Lexbase Avocats n°152 du 27 juin 2013 : Avocats/Déontologie

[Projet, proposition, rapport législatif] Lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière : l'instauration de la "loi des suspects"

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Juin 2013

"La confiance n'exclut pas le contrôle" ! Alors la défiance, pensez donc... Mieux que Lénine, le Gouvernement et son législateur viennent d'adopter, le 25 juin 2013, un texte des plus dogmatiques dont la principale vertu, de l'aveu même du Garde des Sceaux, lors de la séance nocturne du 20 juin 2013, est, par sa dimension symbolique, d'adresser un message à la profession d'avocat. Et, quel est donc ce message à l'adresse de ces auxiliaires de justice accusés, sans cesse, de faire de la rétention d'informations et de ne pas "jouer le jeu" de la déclaration de soupçon, dans la lutte contre le blanchiment ? "Tremblez avocats-conseils ; dénoncez, soumettez-vous à la Terreur de la transparence ou périssez avec vos clients !" C'est en substance, et de manière certes emphatique et un brin caricatural, le fameux message adressé par le projet de loi, relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, aux avocats, pour aller à l'essentiel.
Première salve

L'article 2 bis de la loi sous examen prévoit, après le deuxième alinéa de l'article 324-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1789AM9), que "constitue également un blanchiment le fait de dissimuler ou déguiser, ou d'aider à dissimuler ou déguiser, l'origine de biens ou de revenus dont la preuve n'a pas été apportée qu'ils ne sont pas illicites". Autrement dit, si le code définissait, jusqu'à présent, le blanchiment comme étant, notamment, constitué par le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit, ce qui équivalait à incriminer tout simplement le recel de capitaux fraudés et/ou illicites, désormais, c'est ni plus, ni moins qu'une présomption de fraude qui est instaurée et l'activité de l'avocat fiscaliste qui est, singulièrement, dans la ligne de mire. Il faudra, d'abord, que ce dernier s'interroge sur la provenance des capitaux afférents à l'opération fiscale qui lui est soumise, et surtout qu'il apporte la preuve du caractère licite des fonds en cause -ce qui s'avère, bien entendu, des plus simples dans le cadre des relations de confiance avocats-clients-, pour ne pas être accusé, lui-même, de blanchiment pour une opération qu'en d'autres temps plus sages on qualifiait "d'habileté fiscale".

Soyons clairs, si le Conseil national des barreaux a pu craindre, dans sa motion du 15 juin 2013, que l'on oblige les avocats à déclarer à l'administration fiscale l'ensemble des schémas fiscaux qu'ils élaborent pour leurs clients -ces schémas d'optimisation étant ainsi présumés, sauf accord de l'administration, comme des tentatives de fraude-, on en est guère loin !

Pour obliger les avocats, et plus singulièrement les fiscalistes, à rehausser le rythme des déclarations de soupçons auprès de Tracfin, via le filtre du Bâtonnier, il n'a rien été trouvé de mieux que de leur "tirer une balle dans le pied" et de leur demander "de marcher droit" ! Concrètement, on oblige les avocats fiscalistes à renoncer à l'optimisation fiscale parce qu'ils seraient, eux comme leurs clients, dès lors suspectés de fraude et à s'adonner aux seules obligations fiscales déclaratives.

L'on sait que la procédure de l'abus de droit fiscal inscrite à l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L4668ICU ; cf. l’Ouvrage "Droit fiscal" N° Lexbase : E8296AYW) a fait l'objet de toutes les attentions, cette dernière décennie. Si l'ancienne version de cette disposition incluait dans son champ d'application, peu ou prou, toute soustraction à l'impôt, la jurisprudence oscillait, elle, entre la condamnation d'un schéma ayant pour but principalement ou exclusivement, ce fut selon, un but fiscal et condamnait, fort heureusement "l'abus de droit rampant". Depuis le 1er janvier 2009, sont constitutifs d'abus de droit les actes qui ont un caractère fictif, ou qui, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. De l'esprit des lois... Nous y revoilà...

Nombre de spécialistes, fiscalistes ou simples juristes, s'accordent à dire que le champ d'application de l'article L. 64 du LPF est suffisamment vaste pour que tout montage visant à la simple réorganisation patrimoniale et/ou à l'optimisation fiscale -qui n'est pas un crime de l'aveu même de l'administration, du moins au regard de son ancienne doctrine, le contribuable étant en droit de choisir le cadre juridique qu'il juge le plus favorable du point de vue fiscal- puisse faire l'objet d'une procédure de répression des abus de droit et soit soumis à l'avis du Comité consultatif. Cette définition couvre les situations de fictivité juridique et de fraude à la loi. Et, comme le soulignait le Conseil national des barreaux, dans sa motion précitée, "les principes et règles existant en matière de fraude fiscale (abus de droit, fraude à la loi...) sont suffisants et rendent inutiles les pouvoirs exorbitants que le projet envisage d'accorder aux enquêteurs fiscaux".

Il était donc inutile de créer une incrimination supplémentaire pour lutter contre la fraude et le blanchiment, si ce n'est pour engager la responsabilité pénale de l'avocat fiscaliste dans le cadre de sa mission de conseil. C'est évidement l'identité de la profession même qui est, ici, mise en cause. Il incombera, désormais, aux pouvoirs publics de décider de la qualité des clients et de la nature des affaires que les avocats, auxiliaires de justice, seront en droit de rencontrer. Il ne suffisait pas que la responsabilité civile de l'avocat soit engagée en cas de rectification fiscale à l'égard de son client (cf. Cass. civ. 1, 31 octobre 2012, n° 11-25.025, F-D N° Lexbase : A3187IWX ; CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 15 mars 2011, n° 09/28862 N° Lexbase : A9829HBN ; ou encore CA Versailles, 20 décembre 2012, n° 11/02179 N° Lexbase : A1988IZN), c'est sa responsabilité pénale qui est requise, non seulement au terme d'une fraude, mais, sauf preuve du caractère licite des fonds (sic), d'un simple schéma d'optimisation.

Et, pour que "la boucle soit bouclée", le projet de loi envisage que l'administration puisse utiliser, à charge, des pièces et autres éléments de preuve obtenus illégalement ! Ainsi, l'article L. 10 bis nouveau du LPF disposerait que, dans le cadre des procédures de rectification fiscale, à l'exception de celles mentionnées aux articles L. 16 B (visite domiciliaire N° Lexbase : L0277IW8) et L. 38 (droit de visite N° Lexbase : L0717ITQ), ne peuvent être écartés au seul motif de leur origine, les documents, pièces ou informations que l'administration utilise et qui sont régulièrement portés à sa connaissance soit dans les conditions prévues au chapitre II du titre II de la première partie (exercice du droit de communication) ou aux articles L. 114 (N° Lexbase : L5807GUM) et L. 114 A (N° Lexbase : L5376G7A) (échange international de renseignements), soit, en application des droits de communication qui lui sont dévolus par d'autres textes ou des dispositions relatives à l'assistance administrative, par les autorités compétentes des Etats étrangers. Et, les nouveaux articles L. 16 B et L. 38 du Livre de prévoir, bien entendu, qu'à titre exceptionnel, le juge pourra prendre en compte les documents, pièces ou informations mentionnés à l'article L. 10 bis précité, lorsqu'il apparaît que leur utilisation par l'administration est proportionnée à l'objectif de recherche et de répression des infractions prévues par le Code général des impôts.

On a beau ne pas vouloir sombrer dans la dialectique du "Gouvernement des juges", laisser une telle marge d'appréciation aux magistrats, même gardiens des droits et des libertés, laisse place inévitablement à un arbitraire -pardon, une appréciation souveraine des juges du fond- qu'il va être difficile d'encadrer. "Proportionnée à l'objectif de recherche et de répression des infractions prévues par le Code général des impôts" : autrement dit, plus le montage est complexe, plus les sommes en jeu sont importantes, plus le contribuable visé est habile, plus le juge devra accepter l'inacceptable dans un Etat de droit, la production et l'efficacité de preuves et pièces illicites.

Concrètement, pour revenir à notre objet, les avocats fiscalistes pourront être mis sur écoute ; leurs courriels pourront être interceptés et consignés ; leurs dossiers irrégulièrement saisis ; tout cela au mépris du secret professionnel et de la confidentialité des correspondances, sans que la procédure de rectification ne soit jugée irrégulière, par les termes même de la loi ou la clémence du juge. Qu'importe : "c'est d'ailleurs ce que la Cour constitutionnelle allemande a jugé dans son arrêt du 9 novembre 2010. Les restrictions aux droits fondamentaux, en l'espèce le droit à un procès équitable et l'égalité des armes, ne peuvent être admises que lorsqu'elles sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi" ; telle est la justification apportée lors des débats parlementaires ! Le droit constitutionnel et le droit communautaire ou conventionnel ne suffisent plus : allons chercher l'inspiration liberticide auprès d'une Cour constitutionnelle étrangère...

Conséquence directe d'une telle mesure exorbitante : l'absence d'écrit, l'absence même de toute trace d'un éventuel schéma d'optimisation fiscale susceptible d'être requalifié par l'administration, le Comité consultatif et le juge, d'un montage frauduleux ou abusif. L'avenir professionnel des avocats fiscalistes n'augure rien de bon : à vouloir les projeter dans la lumière, la loi nouvelle les conduira dans l'ombre... Il faut lire Voltaire : "Quiconque est soupçonneux invite à le trahir" (in Zaïre)...

Deuxième salve

Comme il ne suffisait pas de jeter le soupçon sur l'avocat en général et sur l'avocat fiscaliste en particulier, il a paru étonnant au législateur que les caisses des règlements pécuniaires des avocats (Carpa), maniant les fonds issus des différentes missions des avocats, ne soient pas explicitement visées par les procédures visant à lutter contre le blanchiment.

L'article 10 quinquies du projet de loi rectifie donc le tir et prévoit d'ajouter, à la longue liste des obligés de Tracfin, inscrite à l'article L. 561-2 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L1185IWS ; cf. les Ouvrages "Droit bancaire" N° Lexbase : E9885BXE et "La profession d'avocat" N° Lexbase : E6414ETQ), les Carpa. Le futur article L. 561-3 du même code disposera donc que ces caisses exerceront leur vigilance sur l'origine et la destination ainsi que sur le bénéficiaire effectif des fonds, effets ou valeurs qui sont déposés par les avocats pour le compte de leurs clients. Et, sous l'effet d'un "heureux" amendement de dernière minute, l'article L. 561-17 soumet la litigieuse déclaration de soupçon, elle aussi, au filtre du Bâtonnier de l'Ordre dont la caisse dépend.

Inutile de rappeler, ici, l'engouement évidemment certain de la profession d'avocat à violer le secret professionnel au moment même où se tisse un simple "lien d'affaires" entre l'auxiliaire de justice et son client. Tout a été dit sur le sujet (cf., dernièrement dans nos colonnes, B. Thévenet, La déclaration de soupçon à TRACFIN : les avocats doivent s'y plier N° Lexbase : N5830BT4 et N° Lexbase : N5844BTM) et la Cour de justice de l'Union européenne (CJCE, 26 juin 2007, aff. C-305/05 N° Lexbase : A9284DWR), comme le Conseil d'Etat (CE 1° et 6° s-s-r., 23 juillet 2010, n° 309993 N° Lexbase : A9869E4B et 14 octobre 2011, n° 332126 N° Lexbase : A7431HYU) ont pu juger que l'ordonnance du 30 janvier 2009 (N° Lexbase : L6934ICS), instaurant cette obligation déclarative de soupçon, ne méconnaissait pas le principe du procès équitable et ne constituait pas une atteinte excessive au secret professionnel.

Désormais, puisque les avocats n'ont transmis qu'une seule déclaration auprès de Tracfin, en 2011, sur les 11 000 déclarations faites par l'ensemble des personnes et institutions assujetties, la loi vise les Carpa, pensant ainsi augmenter "la récolte".

La réponse de l'Union nationale des Carpa (Unca) fut des plus circonspectes au regard des obligations à laquelle les Carpa sont, d'ores et déjà, assujetties.

Dans une lettre-circulaire du 21 juin 2013, l'Union nationale rappelait en substance que les Carpa constituent, d'abord, un outil de contrôle de nature déontologique placé sous la responsabilité ordinale, permettant d'assurer la régulation et la sécurisation des maniements de fonds, tout en préservant le secret professionnel. Par conséquent, de même que les avocats sont légitimes à invoquer le secret professionnel à l'égard des investigations de l'administration et de Tracfin, les Carpa rencontrent la même problématique et la même contrariété entre des droits fondamentaux (secret professionnel versus lutte contre la fraude et le blanchiment). Et, l'Unca de rappeler aux parlementaires que la vocation des Carpa est justement d'empêcher toute instrumentalisation de l'avocat aux fins de blanchiment.

Aucun retrait de fonds du compte individuel ne peut intervenir sans un contrôle préalable de la caisse des règlements pécuniaires des avocats effectué selon des modalités définies par un arrêté du Garde des Sceaux, ministre de la Justice (décret du 27 novembre 1991 N° Lexbase : L8168AID). Et c'est justement l'arrêté du 5 juillet 1996 (N° Lexbase : L3456IPP) qui prévoit le contrôle de l'origine des fonds, le bénéficiaire du règlement, et le lien entre le maniement de fonds et l'acte juridique ou judiciaire auquel il se rapporte.

Les Carpa rejettent donc toute opération suspecte : par suite, comment peuvent-elles effectuer une déclaration de soupçon à l'égard d'opérations qui ne peuvent pas exister en son sein, toute erreur de contrôle mise à part ?

Non seulement l'amendement de la loi est inutile, là encore, mais il susciterait de facto, craint l'Unca, la suspicion des avocats à l'égard des Carpa ; ce qui serait une régression spectaculaire en matière de transparence et en matière déontologique.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette disposition ne soit pas d'inspiration gouvernementale. Lors des débats, le Garde des Sceaux rappelait, notamment, "que les CARPA ne constituent pas une profession et qu'à ce titre, elles ne sont donc pas soumises à la Directive anti-blanchiment. Les CARPA, structures de règlement pécuniaire des avocats, ne sont pas censées passer de l'argent. Par ailleurs, elles sont adossées à des établissements financiers qui sont, eux, soumis à l'obligation de signalement anti-blanchiment. Enfin, la loi de 1996 a institué, d'une part, une commission nationale de contrôle, d'autre part, un commissaire aux comptes, eux aussi soumis à l'obligation de signalement dans le cadre des dispositions anti-blanchiment". Autrement dit, le ministre reconnaissait, elle-même, l'inutilité intrinsèque d'un tel amendement. Mais, la disposition proposée lui semblait tout à fait acceptable, par sa dimension symbolique et le message qui est adressé à cette profession. Il s'en est suivi, d'ailleurs, un débat ubuesque sur le cas, fréquent, où le Président de la Carpa est lui-même le Bâtonnier de l'Ordre ; et le Garde des Sceaux d'ironiser : "Dans un tel cas de figure, le Bâtonnier tiendra un conciliabule avec lui-même -certains sachant cultiver l'art du désaccord avec eux-mêmes- et décider en conséquence". Peut-on afficher plus grand mépris à l'égard de la profession, des institutions représentatives et des fonctions ordinales ?

"Ne te montre pas soupçonneux envers tout le monde, mais prudent et ferme" : tel est le conseil de Démocrite qu'auraient dû suivre le Gouvernement, comme le législateur, dans leur lutte nécessaire et légitime contre la fraude et le blanchiment. Cette dernière justifie t-elle, dès lors, l'abandon du secret professionnel, la régularisation des pratiques illicites, la présomption de fraude à tous les égards ? Le 17 septembre 1793, la Convention nationale instaurait la "loi des suspects", apogée de la "paranoïa révolutionnaire" et assise... de la Terreur... CQFD.

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