lors que la transaction comportait une clause générale de renonciation.

D’autre part, le périmètre de la demande ne semble pas non plus correspondre aux postes de préjudice tels qu’énumérés dans la nomenclature « Dintilhac ». En effet, et malgré les imprécisions de l’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, certains frais de santé futurs semblent bien avoir été indemnisés lors de l’instance initiale. On aurait pu considérer que le chef de préjudice « dépenses de santé futures » avait été indemnisé et que toute nouvelle demande relevant de ce poste devait être déclarée irrecevable. Or, la Cour de cassation ne raisonne pas ainsi. Elle s’attache à savoir si « les frais de prothèses futures pour la période postérieure à la fin de la puberté » ont été indemnisés. Le périmètre des éléments couvert par l’autorité de la chose jugée apparaît donc très étroit : tout élément de dépense non envisagé initialement pourrait être sollicité lors d’une nouvelle instance. Ainsi, l’introduction sur le marché de nouveaux équipements médicaux, postérieurement au règlement juridictionnel, est susceptible d’ouvrir de nouvelles actions en justice : la dépense en question n’avait pas pu être envisagée au moment de l’instance initiale. La question peut également être posée à l’égard des préjudices extrapatrimoniaux : si l’échelle d’appréciation n’est pas le poste de préjudice, mais chacune des composantes du poste de préjudice, des discussions assez nombreuses pourraient naître. Ainsi, le déficit fonctionnel permanent est un poste de préjudice composite, rassemblant l’incapacité physique ou psychique, les souffrances permanentes et l’atteinte à la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence [22]. Si l’indemnisation de ce poste n’a été sollicitée qu’au regard de l’incapacité physique ou psychique, est-il possible d’introduire une nouvelle instance ayant pour objet une nouvelle composante de ce préjudice telle que les souffrances ou les troubles dans les conditions d’existence ?

À certains égards, la Cour de cassation semble avoir ouvert une boîte de Pandore : l’objet de la demande étant défini de manière restrictive, tout ce que l’on peut interpréter comme n’étant pas entré dans la demande initiale est susceptible de faire l’objet d’une nouvelle action, même sans aggravation et tant que la prescription n’est pas acquise. S’agissant des préjudices patrimoniaux, même si le poste de préjudice avait été examiné lors de l’instance initiale, dès lors que la dépense sollicitée n’avait pas été envisagée lors de cette instance, il semble possible de former une nouvelle action en justice. S’agissant des préjudices extrapatrimoniaux, à notre connaissance, la Cour de cassation ne s’est jamais prononcée, mais rien ne s’oppose à transposer cet arrêt en la matière : les nouveaux postes de préjudices, qui n’avaient pas été envisagés initialement, voire les composantes non envisagées au sein de postes pourtant examinés, semblent pouvoir constituer de nouveaux objets de demande, susceptibles de donner lieu à de nouvelles actions. Du point de vue des victimes, la règle est probablement très favorable ; du point de vue de l’administration de la justice, cela ne contribuera pas à la diminution du contentieux…

L’enjeu tenant à la définition de l’objet de la demande ne réside pas seulement dans la détermination de l’autorité de la chose jugée. Indirectement, la décision semble répondre à une autre question : celle de l’échelle à laquelle s’apprécie le respect du principe dispositif, interdisant au juge de se prononcer infra ou ultra petita. Quel est le périmètre de l’interdiction faite au juge de se prononcer en dehors des bornes des prétentions ? Si une partie demande une indemnisation de 100 000 euros au titre des pertes de gains professionnels futurs (PGPF) et 50 000 euros au titre de l’incidence professionnelle (IP), soit 150 000 euros au total, le juge peut-il, sans violer le principe dispositif, indemniser la victime de 90 000 euros au titre des PGPF et 60 000 euros au titre de l’IP ? Globalement, il ne dépasse pas les prétentions de la victime, mais le jeu de la ventilation des préjudices le conduit à octroyer une somme supérieure aux prétentions de la victime s’agissant de l’incidence professionnelle. Le périmètre très étroit que donne la Cour de cassation à l’objet de la demande devrait conduire à exclure de tels rééquilibrages, et à considérer qu’il existait deux demandes différentes, et que le juge est tenu, pour chacun, de statuer dans les bornes fixées par les parties. Encore que l’on pourrait arguer que la qualification juridique (notamment d’un poste de préjudice) est du ressort du juge et que celui-ci peut requalifier une demande, fondée en fait, mais mal qualifiée en droit [23].

À retenir. Il n’existe pas de principe de concentration des demandes. Ainsi, même lorsqu’un préjudice n’a pas été réservé, est recevable l’action visant à indemniser un élément de préjudice non précédemment envisagé, même si une précédente action, fondée sur le même dommage corporel, a déjà été jugée. Ainsi, et même sans aggravation, de nouvelles actions apparaissent envisageables s’agissant de dépenses absentes de la demande initiale, mais aussi de nouveaux postes de préjudices, voire de composantes omises de préjudices pourtant envisagés.
 

[1] TGI Marseille, 9 mars 2017, n° 14/09369.

[2] CA Aix-en-Provence, 13 septembre 2018, n° 17/07787.

[3] Cass. civ. 2, 12 décembre 2019, n° 18-24.398, F-D N° Lexbase : A1648Z8K.

[4] CA Aix-en-Provence, 5 janvier 2021, n° 20/01514 N° Lexbase : A680284P.

[5] CA Aix-en-Provence, 5 janvier 2021, n° 20/01514 N° Lexbase : A680284P.

[6] CA Aix-en-Provence, 5 janvier 2021, n° 20/01514 N° Lexbase : A680284P.

[7] Cass. civ. 2, 15 décembre 2022, n° 21-16.007.

[8] De ce point de vue, la Cour de cassation va un peu vite en besogne, la cour d’appel n’est pas aussi affirmative quant à la question de savoir si ces frais avaient été indemnisés.

[9] Cass. Ass. Plén. 9 juin 1978, n° 76-10.591 N° Lexbase : A6980A4B.

[10] Cass. civ. 2, 1er décembre 1982, n° 81-13.705, publié au bulletin N° Lexbase : A5732AW9 ; Cass. civ. 2, 30 octobre 1989, n° 88-17.282 N° Lexbase : A3864AHL ; Cass. civ. 2, 6 janvier 1993, n° 91-15.391, publié au bulletin N° Lexbase : A5272ABU.

[11] Cass. Ass. Plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672, publié au bulletin N° Lexbase : A4261DQU.

[12] Cass. civ. 2, 26 mai 2011, n° 10-16.735, F-P+B N° Lexbase : A8835HSZ (demande en paiement de loyers et demande tendant à faire juger une vente parfaite).

[13] L’article 2052, alinéa 1er, du Code civil N° Lexbase : L2297ABP indiquait alors que « les transactions ont, entre les parties, l’autorité de la chose jugée en dernier ressort. ». Cf. Cass. civ. 2, 14 février 1974, n° 72-12.806, publié au bulletin N° Lexbase : A5397A4N ; Cass. crim., 16 décembre 2014, n° 14-80.491, F-P+B N° Lexbase : A2731M8N.

[14] L’article 2052 du Code civil N° Lexbase : L2430LBM dispose, désormais, que « la transaction fait obstacle à l’introduction ou à la poursuite entre les parties d’une action en justice ayant le même objet ». Cf. Cass. civ. 2, 4 mars 2021, n° 19-16.859, F-P N° Lexbase : A00484KY.

[15] Cass. crim., 13 juin 2017, n° 16-83.545, FS-P+B N° Lexbase : A2302WI4.

[16] Réparation qui sera probablement partielle, car il s’agira le plus souvent de réparer la perte de chance d’obtenir la réparation d’un préjudice.

[17] Toutefois, avant l’application généralisée de la nomenclature « Dintilhac », la séparation des préjudices avant/après consolidation était moins systématique qu’aujourd’hui.

[18] Formellement, à la date de l’arrêt de la cour d’appel de Lyon, le rapport « Dintilhac » avait été remis et rendu public, mais sa mise en œuvre a été progressive et c’est la loi du 21 décembre 2006 et la circulaire ministérielle du 22 février 2007 qui ont conduit à son institutionnalisation. Cf. L. et J.-D. Leroy, F. Bibal et A. Guégan, L’évaluation du préjudice corporel, LexisNexis, 22e éd. 2022, p. 46 et s. nos 55 et s..

[19] La prescription extinctive ne court pas à l’égard des mineurs non émancipés (C. civ., art. 2235 N° Lexbase : L7220IAN).

[20] Cf., notamment, Cass. mixte, 25 mars 2022, deux arrêts, n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU et n° 20-17.072 N° Lexbase : A30357RT, note V. Rivollier, L’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente et du préjudice d’attente et d’inquiétude : jusqu’où aller dans la déclinaison des préjudices ?, Lexbase Droit privé, n° 903 N° Lexbase : N1203BZL.

[21] Pour la prévisibilité du droit, il faut toutefois espérer que, lorsque l’angoisse de mort imminente était expressément englobée dans les souffrances endurées, la demande faisant valoir ce préjudice de manière automne soit considérée comme irrecevable en raison de l’autorité de chose jugée attachée à la décision initiale.

[22] Le même raisonnement pourrait être tenu à l’égard d’autres postes de préjudice, tels que l’incidence professionnelle.

[23] À condition de respecter les précautions de l’article 12 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1127H4I d’après lequel « Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables. /Il doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée. /Toutefois, il ne peut changer la dénomination ou le fondement juridique lorsque les parties, en vertu d’un accord exprès et pour les droits dont elles ont la libre disposition, l’ont lié par les qualifications et points de droit auxquels elles entendent limiter le débat.[…] »

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