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par Fabien Waechter, Président des éditions juridiques Lexbase
le 29 Septembre 2022
L’article que vous vous apprêtez à lire a été publié pour la première fois en octobre 2016. Aujourd’hui, et alors que son auteur nous a quittés ce 25 septembre dernier, plus que jamais il résonne en chacun de nous. Explicitant l’histoire et l’ambition du projet Lexbase, nous jugeons opportun de lui offrir à nouveau une large diffusion, pour que l’esprit de Lexbase se perpétue et celui de Fabien Waechter avec.
Lors de la création de Lexbase en 1998, l'édition juridique avait établi son modèle sur le caractère scientifique de la matière dont elle s'inspirait. À ce titre, l'analyse, la réflexion et les échanges d'universitaires constituaient la valeur ajoutée du modèle économique. Le traitement des données dites « brutes » était la matière pauvre de l'édition, celle qui ne requérait aucune compétence autre que celle de savoir lire. Étaient alors vendus par les éditeurs les apports éditoriaux inhérents à ces données : notes sous les articles de codes, abstracts sous les jurisprudences, articles de fond sur les seules décisions décisives des juridictions. Ainsi, les praticiens du droit se servaient de l'analyse des éditeurs pour élaborer de la matière brute (décisions, réglementations), laquelle servait à son tour à alimenter les analyses des grands auteurs.
Dans l'ordre des traitements de l'information, la déclinaison est la suivante :
1. Un fait juridique ;
2. Donne lieu à une information ;
3. Qui génère de l'analyse ;
1. Qui fait éclore de nouveaux faits ;
2. Qui génèrent de nouvelles informations, etc.
Le tout sous abonnement. Les éditeurs organisaient ainsi une valse ininterrompue, qui n'a eu cure du temps. Certains éditeurs sont ainsi en place depuis Théophraste Renaudot, premier éditeur juridique identifié comme tel pour la publication de sa « Gazette » dès 1631. Les éditeurs juridiques, précurseurs, avaient créé dès lors une forme de mouvement perpétuel, appliquant au droit la boucle musicale, découverte plus tard, laissant ainsi penser que le droit inspira (aussi) la musique !?
Conscients du poids de l'héritage, mais inspirés par l'exemple, les concepteurs de Lexbase ont voulu rejoindre la ronde. Profitant de l'élan que vint au même moment leur donner l'outil internet, ils choisirent d'ajouter à un produit éditorial de doctrine et de veille juridique classique, un outil d'informatique éditorial, qui s'appuierait sur une nouvelle valeur ajoutée : la base de données. Or, de façon à marquer le positionnement qu'évoque le président Petitcollot dans son introduction, ils résolurent de constituer une base sur une donnée qui n'était à l'époque que très peu, voire pas du tout accessible : la jurisprudence.
I. Depuis sa création, Lexbase encourage la libération des données publiques : l'accès à la jurisprudence
Lexbase naquit très peu avant Légifrance, et encouragea sa constitution. De fait, en plus de modifier quelque peu le marché, en permettant à chacun (dont Lexbase) d'accéder à de la donnée en masse, cette première initiative de libération de données permettait d'organiser de nouveaux outils sur des données structurées, quasi directement utilisables. Lexbase a accompagné ce mouvement d'une acquisition massive de jurisprudence. Il fallait acquérir le plus de décisions du plus grand nombre de juridictions, presque sous forme revendicative. La dimension citoyenne était corrélative de la démarche donnant une valeur à cette donnée mystérieuse qu'était la jurisprudence : Lexbase a fait de la base de jurisprudence un produit. Ainsi, la valeur ajoutée de Lexbase résida, en plus des bases de doctrine et de revues, dans les processus d'acquisition (numérisation), de traitement des données, et de leur rendu pour l'utilisateur, participant d'une forme de libération au bénéfice des abonnés. Ce dernier achetait donc l'accès à une donnée inaccessible, ainsi qu'au contenu inédit de cette donnée. S'est ainsi formée une masse d'utilisateurs, qui devinrent abonnés, et trouvèrent des faits qui devinrent des informations, qui inspirèrent des auteurs qui donnèrent lieu à des réflexions qui inspirèrent des professionnels qui... Lexbase est ainsi rentrée dans la danse.
Puis JuriCA est arrivé, bousculant encore le marché de la donnée dite « brute ». Les bases de données que chaque éditeur s'était constituées et arrogées, jusqu'à la jurisprudence, furent gratuitement mises à disposition pour le citoyen. Lexbase a encouragé là encore le mouvement, en le suivant et en doublant ses capacités d'acquisition, inversement Légifrance entraînant Lexbase dans sa soif de libérer : le marché de la jurisprudence était créé. Dorénavant, personne ne pourrait plus ignorer la valeur de la jurisprudence. Il faut accéder à la jurisprudence pour mieux connaître le droit. Les professionnels du droit ne pourront plus connaître le droit sans consulter la jurisprudence. Sans renverser la hiérarchie des normes, cette démarche officialise la valeur de la publication, et le rôle des éditeurs de jurisprudence. Lexbase a mérité son titre d'éditeur en fabriquant une base d'information sur la jurisprudence.
Dès lors en effet, la valeur intrinsèque à la base de données était acquise ! Combien de services les utilisateurs eux-mêmes ont-ils créés de leur fait, ou avons-nous créé pour eux sur ces contenus ? Les avocats se sont approprié l'adage selon lequel « Si tu ne connais pas d'avocat qui connaît la loi, prend celui qui connaît le juge » espérant trouver les secrètes inspirations des magistrats. Encore, nous avons mis en place des systèmes de veille par thèmes pour les spécialistes de telle ou telle matière. Lexbase a permis la recherche de faits pour engager le droit face à son principal défi : s'adapter à la vie en société. La dernière nouveauté est de permettre de réaliser des « chaînes du contentieux » : dans tous les sens les abonnés peuvent naviguer entre les degrés d'instances. Même les avis consultatifs auprès des Hautes juridictions y trouvent une place juridictionnelle. À ce stade, chaque décision peut être une information, essentielle, parfois suffisante, pour le professionnel du droit.
De la donnée naquit donc la base, sans cesse mutante, condamnée à grandir, faisant le lien entre l'instant et le passé. Cette base est devenue non une valeur « de base », mais une véritable valeur ajoutée. Fort de ses processus d'acquisition, et de la valeur trouvée auprès de ses utilisateurs, Lexbase va aujourd'hui plus loin. Lexbase constitue une base exclusive non seulement nationale, mais acquiert des données de l'ensemble des pays de tradition romano-germaniste, tendant à devenir la base de jurisprudence des pays de la même nature juridique. Lexbase peut annoncer la constitution de la plus grande base de décisions de justice de juridictions de tradition continentale au monde. Pour exemple, en 2016 a été signée une convention entre Lexbase et le premier président de la Cour de cassation du Liban, participant aussi d'un mouvement de rassemblement de la tradition civiliste. Un récent accord avec Ohada.com va permettre à l'ensemble des données de cette base, de rejoindre celles de la base JuriCaf, ajoutant de l'inédit à l'exclusif. Du Niger, en passant par la Belgique, le Sénégal ou la Russie : cette base existe dorénavant, existera, vivra, et sans prétendre à favoriser l'harmonisation, permettra la consultation, la sélection, voire la traduction d'un ensemble inédit de décisions, qui pour beaucoup n'existaient pas jusque-là. Libérez ! Lexbase intègre et publie. De la publication naîtra l'information, comme une nouvelle preuve de libération.
II. Lexbase veille cependant à organiser au mieux la libération des données publiques : la diffusion de la jurisprudence
La loi n° 78-17, du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés attribue aux éditeurs la lourde responsabilité de la rediffusion, engageant Lexbase dans deux types de développements pour pérenniser la diffusion de sa base.
A. La DJPP (donnée juridique publique publiable) ou la garantie juridique de la diffusion de la jurisprudence
Si la libération des données, encouragée par Lexbase, est un but louable, il convient cependant d'être très prudent. En effet, aujourd'hui, les normes de protection des justiciables, dans ce type très particulier de données, ne sont pas clairement définies. Au regard de l'insuffisance des règles de pseudonymisation, et des modèles proposés aujourd'hui de calcul de risque d'identification, Lexbase propose de chercher quel serait le produit satisfaisant aux exigences en vigueur (la protection de la vie privée), afin de réaliser une libération exhaustive.
Partant du raisonnement suivant :
1. Les décisions des juridictions sont des données publiques.
2. Mais les décisions des juridictions ne sont pas publiables - au regard de leur contenu, qui porte atteinte à la vie privée des justiciables.
3. Alors cette catégorie de données publiques n'est pas directement publiable.
Lexbase, spécialiste de l'exploitation de la donnée jurisprudentielle, veut contribuer par son expérience à inverser le sens de la mineure supra : la protection absolue des données personnelles dans les décisions de justice est la condition sine qua non d'une publication sans risque. Fabriquons donc la donnée publiable !
C'est une opération complexe réclamant la plus grande prudence. Pour parvenir à répondre aux attentes de l'ouverture des données publiques au plus grand nombre, dans le cadre de l'open data, le respect à la vie privée des parties au procès doit être garanti, sans faire perdre aux décisions rendues par le juge leur valeur juridique, i.e. la clarté et l'intelligibilité des faits, du discours, des arguments et des motivations, dans le processus juridictionnel.
Lexbase développe aujourd'hui le projet d'accès à la donnée juridique publique publiable (DJPP), considérant que les décisions, qu'elles soient ou non une donnée publique, contiennent des « datas » qui peuvent, elles, être identifiées puis « traitées », de façon à les rendre « publiables ».
Bénéficiant de technologies de traitement des données éprouvées, Lexbase proposera, d'une part :
- un procédé de réduction des risques d'identification pour les décisions déjà publiées (traitements a posteriori) ;
- un logiciel de préparation à la publication des data des décisions (traitement a priori), qui n'intervient pas dans la rédaction par les magistrats, mais qui permet de formater dès l'origine, un document aux fins de publication.
Lexbase voudrait concevoir deux prototypes permettant :
- l'un de traiter a posteriori en l'état actuel de l'art, et des règles applicables, les décisions déjà rendues : Lexbase fabrique une donnée publiable en garantissant à 100 % l'absence de risque d'identification, par des procédés exclusifs de formatage ;
- l'autre de préparer a priori la publication d'un modèle (gabarit), avant rédaction des magistrats, et publié par les greffes après rendu de la décision définitive, dans un format garantissant à la fois la plus grande protection des justiciables et la plus large diffusion.
Lexbase souhaite que les avocats puissent se saisir du projet. Ils sont les destinataires naturels de la jurisprudence et sont en mesure d'organiser, tant des circuits d'acquisition efficaces auprès de chaque niveau de juridiction de leurs barreaux, que des procédés de publication au plus grand nombre.
Lexbase souhaite associer à ses recherches la Cour de cassation, par l'intermédiaire d'une convention de recherche, qui permettrait au projet, tant de disposer de jeux de décisions de jurisprudence, que de légitimer l'utilisation des outils mis en place. Le projet s'appuierait en particulier sur les greffes pour réaliser un véritable outil de type « back-office » de rédaction et gestion des informations et des données sensibles.
Cette collaboration tendrait à présenter un véritable outil numérique novateur qui transformera l'utilisation d'une donnée publique judiciaire, aujourd'hui inexploitable en l'état.
B. La diffusion gratuite ou un modèle économique de diffusion de la jurisprudence
Tentés par l'équation selon laquelle plus il y aurait de données diffusées gratuitement, plus il y aurait de services à vendre, de nouveaux modèles apparaissent dans la Legal Tech.
D'une part, Lexbase a résolu une partie du problème en ne permettant l'accès à ses bases de jurisprudences les plus complètes (incluant les premières instances) qu'aux seuls magistrats et avocats.
D'autre part, si Lexbase, comme d'autres éditeurs, organise une forme de diffusion gratuite de sa jurisprudence, il s'agira d'un modèle qui effectivement, profitant de la largesse de diffusion, offrira autant de produits éditoriaux attenants, qui lui feront mériter sa qualité d'éditeur. Sans aucun doute, la taille de la base de données, le contenu, sera alors à nouveau un critère déterminant sur le marché : libérez, libérez, nous acquérons !
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