La lettre juridique n°918 du 29 septembre 2022 : Sociologie

[Focus] Les citoyens face à la justice pénale : un sentiment punitif surévalué

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N2541BZ7

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[Focus] Les citoyens face à la justice pénale : un sentiment punitif surévalué. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/88441642-documentelastique
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par Virginie Gautron - Maîtresse de conférences en droit pénal et sciences criminelles - Nantes Université - CNRS - Droit et changement social et Cécile Vigour - directrice de recherche au CNRS - Sciences Po Bordeaux - Centre Émile Durkheim

le 28 Septembre 2022

Mots-clés : justice pénale • peines • représentations sociales • expériences de justice

Cet article traite des représentations de la justice pénale, et s’appuie sur une recherche fondée sur des entretiens collectifs et une enquête quantitative par questionnaire. Il souligne le profond décalage entre le sentiment relativement partagé d’un « laxisme » judiciaire, du moins concernant certains types d’infractions ou de délinquants, et des positions nettement plus nuancées lorsque le contexte des affaires leur est détaillé.


 

Le 24 juillet 2022, la plupart des médias ont relayé un sondage de l'Institut français d'opinion publique (l’IFOP) qui rabâche, après de nombreux autres, combien l’institution judiciaire souffre d’un discrédit populaire, a fortiori la justice pénale [1]. Interrogés sur la fermeté des magistrats « en général », 65 % des mille personnes interrogées ont répondu qu’ils « ne sont pas assez sévères » (51 % en 2011), 2 % seulement qu’ils le sont « trop » (6 % en 2011), 23 % qu'ils sont « justes » (38 % en 2011). Un sur dix reconnaissait être incapable de se prononcer en la matière. La formulation d’une telle question présente pourtant de nombreux biais, en premier lieu parce qu’elle agglomère des infractions très diverses, dont le degré de gravité perçue n’est pas sans effet sur les représentations sociales des sanctions pertinentes. Comme l’écrivaient Philippe Robert et Claude Faugeron dès les années 1970, la pensée des citoyens s’organise autour d’une dichotomie « gros » vs « petits délits », largement fonction des possibilités d’identification aux délinquants [2]. Sans revenir sur l’ensemble des critiques adressées aux sondages [3], ces derniers prennent rarement en compte leurs connaissances et leurs expériences concrètes de la justice pénale. Tout au plus apportent-ils quelques clés de lecture sur l’espace des positions, à partir d’indicateurs socio-démographiques et d’auto-positionnement politique sur un axe gauche-droite.

Dans la lignée d’études françaises relativement anciennes [4], même si ce thème connaît un regain d’intérêt [5], notre équipe de recherche souhaitait analyser plus finement la façon dont les citoyens se représentent et s’approprient la justice, son fonctionnement et ses décisions ; leurs rapports au droit, leurs attentes, les facteurs et les valeurs qui façonnent leurs jugements sur l’institution judiciaire. Cet article se centre sur leurs représentations de la justice pénale, mais s’appuie sur une recherche collective plus large, sensible à leurs perceptions et à leurs expériences du traitement d’autres contentieux (familial, travail, etc.). Il est impossible de présenter ici l’ensemble du protocole de recherche et des résultats, détaillés dans un ouvrage récemment publié aux Presses Universitaires de France [6].  Pour éviter une perspective surplombante, nous avons dans un premier temps opté pour une approche inductive, sans chercher à tester des hypothèses définies a priori. Entre fin 2015 et 2017, nous avons conduit dix-sept entretiens collectifs d’environ trois heures, chaque groupe comprenant de trois à huit personnes (80 participants en tout). Outre la recherche d’un équilibre des classes d’âges, des sexes, des groupes sociaux et des positionnements politiques, nous avons constitué des groupes sans expérience de justice, d’autres avec des expériences civiles (affaires familiales et prud’homales surtout) ou pénales ; ces derniers incluent aussi bien des auteurs, des victimes ou leurs proches, des jurés de cours d’assises et des témoins. Nous souhaitions ainsi caractériser l’incidence d’expériences, personnelles ou indirectes, qui donnent accès à des incarnations concrètes de la justice.

Durant ces entretiens, nous avons posé des questions ouvertes générales, mais aussi diffusé des extraits du documentaire Aux marches du Palais de Cédric de Bragança, qui donne à voir diverses situations : le suivi d’un homme interpellé depuis son déferrement devant la substitute du procureur par la police, jusqu’à l’audience et au prononcé de la décision par le tribunal correctionnel ; une audience dédiée aux contestations d’infractions routières lors de laquelle le juge explique le sens de la peine à un condamné ; une courte séquence où un avocat commis d’office conseille de jeunes prévenus sur l’attitude à adopter à l’audience correctionnelle. Enfin, nous leur avons soumis des scenarii fictifs sur deux cas concrets : une conduite sous l’emprise de l’alcool d’un chauffeur-livreur de trente ans, marié et père de deux enfants ; des dégradations de véhicules commises par des jeunes pris en flagrant délit. Aux fins de comparaison, le premier reprenait en tout point un cas fictif soumis à des magistrats [7]. Nous avons notamment demandé aux participants la sanction qui serait selon eux prononcée par la justice, et celle qu’ils privilégieraient s’ils étaient en situation de juger.

En 2018, nous avons repris ces séquences, en ajoutant un troisième cas fictif (un vol à l’arraché), dans un questionnaire soumis au panel Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (ELIPSS), un échantillon aléatoire représentatif de la population française (2352 répondants) [8]. Tandis que les entretiens collectifs permettent d’établir certaines modalités d’élaboration et d’expression d’un jugement public sur la justice, les réponses au questionnaire, dans un cadre privé via une tablette, visaient à objectiver statistiquement les facteurs qui influencent les jugements portés sur celle-ci, explorés à l’aide d’analyses statistiques multivariées (régression logistique, analyses factorielles). Cette combinaison de méthodes a permis de comparer leurs représentations abstraites du système pénal, en lien avec leurs conceptions de la délinquance, des peines et de leurs finalités, et leurs jugements sur des situations concrètes, qui comprenaient des descriptions fines de divers délits, des trajectoires et des caractéristiques des prévenus. À cet égard, on observe un profond décalage entre ces deux perspectives, ainsi qu’une relative dépolitisation du sujet lorsqu’ils s’extraient des reportages, des coupures de presse, des déclarations politiques ou syndicales. Si les citoyens sont majoritairement persuadés d’un « laxisme » judiciaire, du moins concernant certains types d’infractions ou « profils » de délinquants (I.), leurs positions sont nettement plus nuancées lorsque le contexte des affaires leur est détaillé. Au-delà de l’incrimination pénale, envisagée abstraitement, ils portent alors leur regard sur le préjudice et le déroulement des faits, les antécédents judiciaires, mais aussi sur les motivations de l’auteur, sa personnalité et son histoire, ce qui les conduit à moduler leurs jugements sur la sévérité de la peine (II.).

I. Des représentations abstraites majoritairement critiques

On constate d’abord un écart frappant entre la légitimité d’ensemble de la justice et de la police, en tant qu’instances de régulation, et des appréciations beaucoup plus contrastées de l’institution, des tribunaux et de certaines pratiques professionnelles de l’autre. Les discours des enquêtés manifestent une vision idéalisée de la Justice, entendue comme valeur, et appréhendée en termes de pacification sociale, de régulation des conflits, de protection et de sécurité. La justice est considérée comme indispensable dans une communauté sociale et politique : elle a pour charge de fournir un cadre, des repères collectifs et des valeurs au sens social (comme socle de la vie en société), politique (au fondement de la démocratie) et moral, en tant que repères sur ce qu’il est bien de faire ou pas. Cette perspective explique que la pénalité soit étroitement associée aux attentes sociales envers les tribunaux. Les enquêtés leur assignent d’abord le rôle de sanctionner ceux qui ne respectent pas les lois, d’inciter à respecter les règles de la vie en société, de dédommager les victimes et d’éviter les comportements délinquants. Leurs déceptions face à ce que serait la justice en action sont à la mesure d’idéaux exigeants. Leurs jugements dépréciatifs portent sur ses traductions institutionnelles concrètes, sur certaines pratiques des tribunaux et des professionnels du droit. Leurs discours confortent, a priori, les résultats des sondages commandés par les médias, mais dévoilent des appréciations plus contrastées selon les types d’infractions et leurs auteurs (A.). Ces représentations majoritaires masquent la coexistence de plusieurs types d’attitudes, caractéristiques de groupes sociaux ou au moins de certaines propriétés sociodémographiques, et au-delà de systèmes de croyances différenciés (B.).

A. Entre impunité et sur-pénalisation : des jugements contrastés selon les types de délinquance et de délinquants

Lors des entretiens collectifs, les enquêtés ont majoritairement regretté la clémence excessive de la justice, les classements sans suite, les libérations anticipées de détenus grâce aux réductions et aux aménagements de peine, ou encore l’inexécution de sanctions privatives de liberté. Beaucoup déplorent le détricotage du travail des forces de l’ordre par les juges, ce qui minerait l’autorité policière et nuirait à l’efficacité de la lutte contre la délinquance. Ainsi, 60 % des répondants au questionnaire considèrent que « les juges relâchent souvent les personnes arrêtées par la police ». Lors des échanges collectifs, certains ont relaté des expériences personnelles ou rapportées par leur entourage pour conforter cette accusation de laxisme. Mais la plupart ont pris appui sur des exemples diffusés par les médias, même s’ils sont loin d’être dépourvus de sens critique à leur égard. Aux yeux du grand public, ces indulgences sont pour partie volontaires, mais aussi, concernant les contentieux de masse, contraintes en raison de l’afflux d’affaires et du manque de moyens. Dans les deux cas, elles fortifieraient le sentiment d’impunité des délinquants. L’inexécution des peines ou leur exécution tardive mettrait à mal le sens de la peine. Toutefois, ces jugements d’ensemble sur l’activité pénale masquent des critiques qui sont rarement univoques. Celles d’une excessive mansuétude des magistrats se focalisent sur certaines formes de délinquance et certains types de délinquants, en lien avec le sentiment de profondes injustices et inégalités devant la loi.

Parmi les infractions perçues comme graves et insuffisamment réprimées, les atteintes aux personnes sont le plus souvent citées, surtout la délinquance sexuelle. Les enquêtés stigmatisent le prononcé de simples sursis ou de quantums fermes trop légers, qui leur semblent trop souvent inférieurs à ceux prononcés pour des faits qu’ils estiment moins graves, comme les atteintes aux biens, ou les infractions à la législation sur les stupéfiants. Ceci étant, ce n’est pas toujours la gravité intrinsèque des crimes ou délits qui fonde leurs jugements, mais plutôt la qualité de leurs auteurs. À cet égard, la délinquance des mineurs constitue une cible privilégiée, souvent confondue avec celle des jeunes de « banlieues », d’origine étrangère en particulier. C’est toutefois l’impunité des élites qui réunit le plus grand nombre de critiques. Les participants aux entretiens collectifs dénoncent presque unanimement un système partial au service des puissants, que cette dissymétrie tienne aux ressources économiques, sociales ou culturelles. La capacité de ces derniers à s’arranger avec les lois et les professionnels du système pénal se manifesterait dès l’intervention policière : on ne leur mettrait pas de menottes en public, il y aurait une tendance à étouffer les affaires les concernant. Ils parviendraient à contourner la justice à l’aide d’avocats bien rémunérés, ou grâce à des collusions entre magistrats, responsables politiques et personnes socialement haut placées. Au mieux seraient-ils condamnés à des amendes, non dissuasives du fait de leurs revenus. Même incarcérés, les délinquants en col blanc bénéficieraient selon eux de conditions de détention avantageuses.

Ce sentiment d’inégalité paraît d’autant plus fort que les enquêtés sont nombreux à considérer que la justice, trop laxiste pour des faits jugés graves ou à l’encontre des élites, s’acharnerait au contraire sur d’autres délinquants auxquels ils s’identifient davantage. À la différence des sondages d’opinion, mais dans la lignée de travaux scientifiques antérieurs, notre recherche révèle en effet la coexistence de deux appréciations opposées : la justice ne punirait pas assez quand elle le devrait, mais punirait trop sévèrement dans d’autres cas [9]. Lors des échanges collectifs, l’exemple le plus typique, et qui suscite le plus d’adhésion, concerne les infractions routières. Pour beaucoup, de gros moyens seraient déployés pour les réprimer, aux seules fins d’alimenter les caisses de l’État et au détriment d’autres formes de criminalité, commises par de « vrais » délinquants qu’ils placent à bonne distance, parfois à l’aide d’appréciations stéréotypées. Ils justifient la moindre gravité des infractions routières par le fait que chacun est susceptible d’en commettre, sans nécessairement être de mauvaise foi (inattention, feu orange, etc.). Même pour l’alcool au volant, plusieurs font preuve de mansuétude, tout en considérant une sanction nécessaire. Comme Morgane, trentenaire et professeure d’économie en lycée qui se déclare proche des Républicains, ils ne comprennent pas que « quelqu’un qui a pris 3 verres d’alcool » se retrouve « à la barre avec quelqu’un qui a commis un vol ». Selon eux, ces délinquants n’auraient rien à faire en détention, même en cas de récidive. Pour les moins dotés économiquement, tout se passe comme s’ils s’estimaient doublement perdants dans le jeu social conduisant à sur-criminaliser les délinquants routiers et à assurer l’impunité des plus riches. Ces derniers seraient sanctionnés par des peines pécuniaires indolores, tandis que les plus pauvres subiraient des amendes ou des retraits de permis aux incidences beaucoup plus fortes sur leur situation sociale et professionnelle.

Plus généralement, leurs discours dévoilent une grande sensibilité aux injustices, liées aux inégalités, d’abord perçues sur le mode d’une opposition entre « eux » (« ceux qui ont le pouvoir », « ceux qui sont haut placés », « ceux qui font les lois ») et « nous » (« le peuple » qui n’« est pas écouté »). Les citoyens incluent la reproduction d’autres écarts préexistants liés aux appartenances de classe, mais aussi de genre et à des groupes ethniques minoritaires. Ils évoquent spontanément et de façon récurrente cette « justice à deux vitesses » dans les échanges, alors que l’enquête qualitative ne comportait aucune question sur cette dimension. Une tension forte s’exprime entre ce que la justice devrait être dans une société démocratique (une loi accessible et égale pour tous) et ce que les citoyens en perçoivent : un lieu où sont reproduites, voire amplifiées, les inégalités économiques, sociales et culturelles. Selon eux, le fonctionnement du système judiciaire avantage certains profils de justiciables et en pénalise d’autres selon les compétences et dispositions qui sont les leurs. Si le capital économique constitue selon eux un élément décisif, en termes d’accès à l’information et aux meilleurs avocats, les inégalités de classe tiennent aussi au capital culturel et social : inégale maîtrise du langage, des codes et des attentes judiciaires. Selon plusieurs enquêtés aux profils diversifiés, ce déficit d’intelligibilité représente aussi, sur un plan plus subjectif, une forme de violence symbolique ou institutionnelle. L’appartenance des professionnels du droit à l’élite culturelle et sociale s’accompagnerait d’une mise à distance sociale et d’une domination vis-à-vis des profanes et surtout des plus modestes. L’usage de termes juridiques complexes ne découlerait pas seulement de la technicité du droit, mais d’une intention délibérée, afin d’asseoir une relation de pouvoir.

B. Des représentations socialement clivées

Les représentations décontextualisées de la justice pénale dépendent de schèmes interprétatifs formés au cours de la socialisation, des expériences individuelles et des appartenances sociales, mais aussi des sensibilités politiques et de l’exposition aux médias. L’âge, le sexe, la profession et la catégorie socioprofessionnelle, les affinités partisanes et la position sur l’axe gauche-droite structurent indubitablement la formation des jugements. Les analyses statistiques multivariées réalisées à partir de l’enquête par questionnaire montrent que les plus diplômés, les jeunes, les cadres et professions intellectuelles supérieures, et dans une moindre mesure les femmes, sont significativement moins prompts à dénoncer le manque de sévérité des magistrats. Il en va de même pour ceux qui se classent à gauche et au centre-gauche, qui sont en revanche nettement plus sensibles aux discriminations policières et judiciaires.

Pour autant, leurs jugements sur les pratiques judiciaires ne sont pas totalement déconnectés de leurs expériences concrètes et de leurs interactions avec les acteurs du système pénal. Paradoxalement, ce sont moins leurs rapports antérieurs avec l’institution judiciaire qui pèsent sur leurs représentations de celle-ci que leurs interactions avec les forces de l’ordre, même si les premiers ne sont pas sans effet. Ceux qui ont subi un refus de plainte considèrent davantage que la justice relâche souvent les personnes interpellées et dans une moindre mesure, ceux qui ont vu leurs plaintes classées sans suite. En outre, si plusieurs études nationales et internationales dévoilent que la confiance envers la police décroît en proportion inverse du nombre de contrôles d’identité rapportés [10], les réponses au questionnaire montrent que ces derniers réduisent aussi la confiance envers la justice. Les refus de plainte, comme d’autres expériences de justice (notamment pénales), doublent également la probabilité d’éprouver des sentiments négatifs à l’égard de l’institution judiciaire (méfiance, peur, colère, injustice). On observe cependant un décalage saillant entre ces conceptions générales et les jugements en situation que les participants aux entretiens collectifs et les panélistes développent sur la base de cas concrets.

II. En situation de juger : une désescalade répressive

Dès les entretiens collectifs, les positions des enquêtés étaient nettement plus nuancées lorsqu’il s’agissait de juger de la sévérité de la peine prononcée dans des affaires concrètes, ou d’estimer la « juste » peine à propos d’histoires fictives, dont les détails de la commission des faits et les caractéristiques des auteurs étaient connus. Les objectivations statistiques ont confirmé ce contraste, déjà relevé à l’étranger [11]. Enquêtés et panélistes contextualisent alors les faits et individualisent les peines, ce qui conduit à une désescalade répressive (A.), qui s’explique aussi par l’articulation des multiples finalités qu’ils assignent à la peine (B.). Si certains déterminants sociaux pèsent sur leurs façons de moduler les sanctions, leurs conceptions politiques perdent une grande part de leur influence (C.).

A.  Entre contextualisation des faits et individualisation de la peine : une moindre punitivité

Lors des entretiens collectifs, la tonalité des propos sur le traitement judiciaire des cas concrets soumis apparaît nettement plus modérée, comme en témoignent les discours et les arguments des enquêtés au sujet d’un passage du documentaire visionné, présenté ci-dessous.

Présentation d’un extrait du documentaire discuté

Le prévenu est accusé d’avoir tiré deux coups de feu en l’air dans un lieu public avec un fusil à pompe. L’homme rencontre d’abord une substitut du procureur dans son bureau, qui lui indique qu’utiliser un fusil dans un lieu public peut être puni de cinq ans d’emprisonnement. L’homme répond qu’il n’a visé personne et qu’il n’y avait pas de balles réelles dans le fusil. Elle rétorque que cela ne change rien du point de vue du Code pénal. L’homme reconnaît les faits. La substitut lui demande s’il souhaite un avocat, lui explique la suite de la procédure et indique demander au juge des libertés et de la détention qu’il soit placé immédiatement en maison d’arrêt en raison du trouble à l’ordre public qu’il a provoqué. L’homme paraît essuyer des larmes. Le lendemain, l’homme est jugé par le tribunal. L’homme explique le contexte dans lequel il est allé chercher son arme : le patron d’un club l’a pris à la gorge, l’a fait ressortir et l’a humilié devant ses amis et sa femme. Alors qu’il explique cela pour la troisième fois, la juge qui préside l’audience l’interrompt et lui indique que cela n’a pas d’importance aux yeux du Code pénal, contrairement au fait de tirer deux coups de fusil en l’air pour régler un désaccord. L’homme est condamné à douze mois de prison, dont six mois assortis d’un sursis avec mise à l’épreuve de deux ans ; il est maintenu en détention ; il est aussi privé de ses droits, civils et de famille pendant deux ans.

Même les plus virulents lors des discussions générales ont participé à ce renversement de situation. Parmi les quatre-vingt participants, quatre hommes de milieu populaire seulement ont pointé un manque de sévérité des magistrats. Les processus de formation et d’explicitation du jugement montrent qu’ils se sont fondés presque exclusivement sur le quantum ferme, occultant la dimension punitive du sursis avec mise à l’épreuve. Quant aux 2 352 panélistes interrogés, seuls 3 % ont considéré que la peine n’était pas assez sévère. Près de 46 % ont estimé qu’elle était « juste », presque la moitié (49,7 %) qu’elle était trop sévère [12].

Comment expliquer ce décalage entre les jugements énoncés « en général » et ceux qui sont émis « en situation » ? Plusieurs études ont déjà montré que la plupart des personnes pensent à des crimes graves et violents lorsqu’elles se prononcent sur les sentences des tribunaux « en général » [13]. Ces crimes (viol, pédophilie, autres violences familiales, meurtre) sont effectivement parmi les plus cités dans les échanges lorsqu’il est question du manque de punitivité de la justice. Or, les extraits d’audience portaient sur des faits de bien moindre gravité. En outre, ils conduisent les enquêtés à se distancier d’incriminations abstraites, en prenant en compte les circonstances concrètes du passage à l’acte. Plusieurs chercheurs l’ont montré au sujet des pratiques de sentencing de magistrats : la notion de gravité présente une « face objective (légale) de gradation et une face narrative (dramatique) de scénarisation » [14]. L’affaire se présente comme un récit, qui implique des événements, des lieux et des personnages, appréhendés à l’aune de leurs biographies, de leurs actions antérieures et des explications qu'ils fournissent à l’audience. Cela amène parfois les magistrats, et les citoyens placés en situation de juger, à nuancer l’interprétation de la gravité des faits ou la responsabilité des protagonistes. Celles-ci sont évaluées à l’aune de nombreux éléments contextuels et contingents qui varient suivant les types d’affaires. À partir de toute une série de critères, les enquêtés appliquent intuitivement le principe d’individualisation des peines, fondamental en droit pénal français, que deux femmes seulement ont mentionné en entretiens collectifs. Sur ce point, un paradoxe émerge de nos enquêtes : alors que la plupart des travaux en sociologie des professions, de la justice ou des institutions, insistent sur la forte distance entre profanes et professionnels du droit, on constate une grande similarité des modes de raisonnement, des critères et des arguments avancés par les citoyens et les magistrats [15] quant au choix de la peine, à sa gradation, à son individualisation.

Il est impossible ici de détailler l’ensemble des éléments qu’ils prennent en compte. Pour former leur jugement, et définir le type de sanctions et son quantum, panélistes et participants aux entretiens collectifs s’appuient d’abord sur le type d’infraction (gravité, préjudice), les circonstances précises qui l’entourent et les antécédents judiciaires. Ils prêtent attention aux circonstances les plus objectives de l’affaire : absence de balles réelles dans l’extrait documentaire, degré d’alcoolémie, etc. Ils procèdent ensuite à une gradation de la peine selon les antécédents du prévenu : pour une grande majorité, la clémence est envisageable pour les primo-délinquants, et la première condamnation doit servir d’avertissement. Nous y reviendrons, la nature des faits et le casier judiciaire constituent des facteurs déterminants du recours à la prison. Les enquêtés sont plus divisés, mais assez nombreux, surtout parmi ceux qui jugent la peine trop sévère, à prendre en compte les motivations et les sentiments de l’auteur au moment du passage à l’acte, comme l’humiliation qu’il dit avoir ressentie dans l’extrait de documentaire. Ceux-ci y voient un motif d’adoucissement, car le prévenu serait partiellement victime de l’événement. À l’inverse, pour d’autres qui estiment la peine juste ou trop clémente, il n’aurait pas dû se faire justice lui-même, mais faire appel aux autorités. Non seulement la loi doit s’appliquer, quelles que soient les émotions ressenties et leur légitimité, mais le comportement du prévenu lors des faits est interprété comme celui d’une personnalité dangereuse : les risques de réitération exigeraient une réponse pénale pour le dissuader de recommencer. À l’instar des chercheurs qui se sont penchés sur le processus de reconstruction judiciaire des affaires [16], ces caractéristiques plus personnelles ne peuvent être dissociées des précédentes, car elles fonctionnent en synergie. Les faits sont compris à partir de l’état mental du prévenu au moment du passage à l’acte, de ses relations et interactions avec la victime, tandis qu’une infraction violente et des condamnations antérieures servent de base à des inférences sur ses traits de caractère. Ces différents critères ne sont donc pas des entités autonomes et irréductibles les unes aux autres. Les citoyens sont également très sensibles, comme les acteurs judiciaires [17], à la reconnaissance des faits, aux excuses et aux regrets exprimés à l’audience, qui relèvent pour beaucoup de « circonstances atténuantes ».

En parallèle, les citoyens intègrent majoritairement les caractéristiques personnelles et la situation professionnelle (emploi, revenus) et familiale du prévenu dans leurs raisonnements conduisant au choix de la peine, même s’ils sont plus divisés. L’examen des parcours des prévenus sollicite et accentue leur sensibilité et leur empathie. Outre la minorité de l’auteur, qui constitue plutôt une circonstance atténuante malgré leurs perceptions critiques du traitement de la délinquance des mineurs, beaucoup ont recherché lors des entretiens collectifs un équilibre entre efficacité de la peine et maintien de l’insertion sociale du prévenu. À nouveau, nos résultats croisent les travaux sur les pratiques des magistrats [18], puisque ces marqueurs sociaux n’ont pas la même signification dans tous les contextes et selon les enquêtés : ils peuvent être atténuants dans certains cas, aggravants dans d’autres. Ainsi, la prise en compte du métier du prévenu, chauffeur‑livreur, divise les participants lorsqu’ils discutent du cas fictif de conduite en état d’ivresse. Pour une majorité, son métier devrait inciter à aménager la peine, car la suspension ou l’annulation du permis pourrait entraîner une perte d’emploi, ce qui pénaliserait aussi sa famille. Au contraire, quelques-uns considèrent sa profession comme un facteur aggravant. L’auteur devrait être d’autant plus conscient des dangers de la conduite en état d’ébriété et sa présence continue sur les routes exposerait à des risques plus importants d’accidents. Les divergences plus fortes en ce qui concerne l’emploi, les revenus et la situation familiale résultent notamment de tensions entre les multiples finalités assignées à la peine – préserver ou favoriser l’insertion des auteurs vs faire prendre conscience de la gravité des faits et les responsabiliser.

B. Entre punition et pédagogie : l’articulation des multiples finalités assignées à la peine

On retrouve dans les propos des enquêtés l’ensemble des rationalités pénales identifiées dans la littérature scientifique. Certains privilégient certaines finalités plutôt que d’autres, mais la plupart en mobilisent plusieurs, parfois jusqu’à quatre ou cinq. Elles s’articulent et s’enchevêtrent plus qu’elles ne s’opposent, mais différemment selon la gravité perçue des faits et/ou le « profil » des auteurs. Les jugements dépréciatifs sur le « laxisme judiciaire » sont liés à l’importance qu’ils accordent à la rétribution, à la dissuasion, à la protection de la société et à la réparation du préjudice des victimes. Ils envisagent le plus souvent la peine comme un mal nécessaire, seul à même de garantir l’ordre social, d’assurer l’autorité de la loi et la force des interdits. Reprenant régulièrement les paroles d’un juge dans le documentaire, selon lequel « une peine, c’est fait pour peiner », ils considèrent que tout châtiment doit a minima « embêter » ou « gêner ». Ceci explique le très faible crédit accordé au sursis simple, du moins lorsqu’il est total. Car la sanction paraît alors symbolique, sans susciter le moindre désagrément. Si cette visée rétributive se tourne surtout vers le passé, comme le signifie sa définition littérale (« attribuer en retour ») [19], les enquêtés se réfèrent davantage aux fonctions de dissuasion et de protection de la société, dans la lignée des théories utilitaristes. La peine remplit une fonction d’intimidation collective, grâce aux espérances placées dans la « peur de la sanction », que les participants déduisent le plus souvent de leur propre appréhension de la prison. La peine poursuit également un objectif de prévention spéciale, tournée vers l’auteur et destinée à éviter la réitération, ainsi qu’un objectif de protection de la société et des victimes en particulier, notamment au travers de la neutralisation permise par l’incarcération. Des enquêtés insistent aussi sur la fonction réparatrice de la sanction, qui peut être pécuniaire, à la mesure du préjudice, mais aussi symbolique.

En parallèle de ces visées plutôt punitives, la majorité des enquêtés assignent à la peine une fonction réhabilitative. La conception dominante demeure « prospectiviste », tournée vers le futur [20]. Cet objectif est le plus souvent cité durant les entretiens collectifs, environ six fois sur dix, mais fréquemment en complément de la rétribution, de la dissuasion ou de la protection de la société, et sous un angle plus moral que social. Dans cette perspective, la fonction de la peine est d’abord pédagogique. Il s’agit d’une pédagogie de la loi, du sens des interdits, qui doit permettre une prise de conscience de la gravité des faits, du préjudice de la victime, et « inculquer des valeurs ». Même les obligations de soins ne visent pas tant la guérison d’une pathologie, qu’une réflexion sur le passage à l’acte en soutien de l’amendement moral ; cette dimension est aussi présente parmi les magistrats et personnels pénitentiaires [21]. En revanche, la réinsertion sociale apparaît plus rarement dans les propos des enquêtés, une fois sur cinq seulement. Le sursis probatoire ou avec mise à l’épreuve est quasiment absent de leur discours. Ils ne le différencient guère du sursis simple ; surtout, ils ne perçoivent pas l’accompagnement social qu’il permet. Les aménagements de peine sont quant à eux souvent envisagés comme un « cadeau », et non comme une réintégration progressive et accompagnée dans la société.

Du fait de l’importance qu’ils accordent à la pédagogie de la peine et à la transformation morale du condamné, les enquêtés plébiscitent les sanctions alternatives comme les stages et le travail d’intérêt général (TIG), du moins pour les infractions de petite et moyenne gravité. Pour l’usage d’une arme dans l’extrait d’audience, perçu comme plus grave, les panélistes pour qui la peine était trop sévère ou trop douce ont aussi privilégié plus de quatre fois sur dix des peines alternatives à la détention, principalement un stage, puis un TIG et, dans une moindre mesure, des rencontres avec des victimes et des obligations de soins. Durant les entretiens, les participants qui partageaient ce point de vue ont insisté sur l’importance de sanctions permettant à l’auteur de « prendre conscience » de la gravité des faits, de l’« éduquer » et de « le faire réfléchir à son accès de colère », plutôt qu’une incarcération susceptible d’accroître selon eux les risques de récidive. Cette ambition pédagogique était d’autant plus forte qu’ils se représentaient le prévenu du documentaire comme peu éduqué, d’un niveau intellectuel limité. Plus généralement, elle découle de leur propension à envisager la délinquance comme le résultat d’une société anomique, liée à un défaut d’éducation parentale. Ces mesures alternatives apparaissent aussi comme une façon de payer concrètement sa dette, et le TIG comme un moyen de rééducation par le travail, valorisant le goût de l’effort, inculquant le respect des horaires et des directives de la hiérarchie.

Du fait de cette attente de pédagogie, les explications des juges à l’audience sur la sanction et ses fonctions leur semblent aussi importantes que la peine elle-même. En témoignent des comparaisons récurrentes entre l’office du juge et une figure paternelle ou maternelle, ou celle d’un instituteur à l’égard d’un élève, qui manifestent une triple attente d’autorité, de pédagogie et d’humanité. Les attitudes et propos des magistrates du parquet et du siège dans le documentaire ont donné lieu à des appréciations hétérogènes, mais ont suscité de vives réactions, au point de démultiplier parfois leur empathie vis-à-vis du prévenu et d’influencer leur jugement sur la sévérité de la peine. Ceux qui ont jugé la peine trop sévère sont en effet plus nombreux à pointer l’absence d’écoute, un manque de respect et un excès d’autorité des magistrats. Beaucoup ont pointé des formes de violence symbolique à l’égard du prévenu, du fait d’un vocabulaire juridique incompréhensible, d’une absence d’écoute et de considération vis-à-vis de ses déclarations, révélatrice selon eux d’un manque d’humanité, sinon d’un mépris des magistrats. Une majorité souhaite une justice égale pour tous et impartiale, mais attentive à la singularité de chaque personne et situation, une considération des justiciables en tant que sujets plutôt qu’objets du droit. Les enquêtés ont aussi reproché aux juges de ne pas suffisamment expliciter la peine, dès lors plus difficile à comprendre et à accepter. Leurs discours convergent avec certaines perspectives développées par les théories de la « justice procédurale », selon lesquelles l’écoute, la bienveillance et le respect des magistrats renforceraient l’acceptation des décisions de justice, voire réduiraient les risques de récidive [22]. On note cependant des tensions et contradictions avec une attente aussi forte d’autorité. Celle-ci constitue pour eux une façon de transmettre la « leçon » pénale [23] face à des prévenus qui tendraient à occulter la gravité des faits.

Tout en militant pour des peines pédagogiques, les enquêtés accordent néanmoins une place centrale aux peines privatives de liberté. Les premières ne constituent pas toujours à leurs yeux une « véritable peine », mais plutôt son complément. Le sursis, critiqué lorsqu’il est total, devient souvent nécessaire en surplus, car seule la menace de l’emprisonnement bénéficierait d’une force dissuasive. Ignorant le plus souvent que le droit pénal autorise le prononcé d’un emprisonnement en cas d’inexécution des peines alternatives, certains ont ajouté à celles qu’ils proposaient au sujet des cas fictifs un sursis afin de « marquer le coup », « poser une vraie barrière à la délinquance » et faire peser une « épée de Damoclès » sur le condamné. Concernant l’usage d’une arme dans l’extrait de documentaire, plus de quatre panélistes sur dix retiendraient en priorité une peine privative de liberté, assortie ou non d’un sursis, mais de durée inférieure à celle prononcée par les juges. Pourtant, les entretiens collectifs révèlent que de nombreux enquêtés ont une vision négative de l’enfermement, même si quelques-uns ont puisé dans l’imaginaire de la « prison 4 étoiles ». Une majorité déplore les conditions indignes d’incarcération (insalubrité, surpopulation, violence, isolement, déshumanisation, etc.), a fortiori parmi ceux qui en ont une expérience directe ou indirecte. La cohabitation de « petits délinquants » et de « caïds », pour reprendre les termes des enquêtés, contribuerait à ancrer les individus dans une carrière délinquante. Toutefois, une société sans établissement pénitentiaire leur semble utopique. L’incarcération devrait juste être réservée à ceux qui le « méritent ». Ce « custody threshold », déjà identifié à propos des pratiques des magistrats [24], dépend principalement de leur lecture des faits et des antécédents. Ce n’est qu’après avoir déterminé que le délinquant ne « mérite » pas la prison qu’une sanction alternative est envisagée, en tant que « seconde chance », et avec une attention plus conséquente aux caractéristiques personnelles des personnes qu’ils ont à juger.

Placés en situation de porter un jugement sur les peines prononcées dans l’extrait documentaire, et de choisir la peine dans les scenarii fictifs, beaucoup expérimentent la complexité et la subjectivité inhérentes à l’activité de juger. Alors qu’ils présentaient jusqu’alors la justice comme une loterie arbitraire et inégalitaire, certains verbalisent leurs propres difficultés à concilier les multiples finalités qu’ils assignent à la peine, et les nombreux critères qu’ils jugent pertinents pour déterminer sa nature et son quantum. Cette synthèse des principes de justice majoritaires ne doit pas conduire à sous-évaluer des avis malgré tout contrastés, qu’il s’agisse du poids des caractéristiques personnelles des prévenus, de leurs antécédents, de l’absence de balles réelles dans l’extrait de documentaire ou des sentiments de l’auteur. Si divers déterminants sociaux demeurent discriminants, l’examen d’affaires concrètes conduit à une forte dépolitisation du sujet.

C. Une forte dépolitisation du choix de la peine

Alors que leurs appréciations générales sur le système judiciaire sont fortement structurées par l’orientation politique et les caractéristiques socio-démographiques, les représentations citoyennes de la justice et des peines sont beaucoup plus labiles à propos des cas contextualisés. Concernant le choix de la peine dans les cas fictifs, l’âge, le sexe, la nationalité, le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle des panélistes n’ont presque aucun poids. En revanche, certains déterminants sociaux orientent leurs avis sur la sévérité de la peine prononcée dans le documentaire, la peine qu’ils prononceraient s’ils étaient juges et les critères qu’ils prendraient en compte. Ces marqueurs opèrent parfois en sens contraire de ce que nous avons constaté à propos de leurs représentations générales. L’influence du genre apparaît minime, si ce n’est que les femmes qui jugent la peine trop sévère choisissent plus souvent comme alternative une peine pédagogique, hors amende. La nationalité, indifférente s’agissant de leurs représentations générales, est par contraste nettement discriminante lorsque les panélistes sont en situation de juger. Toutes choses égales par ailleurs, ceux de nationalité française sont plus nombreux à considérer la peine trop sévère par rapport aux personnes de nationalité étrangère ou française par acquisition. Il en va de même pour les plus diplômés et les cadres et professions intellectuelles supérieures, mais aussi les plus âgés (55 ans ou plus), alors que ces derniers étaient nettement plus critiques que les 18-34 ans après des questions générales sur la justice. Les jeunes sont plus sévères lorsqu’ils se penchent sur des affaires concrètes, notamment parce qu’ils s’attachent davantage à la lettre de la loi. Ils sont plus nombreux à refuser de prendre en compte les circonstances qui entourent l’infraction, qu’elles soient objectives ou subjectives (absence de balles réelles, antécédents, fait d’être pris à la gorge, de se sentir humilié, etc.). Les femmes y sont aussi moins sensibles. Si les moins diplômés écartent plus souvent le critère des antécédents, ils sont plus favorables à la prise en compte de l’état d’esprit du prévenu.

En revanche, le poids de l’orientation politique disparaît dans une large mesure lorsque les panélistes se trouvent en situation de juger. Ceux qui se déclarent à gauche sont légèrement plus nombreux à trouver la peine trop sévère dans l’extrait de documentaire (55 % contre 47 % à droite), mais l’effet de cet indicateur est très modéré. Il ne pèse pas plus sur leurs choix de peine, y compris pour les cas fictifs. Quant à leurs expériences et connaissances pratiques de la justice, celles-ci infléchissent peu leurs positions, même si avoir eu plusieurs fois affaire à la justice, tous types de contentieux confondus, accroît légèrement la probabilité de considérer la peine trop sévère. En outre, le fait de s’être vu refuser un dépôt de plainte de la part de la police augmente la probabilité d’être favorable à la prise en considération des sentiments du prévenu. Eu égard au contexte de l’affaire, et aux discussions lors des entretiens, on peut émettre l’hypothèse que ce type d’expérience suscite une plus grande adhésion aux mécanismes de vengeance privée.

Conclusion

Le décalage entre ce que les enquêtés expriment de façon générale et leurs positions sur des cas précis dévoile de fortes ambivalences citoyennes face à la justice pénale. Leurs représentations abstraites sont souvent très critiques. Mais ces jugements dépréciatifs s’estompent lorsqu’ils se trouvent en situation de juger des cas plus concrets, et qu’ils prennent conscience de la contextualisation inhérente à l’acte de juger. On identifie alors une grande similarité des modes de raisonnement et arguments avancés par les citoyens et les magistrats quant au choix de la peine, à sa gradation, à son individualisation. En outre, si l’incarcération reste leur sanction‑étalon, car perçue comme la plus dissuasive, elle est plutôt conçue comme une solution par défaut, inéluctable pour les faits graves ou perçus comme dangereux, mais dans laquelle ils placent peu d’espoir sur le plan de la prévention de la récidive. Pour des faits de petite et moyenne gravité, ils plébiscitent plutôt des peines alternatives à visée pédagogique.

En définitive, notre recherche atteste que la défiance à l’égard de l’institution judiciaire n’est pas aussi forte que ce que les sondages laissent penser, et qu’elle serait bien moindre si les citoyens disposaient d’informations plus étayées sur la réalité des pratiques des magistrats. Elle montre une réelle appétence et un besoin des citoyens d’accéder non pas à des discours idéologiques, théoriques ou juridiques sur ce que la justice est censée être, mais bien à ce qu'elle est de manière concrète, incarnée dans des pratiques, des lieux et des personnes. Plutôt que de multiplier les déclarations et réformes populistes aggravant les peines, dont l’inefficacité est démontrée depuis plus d’un siècle, il paraît essentiel de les informer sur les aménagements de peine, les sursis probatoires et les peines alternatives : les enquêtés y sont plutôt favorables, mais ils sous-estiment leur portée punitive, les interdictions et les contrôles associés. Conscients des effets délétères de la prison, ils estiment que d'autres peines sont plus efficaces pour les petits délinquants.

Nos investigations donnent également à voir un profond décalage entre leurs attentes et divers projets ou réformes essentiellement managériales [25]. À rebours d’une simplification continue des procédures, d’un moindre accès aux juges au profit d'un traitement plus administratif des affaires, les citoyens expriment une demande de contact accru avec ceux-ci. Ils souhaitent que les magistrats prennent davantage de temps pour écouter les parties, les victimes autant que les auteurs, et qu’ils expliquent davantage leurs décisions. Énoncé lors de la campagne présidentielle, le projet de multiplier les amendes forfaitaires sans passage devant le juge, qui privilégie la sanction sans la moindre pédagogie, risque aussi d'alimenter leur sentiment d’une justice inégalitaire « à deux vitesses », privilégiant les groupes sociaux en mesure de les payer. Puisque l’impunité des élites concentre le plus de critiques, il conviendrait enfin de résoudre les contradictions que les enquêtés évoquent entre l'insuffisance des moyens humains et financiers alloués à la lutte contre la délinquance économique et financière, secteur largement délaissé de la justice pénale, et la concentration de la répression sur la délinquance de voie publique.

 

[1] IFOP, Le rapport des Français à la justice et à Éric Dupond-Moretti, juillet 2022 [en ligne].

[2] Ph. Robert et C. Faugeron, La justice et son public : les représentations sociales du système pénal, Médecine et Hygiène, Masson, 1978 [en ligne]. 

[3] V. not. P. Bourdieu, L'opinion publique n'existe pas, Les temps modernes, 1973, n° 318, p. 1292-1309 [en ligne] ; L. Blondiaux, Ce que les sondages font à l'opinion publique, Politix, 1997, vol. 10, n° 37, p. 117-136 [en ligne].

[4] Ph. Robert et C. Faugeron, op. cit. ; F. Ocqueteau et C. Diaz, Comment les Français réprouventils‑ le crime aujourd’hui ?, Déviance et société, 1990, vol. 14, n° 3, p. 253-273 [en ligne].

[5] F. Jobard, Punitivités comparées : représentations pénales en France et en Allemagne, Rapport, Mission de recherche Droit et Justice, 2019 [en ligne].

[6] C. Vigour, B. Cappellina, L. Dumoulin et V. Gautron, La justice en examen. Attentes et expériences citoyennes, Paris, PUF, 2022.

[7] Pour une présentation du cas, v. V. Gautron  et J.-N. Retière, Le traitement pénal aujourd'hui : juger ou gérer, Droit et société, 2014, vol. 88, n° 3, 597-590 [en ligne] ; J. Danet (dir.), La Réponse pénale : dix ans de traitement des délits, PUR, 2013.

[8] Le panel ELIPSS a été constitué grâce à l’équipement DIM-quanti SHS, Sciences Po, Paris.

[9] Ph. Robert et C. Faugeron, op. cit.

[10] V. not. J. Maillard (de), Les contrôles d’identité, entre politiques policières, pratiques professionnelles et effets sociaux. Un état critique des connaissances, Champ pénal/Penal Field, 2019, n° 16 [en ligne] ; D. Oberwittler, S. Roché, Ethnic disparities in police initiated contacts of adolescents and attitudes towards the police in France and Germany. A table of four cities, in Police‑citizen Relations across the World : Comparing Sources and Contexts of Trust and Legitimacy, Routledge, 2018, p. 73‑107.

[11] A. Dzur, R. Mirchandani, Punishment and democracy : The role of public deliberation, Punishment & Society, 2007, vol. 9, n° 2, p. 151‑175 ; N. Frost, Beyond public opinion polls : Punitive public sentiment & criminal justice policy, Sociology Compass, 2010, vol. 4, n° 3, p. 156‑168 ; D. Green, Public opinion versus public judgment about crime : Correcting the ‘Comedy of Errors', British Journal of Criminology, 2006, vol. 46, n° 1, p. 131‑154 ; N. Hutton, Beyond populist punitiveness ?, Punishment & Society, 2005, vol. 7, n° 3, p. 243‑258 ; Ch. Leclerc, Explorer et comprendre l’insatisfaction du public face à la « clémence » des tribunaux, Champ pénal/Penal Field, n° 9, 2012 [en ligne].

[12] 1,4 % des panélistes ne se sont pas prononcés.

[13] Ch. Leclerc, op. cit.

[14] D. Kaminski, Condamner. Une analyse des pratiques pénales, Toulouse, Erès, p. 222 ; I. Van Oorschot, The Law Multiple : Judgment and Knowledge in Practice, Cambridge University Press, 2020.

[15] Sur les critères décisionnels des magistrats français, v. not. V. Gautron et J.-N. Retière, Des destinées judiciaires pénalement et socialement marquées, in J. Danet (dir.), op. cit., p. 211-251 [en ligne].

[16] C. Tata, Sentencing : A Social Process. Rethinking Research and Policy, Palgrave MacMillan, 2020.

[17] V. Gautron,  Remorse in the French Criminal Justice System : a Subterranean Influence, in C. Tata, S. Field (eds), The Ideal Defendant : Showing Remorse and Taking Responsibility, Onati International Series in Law & Society, Hart, 2022.

[18] J. Shapland, Between Conviction and Sentenc e: The Process of Mitigation, Routledge & Kegan Paul, 1981 ; N. Hutton , Sentencing as a social practice, in S. Armstrong, L. McAra (eds), Perspectives on Punishment: The Contours of Control, Oxford University Press, 2006, p. 155-174.

[19] M. Van de Kerchove, Les fonctions de la sanction pénale. Entre droit et philosophie, Informations sociales, 2005, n° 7, p. 22‑31.

[20] N. Languin, E. Widmer, J. Kellerhals et C.-N. Robert, Les représentations sociales de la justice pénale : une trilogie, Déviance et société, 2004, vol. 28, n° 2, p. 159‑178.

[21] V. Gautron, Réprimer et Soigner : pratiques et enjeux d’une articulation complexe, PUR (à paraître, 2023).

[22] V. not. T. Tyler, Why People Obey the Law, Princeton University Press, 2006.

[23]  F. Vanhamme, La rationalité de la peine. Enquête au tribunal correctionnel, Bruylant, 2009.

[24] M. Herzog-Evans, Qu’est-ce que choisir une peine ? Un état des savoirs, Les Cahiers de la Justice, 2014, 4, 1, p. 659-680.

[25] V. Gautron, L’impact des préoccupations managériales sur l’administration locale de la justice pénale française, Champ pénal/Penal field [en ligne], vol. 11, 2014 ; C. Vigour, Réformes de la justice en Europe. Entre politique et gestion, De Boeck Supérieur, 2018.

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