Réf. : Loi n° 2022-1158, du 16 août 2022, portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, art. 14 N° Lexbase : L7050MDH
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par Jean-Philippe Confino, Avocat associé, CABINET CONFINO
le 28 Septembre 2022
Mots-clés : bail commercial • loi « pouvoir d’achat » • loyers • indice des loyers commerciaux (ILC) • plafonnement • petites et moyennes entreprises (PME)
L’article 14 de la loi n° 2022-1158, du 16 août 2022, portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat instaure un plafonnement de l’indice des loyers commerciaux (ILC) pour les PME. Mais le dispositif pose d’importantes questions d’éligibilité, de champ d’application et de portée qui donnent l’impression d’un rendez-vous manqué et d’une loi trop rapidement rédigée aux effets potentiellement pervers.
L’été est une période idéale pour l’adoption « en catimini » de lois dont l’effet est susceptible d’engendrer de la grogne ou de la protestation. Une fois n’est pas coutume, c’est en plein cœur de l’été que l’Assemblée nationale a adopté une loi censée, cette fois, contenter les Français à propos de ce qui a été au cœur des débats de la dernière élection présidentielle : le « pouvoir d’achat ».
Ce thème s’est en effet invité depuis la fin 2021 dans tous les débats, au point de paraître un sujet plus important que le réchauffement climatique, la santé et l’éducation réunis, et de faire à présent l’objet d’une loi adoptée le 16 août 2022, portant « mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat » (loi n° 2022-1158).
Il est vrai qu’entre-temps, la guerre engagée par la Russie aux portes de l’Union européenne n’a pas tardé à entraîner des effets économiques inflationnistes inquiétants, tous secteurs confondus.
Publiée au Journal officiel dès le lendemain de son adoption, cette loi n’aura mis qu’un mois et demi pour être votée depuis sa présentation par le Gouvernement… ce qui réserve au lecteur quelques surprises ou interrogations liées à la précipitation de sa rédaction.
C’est notamment le cas en matière de baux commerciaux où l’article 14, qui fait partie du titre Ier relatif à la « Protection du niveau de vie des Français », a instauré un mécanisme de plafonnement provisoire du loyer.
Évidemment louable en son principe, ce mécanisme pose toutefois beaucoup de questions, parfois sans réponses évidentes, et semble même, à l’instar de la loi « Pinel » (loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 N° Lexbase : L4967I3D), potentiellement dangereux pour ceux-là mêmes qu’il voulait protéger.
L’article dispose littéralement ce qui suit :
« La variation annuelle de l'indice des loyers commerciaux, publié par l'Institut national de la statistique et des études économiques, prise en compte pour la révision du loyer applicable aux petites et moyennes entreprises ne peut excéder 3,5 % pour les trimestres compris entre le deuxième trimestre 2022 et le premier trimestre 2023. Le plafonnement de la variation annuelle est définitivement acquis et la majoration ou la diminution de loyer consécutive à une révision postérieure ne peut prendre en compte la part de variation de l'indice des loyers commerciaux supérieure à 3,5 % sur cette même période.
Les petites et moyennes entreprises mentionnées au premier alinéa du présent article répondent à la définition de l'annexe I au règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 déclarant certaines catégories d'aide compatibles avec le marché intérieur en application des articles 107 et 108 du traité ».
Force est d’emblée de constater que cette mesure ne concerne pas tous les preneurs à bail commercial.
Seuls sont en effet concernés, et donc protégés, ceux qui sont titulaires de baux dont l’évolution du loyer est soumise à l’indice des loyers commerciaux (ILC). La loi ne profitera donc pas à ceux dont le loyer est soumis à l’indice du coût de la construction (ICC) ou encore à l’indice des loyers d’activités tertiaires (ILAT). S’il s’agissait de protéger le « niveau de vie des Français », pourquoi prendre une mesure qui ne concernera qu’une partie réduite des baux en cours ?
En outre, toutes les entreprises dont le loyer est soumis à l’ILC ne sont pas concernées par la mesure, puisque le texte ne vise expressément que les « petites et moyennes entreprises », et encore pas toutes, puisque schématiquement ce sont celles qui ont pu bénéficier, pendant la crise du covid, des principales mesures d’aide, à savoir les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel n’excédant pas 50 millions d’euros, ou dont le bilan annuel ne dépasse pas 43 millions, et qui comptent un effectif de moins de 250 collaborateurs [1].
Là encore, on est déçu par la restriction ainsi apportée, tout à fait singulière vu le but poursuivi.
Car fondamentalement, l’objectif n’est pas tant de protéger le tissu des PME, que d’éviter que l’on répercute sur les prix les hausses de loyers que les commerçants vont subir. Or, de ce point de vue, les grands groupes, les grandes enseignes que l’on retrouve en centres commerciaux, vont à l’évidence avoir le même réflexe que les PME ! Puisqu’il s’agit de limiter l’inflation des prix, on peut regretter que la mesure ne concerne pas tous les locataires.
Quoi qu’il en soit, il s’agit donc d’empêcher que la variation annuelle liée à l’ILC dépasse 3,5 %.
Mais où était donc l’urgence quand on sait que la variation annuelle de ce même indice s’établissait au 1er trimestre 2022, à 3,32 % [2] ? Il faut croire que nos gouvernants anticipaient dès cet été, en raison de l’inflation qui a démarré depuis quelques mois, de bien plus fortes hausses, et ce n’est pas rassurant.
Au demeurant, une augmentation annuelle à (déjà) 3,32 % n’a rien d’anodin pour de nombreux commerçants, après plusieurs années de covid, et pour certains de grèves, de saccages ou de ronds-points jaunes. Par comparaison, la variation annuelle sur le même premier trimestre, un an plus tôt, s’établissait à seulement 0,43 %...
À l’heure où ces lignes sont écrites, la hausse annuelle de l’ILC au titre du 2ème trimestre 2022 vient d’être connue : elle s’établit à 4,43 % [3], soit presque autant qu’en septembre 2008 en pleine crise des « subprimes » (4,48 %) !
Et ce n’est peut-être qu’un début.
Pour en revenir au texte, il s’agit d’encadrer la variation annuelle de l’indice « pour les trimestres compris entre le deuxième trimestre 2022 et le premier trimestre 2023 ». Mais au juste, de quels trimestres s’agit-il ? En s’en tenant à la lettre, lorsqu’on énumère des valeurs « comprises entre » deux nombres, on exclut ces derniers. Les trimestres compris entre le deuxième trimestre 2022 et le premier trimestre 2023 devraient donc être les troisième et quatrième trimestres 2022.
Le texte ainsi rédigé ne devrait concerner qu’une période de six mois.
À en croire le ministère de l’Économie et des Finances, le texte est cependant destiné à durer un an, et à toucher tous les indices du deuxième trimestre 2022 au premier trimestre 2023 compris, lesquels sont donc inclus dans la période de protection.
L’expression « compris entre » doit donc être prise dans son sens arithmétique, où le « compris entre » s’oppose au « strictement compris entre ».
Donc, pour résumer, doit être plafonnée à 3,5 % la variation annuelle de l’ILC prise en compte pour les révisions de loyer, et cela commence dès à présent ; la hausse du 2ème trimestre 2022 n’aura donc pas lieu pour tout le monde.
Mais au fait, de quel type de révisions s’agit-il ? Rien de moins sûr à ce sujet.
S’agit-il du sens courant (et impropre) du terme qui recouvre les notions d’indexation et de révision légale ? Ou bien s’agit-il de révisions au sens strict, c’est-à-dire des seules révisions légales ?
À notre avis, le texte ne peut pas ne concerner que les cas de révision légale, et ce pour au moins deux raisons :
Nécessairement, le texte concerne donc les loyers indexés sur l’ILC.
Doit-on, comme certains commentateurs le pensent, aller jusqu’à dire que le texte ne concerne ni les indexations triennales ni les révisions légales triennales, au motif que la périodicité de ces mécanismes de « révision » est triennale, tandis que le texte tend à limiter la variation annuelle de l’ILC pendant un an ?
À notre sens, c’est aller trop vite, non seulement car le texte ne distingue pas selon les mécanismes de révision et les périodicités en jeu, mais encore parce qu’il est tout à fait possible de séquencer annuellement la variation de l’ILC, même si la périodicité de son application est triennale.
Pour une indexation triennale arrivant à échéance au 3ème trimestre 2022, on peut en effet très bien déterminer le « loyer applicable » (pour reprendre l’expression du législateur), en calculant normalement la variation subie par l’ILC sur les deux premières années, et en la limitant à 3,5% sur la troisième et dernière année de la variation.
Cette même remarque vaut pour les révisions légales qui, selon nous, sont aussi concernées par le texte. En effet même si le calcul en matière de révision légale ne détermine pas directement le loyer applicable, mais le plafond à retenir, l’objectif de ce plafond est bien de déterminer le loyer qui va être précisément applicable. Cela justifie une application de ce texte aux cas de révisions légales triennales.
Mais là où le ministère de l’Économie et des Finances étonne, pour ne pas dire dérape, c’est lorsqu’il affirme que ce texte a vocation aussi à s’appliquer lors des renouvellements. Il est pour le moins singulier que l’on étende ce dispositif instauré pour les « révisions » au calcul du plafond du loyer de renouvellement… Cela dit, quel praticien n’a jamais entendu parler de « révision du loyer » à l’occasion d’un renouvellement ? Clairement, la notion de « révision » au sens de ce texte doit donc être prise dans son sens le plus large possible…
Force est en tout cas de constater que le législateur va donner un peu de fil à retordre aux gestionnaires immobiliers, puisque, et ce point ne fait aucun débat, la « révision » qui sera consécutive à l’éventuel plafonnement de l’indice à 3,5 %, ne pourra pas donner lieu, la fois suivante, à un quelconque rattrapage.
En d’autres termes, il faudra, pour le calcul de la variation ultérieure, se garder d’effectuer une indexation normale, mais déterminer la méthode appropriée (selon notamment que la clause d’indexation en jeu est à indice de base fixe ou non) pour que la limitation de la hausse à 3,5 % sur un an soit définitivement acquise au preneur.
Voilà qui constitue assurément une modification définitive de la loi des parties, et pas simplement un aménagement temporaire. Est-ce suffisant pour constituer, lors d’un renouvellement, un motif de déplafonnement ?
Il est probable que non, car conformément à ce que prévoit l’article L. 145-34 du Code de commerce N° Lexbase : L5035I3U, pour constituer une cause de déplafonnement, la modification des droits et obligations doit être notable, ce qui s’appréciera sur la durée du contrat.
Or de ce point de vue, il est peu probable qu’une limitation ponctuelle de la hausse puisse, sur la durée du contrat, être considérée comme notable.
Cela étant, tout dépendra des hausses que connaîtra l’ILC dans l’année à venir, voire les années à venir si le dispositif devait être reconduit.
Une chose est en revanche certaine : par ce mécanisme éventuellement reconduit, il se pourrait, toujours en fonction de l’évolution à venir de l’ILC, que l’on arrive à empêcher que le loyer varie de plus de 25 % depuis sa dernière fixation, privant ainsi les parties d’une éventuelle demande de révision légale fondée sur l’article L. 145-39 du Code de commerce N° Lexbase : L5037I3X. On rappellera que ce dernier dispose : « En outre, et par dérogation à l’article L. 145-38, si le bail est assorti d’une clause d’échelle mobile, la révision peut être demandée chaque fois que, par le jeu de cette clause, le loyer se trouve augmenté ou diminué de plus d’un quart par rapport au prix précédemment fixé contractuellement ou par décision judiciaire. La variation de loyer qui découle de cette révision ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. »
En clair, limiter la hausse du loyer en deçà de 25 % est sans doute louable pour la stabilité monétaire et pour la trésorerie immédiate des preneurs, mais c’est priver les deux parties au contrat d’un droit légal de faire refixer le loyer à la valeur locative.
Or ce droit est d’ordre public, et c’est un ordre public de direction auquel il n’est possible ni de renoncer ni de déroger, étant rappelé que l’article L. 145-15 du Code de commerce N° Lexbase : L5032I3R répute non écrite toute clause contraire.
Dans ces conditions, doit-on faire prévaloir l’ordre public de l’article L. 145-39 du Code de commerce sur les dispositions de l’article 14 de la loi du 16 août 2022 ?
Nous ne le pensons pas, car même si le législateur ne l’a pas exprimé, cette loi est assurément une loi d’ordre public économique, en ce qu’elle vise à limiter l’inflation, et pas seulement à protéger une catégorie d’intéressés, comme son intitulé ou son titre Ier le laissent entendre de façon trompeuse.
À l’instar de toutes les dispositions prises par le passé par voie d’ordonnances ou de lois, dans le but de contrôler les prix et notamment les loyers, l’article 14 est donc bien une disposition économique qui procède d’un ordre public de direction, au même titre que l’article L. 145-39 du Code de commerce, en sorte qu’il n’est pas possible d’y déroger ou d’y renoncer.
Comment dès lors résoudre le conflit qui pourrait surgir entre l’article 14 de la loi du 16 août 2022 et l’article L. 145-39 du Code de commerce, si le premier texte empêchait la mise en œuvre du second ?
Pour notre part, il nous semble assez clair que l’article 14 de la loi du 16 août 2022 est un texte spécial, d’ailleurs expressément qualifié de mesure d’urgence, dont l’objet même est de déroger momentanément à toute règle en vigueur afin de parvenir au but poursuivi. Dans ces conditions, et conformément à l’adage specialia generalibus derogant, son application devrait l’emporter sur celle de l’article L. 145-39, et donc paralyser les hausses de loyer, quand bien même cette paralysie aurait pour effet de priver les parties d’une faculté de révision légale.
C’est en cela que l’on peut dire que le mécanisme adopté pourrait finalement manquer son but, et même nuire à certains locataires qui pourraient ainsi se voir privés du droit à faire revenir le loyer à la valeur locative.
Mais en attendant une hypothétique dérive de plus de 25 %, les « petits et moyens » locataires dont les baux sont assujettis à l’ILC seront bien contents de pouvoir bénéficier de cette loi, tandis que les autres n’auront d’autre choix que de répercuter tout cela sur les prix...
[1] Cf. annexe I au Règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission, du 17 juin 2014, déclarant certaines catégories d'aide compatibles avec le marché intérieur en application des articles 107 et 108 du traité N° Lexbase : L5604I3X.
[2] Avis relatif à l'indice des loyers commerciaux du premier trimestre de 2022 (JORF du 23 juin 2022) N° Lexbase : L2139MDL.
[3] Avis relatif à l'indice des loyers commerciaux du deuxième trimestre de 2022 (JORF du 24 septembre 2022) N° Lexbase : L4009ME9.
[4] Arrêt « Bataclan », Cass. civ. 3, 6 février 2008, n° 06-21.983, FS-P+B+I N° Lexbase : A6718D4L.
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