La lettre juridique n°911 du 23 juin 2022 : Procédure prud'homale

[Jurisprudence] Action en reconnaissance d’un contrat de travail : une action personnelle qui se prescrit par 5 ans

Réf. : Cass. soc., 11 mai 2022, 2 arrêts, n° 20-14.421 N° Lexbase : A56207W3 et n° 20-18.084 N° Lexbase : A56447WX, FS-B

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par Myriam Tourneur, Avocat associé et Marie Koehl, Avocat collaborateur, Factorhy Avocats

le 22 Juin 2022

Mots-clés : prescription • délai • requalification • contrat de travail • prescription quinquennale • reconnaissance d’un contrat de travail • C. trav., art. L. 1471-1

Dans deux arrêts du 11 mai 2022, la Cour de cassation pose pour principe que l’action tendant à voir qualifier de contrat de travail, un contrat dont la nature juridique est indécise ou contestée, revêt le caractère d’une action personnelle et relève ainsi de la prescription quinquennale de droit commun. La Cour de cassation précise également que la qualification du contrat dépendant des conditions dans lesquelles est exercée l’activité, le point de départ de la prescription est la date de cessation de la relation contractuelle dont la qualification est contestée.


Dans le prolongement des réformes de la prescription en matière civile [1] et sociale [2], la Cour de cassation doit régulièrement faire des arbitrages entre prescription de droit commun et de droit spécial.

Ainsi, en matière sociale, la Cour de cassation intervient souvent afin d’apporter des clarifications nécessaires aux textes fixant les délais de prescription.

Elle pose notamment pour principe que la durée de la prescription des actions dépend de la nature de la créance [3], objet du litige (discrimination [4], demande de rappel de salaire fondée sur l'invalidité d'une convention de forfait en jours [5], action en requalification d’un contrat de mission en CDI [6], etc.) [7].

Par deux arrêts en date du 11 mai 2022, la Cour de cassation apporte une nouvelle pierre à son édifice jurisprudentiel et tranche la question du délai de prescription relative à l’action en reconnaissance d’un contrat de travail.

Dans la première affaire (n° 20-14.421), un journaliste photographe a travaillé pour une société de presse, en tant que correspondant local de presse dès 2001. Il a ensuite été embauché en 2008 par contrats à durée déterminée en remplacement de salariés absents pour, par la suite, reprendre son activité de pigiste de 2009 jusqu’au mois de mai 2015, date à laquelle la collaboration a cessé.

Il saisit la juridiction prud’homale, en 2016, d’une demande de requalification de la relation professionnelle en un contrat de travail à durée indéterminée.

Dans la seconde affaire (n° 20-18.084), une salariée a été engagée par une société de prévoyance en avril 1992 par un contrat à durée indéterminée en qualité de médecin-conseil et licenciée le 4 mai 2018. Cette dernière a saisi la juridiction prud’homale, en septembre 2014, estimant que la relation de travail avait en réalité commencé le 1er février 1984 alors qu’elle exerçait auprès de la société à titre libéral.

Dans les deux affaires, les juges ont eu à se prononcer sur l’éventuelle prescription de l’action des demandeurs.

La Cour de cassation rejette le pourvoi dans l’affaire du médecin-conseil et casse le raisonnement de la cour d’appel dans l’affaire du journaliste photographe en se fondant sur le double visa de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC et de l’article L. 1471-1, alinéa 1 du Code du travail N° Lexbase : L1453LKZ.

Au visa des articles 2224 du Code civil et L. 1471-1, alinéa 1, du Code du travail, dans sa version antérieure à l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7629LGN, la Cour de cassation pose pour principe que l’action par laquelle une partie demande de qualifier de contrat de travail, un contrat dont la nature juridique est indécise ou contestée, relève de la prescription quinquennale de droit commun (I.) et que son point de départ est la date de cessation de la relation contractuelle dont la qualification est contestée (II.).

I. La demande de requalification d’un contrat en contrat de travail est soumise à la prescription de droit commun 

A. La censure du raisonnement fondé sur la prescription spéciale (C. trav., art. L. 1471-1)

À l’examen de la jurisprudence, et sauf rares exceptions faites des actions fondées sur une discrimination [8], il ressort très clairement que les délais de prescription en matière sociale sont bien inférieurs à la prescription quinquennale de droit commun.

Dans les deux arrêts commentés du 11 mai 2022, la Cour de cassation opte pourtant pour l’application du délai de droit commun en considérant que l’action par laquelle une partie demande de qualifier un contrat, dont la nature juridique est indécise ou contestée, de contrat de travail, revêt le caractère d’une action personnelle et relève de la prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil.

En l’espèce, dans la première affaire (n° 20-14.421), les juges du fond ont considéré l’action du journaliste photographe comme prescrite en se fondant sur le délai spécifique de prescription applicable en matière d’exécution du contrat de travail (C. trav., art. L. 1471-1), prescription quinquennale devenue biennale avec la réforme du 14 juin 2013.

La Cour de cassation casse le raisonnement de la cour d’appel en appliquant, au contraire, le délai quinquennal de droit commun de l’article 2224 du Code civil.

Le raisonnement de la Haute Cour est identique dans la seconde affaire (n° 20-18.084), aux termes de laquelle elle rejette le pourvoi de la salariée déclarant l’action intentée par cette dernière en 2014 comme prescrite, ayant constaté que la relation contractuelle dont la qualification en contrat de travail était sollicitée avait pris fin le 31 mars 1992, soit avant son embauche en contrat à durée indéterminée.

Cette solution, qui apparait de prime abord à contre-courant de la volonté du législateur, n’en est pas moins juridiquement parfaitement fondée.

En effet, le raisonnement est simple : le délai de droit commun s’applique à toutes les actions qui ne relèvent d’aucun texte spécial. Or, l’action en reconnaissance d’un contrat de travail ne peut se voir appliquer la prescription spécifique biennale des actions portant sur l’exécution du contrat de travail dès lors que l’existence même du contrat de travail n’a pas encore été reconnue.

B. La justification : la demande de requalification revêt le caractère d’une action personnelle

Dans les deux arrêts commentés, la Cour de cassation justifie ainsi, de manière parfaitement cohérente, l’application du délai de prescription quinquennale de droit commun par le fait que l’action en reconnaissance d’un contrat de travail revêt le caractère d’une action personnelle.

Ici, la Cour de cassation prend ainsi le soin de qualifier l’action : « l'action par laquelle une partie demande de qualifier un contrat, dont la nature juridique est indécise ou contestée, de contrat de travail, revêt le caractère d’une action personnelle ».

Ce faisant, la Cour de cassation s’en tient à sa jurisprudence constante selon laquelle la durée de la prescription des actions dépend de la nature de la créance, objet du litige.

Ainsi, la Chambre sociale écarte logiquement l’application du délai de prescription biennale de l’article L. 1471-1 du Code du travail puisqu’une solution inverse consisterait à faire appliquer des dispositions du Code du travail à un contrat qui n’en revêt pas la qualification juridique, et dont la demande porte précisément sur la reconnaissance de cette qualification juridique.

La clarification opérée par la Cour de cassation s’inscrit ainsi dans le droit fil d’une jurisprudence constante selon laquelle, en l’absence de prescription spécifique, c’est la prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil qui doit s’appliquer [9].

II. Le point de départ de cette prescription est la date de la fin des relations contractuelles

A. Une confirmation jurisprudentielle au visa surprenant (C. trav., art. L. 1471-1)

La Cour de cassation tranche dans le même temps la question du point de départ du délai de prescription. En effet, dans le second temps du raisonnement de la Cour de cassation, celle-ci précise que la qualification du contrat dépendant des conditions dans lesquelles est exercée l’activité, le point de départ de ce délai est la date à laquelle la relation contractuelle, dont la qualification est contestée, a cessé. C’est en effet à cette date que le titulaire connaît l’ensemble des faits lui permettant d’exercer son droit.

Dans la première affaire (n° 20-14.421), le pigiste ayant cessé son activité en mai 2015, son action était prescrite selon la Haute Cour en mai 2020, et non au jour de la réception du courrier de son employeur lui déniant la qualité de salarié pour lui refuser son congé paternité, comme l’avaient retenu les juges du fond en l’espèce.

Dans la seconde affaire (n° 20-18.084), la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir jugé l’action de la salariée irrecevable car prescrite, en retenant que le point de départ de la prescription quinquennale avait commencé à courir à compter du 31 mars 1992, date à laquelle la relation contractuelle, dont la qualification en contrat de travail était demandée, avait cessé.

Si la solution retenue par la Cour de cassation apparaît justifiée au regard de la jurisprudence constante en la matière selon laquelle la prescription s’applique à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son action [10], les visas retenus ne manquent pas d’étonner.  

La Cour de cassation motive en effet ses décisions au double visa des articles 2224 du Code civil et L. 1471-1 du Code du travail en les reproduisant in extenso : « selon le premier de ces textes, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » ; « selon le second, toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ».

Pour construire son raisonnement, la Cour de cassation ajoute qu’« il résulte de leur combinaison que l’action par laquelle une partie demande de qualifier un contrat, dont la nature juridique est indécise ou contestée, de contrat de travail, revêt le caractère d’une action personnelle ».

Ainsi, tout en rejetant l’application de l’article L. 1471-1 du Code du travail au cas d’espèce concernant la durée de la prescription, la Cour de cassation semble se fonder sur ledit article s’agissant du point de départ de la prescription puisqu’elle précise que « la qualification dépendant des conditions dans lesquelles est exercée l’activité, le point de départ de ce délai est la date à laquelle la relation contractuelle dont la qualification est contestée a cessé. C’est en effet à cette date que le titulaire connaît l’ensemble des faits lui permettant d’exercer son droit ».

Bien qu’une telle motivation puisse ainsi apparaitre surprenante, la position de la Cour de cassation n’en demeure pas moins logique et opportune.

B. Une sécurisation juridique en demi-teinte nécessitant l’intervention du législateur 

La clarification apportée par la Cour de cassation sur le délai de prescription applicable à l’action visant à faire reconnaître l’existence d’un contrat de travail est bienvenue tant la question de la prescription est loin d’être anodine pour les travailleurs et les employeurs, notamment dans un contexte d’ « ubérisation » de la société et des relations de travail.

La solution retenue par la Cour de cassation a donc le mérite d’assurer une « sécurité juridique » en la matière aux parties qui se trouvent fixées sur les délais de prescription applicables et leur point de départ.

Une telle solution a néanmoins de quoi surprendre lorsque l’on sait que la volonté du législateur depuis les dernières réformes de la prescription tant en matière civile qu’en matière sociale est de réduire drastiquement les délais.

Notamment, il sera rappelé qu’au dernier état, l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7629LGN a encore réduit à un an le délai de prescription des actions relatives à la rupture du contrat de travail [11].

L’intervention du législateur serait donc la bienvenue s’agissant des actions en reconnaissance d’un contrat de travail, d’autant plus que les litiges concernant les travailleurs indépendants recourant aux plateformes de mise en relation, réclamant le statut de salariés, n’ont de cesse de se multiplier ces dernières années [12].

Cette intervention serait d’autant plus la bienvenue qu’en l’état, ces décisions de la Cour de cassation créent une rupture d’égalité entre les salariés et les travailleurs non-salariés, lesquels bénéficient donc d’un délai plus long pour saisir le juge.

Au-delà, ces arrêts posent la question de l’articulation de ce délai de prescription quinquennal pour voir reconnaître l’existence d’un contrat de travail, avec les actions en rappel de salaire qui pourraient par exemple en découler, lesquelles se prescrivent quant à elles dans un délai de trois ans.

Ainsi, si cette solution est particulièrement favorable aux travailleurs qui entendent revendiquer la qualité de salarié, elle sera source d’incertitudes supplémentaires voire d’insécurité juridique pour les entreprises.

👉 Quel impact sur la pratique ?

Dans l’attente d’une clarification textuelle, il pourrait être conseillé aux entreprises (au-delà du fait évidemment d’encadrer la relation contractuelle afin d’éviter de caractériser une relation de travail) d’encadrer la fin des relations en faisant par exemple signer un quitus au travailleur indépendant à la fin des relations contractuelles mentionnant la date de fin (afin qu’il n’y ait aucun débat sur cette dernière et afin de faire courir le délai) et au terme duquel le travailleur reconnaît être rempli de ses droits.

Cette solution, qui ne garantit pas l’absence de contentieux ultérieur, aurait davantage un effet moral « dissuasif ».

 

[1] Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I.

[2] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, relative à la sécurisation de l’emploi N° Lexbase : L0394IXU.

[3] Cette formulation est issue des arrêts rendus par l’assemblée plénière de la Cour de cassation et une Chambre mixte : v. Cass. ass. plén., 10 juin 2005, n° 03-18.922 N° Lexbase : A6766DIG ; Cass. ch. mixte, 26 mai 2006, n° 03-16.800 N° Lexbase : A7226DPC.

[4] Cass. soc., 27 novembre 2019, n° 16-26.209, F-D N° Lexbase : A3487Z4W.

[5] Cass. soc., 27 mars 2019, n° 17-23.314, FS-P+B N° Lexbase : A7290Y77 ; Cass. soc., 30 juin 2021 n° 18-23.932, FS-B N° Lexbase : A21214Y9 : l'action en paiement d'un rappel de salaire fondée sur l'invalidité d'une convention de forfait en jours est soumise à la prescription triennale prévue par l'article L. 3245-1 du Code du travail N° Lexbase : L0734IXH, l’objet de l’action en justice étant la demande de rappel de salaire.

[6] Cass. soc., 30 juin 2021, n° 19-16.655, FS-B N° Lexbase : A20064YX : l’action en requalification d’un contrat de mission en CDI se rattache à une action portant sur l’exécution du contrat de travail à titre principal et se voit donc appliquer le délai de prescription biennal de l’article L. 1471-1 du Code du travail N° Lexbase : L1453LKZ. Tel n’est pas le cas lorsque la demande porte sur la requalification du contrat de travail à temps partiel en temps complet dès lors que la créance objet de la demande a une nature salariale. La Cour de cassation considère à cet effet que l'action en requalification n’est qu’un moyen au soutien de la demande principale en rappel de salaire : v. Cass. soc., 19 décembre 2018, n°16-20.522, F-D N° Lexbase : A6579YR4 ; Cass. soc., 30 juin 2021, n° 19-10.161, FS-B N° Lexbase : A21654YT.

[7] V. sur ce point : B. Desaint, La prescription en droit du travail : synthèse sous forme de tableaux, Lexbase Social, 25 novembre 2021, n° 885 N° Lexbase : N9492BY9.

[8] La prescription quinquennale doit s’appliquer : Cass. soc., 27 novembre 2019, n° 16-26.209, préc..

[9] Cass. soc., 17 février 2016, n° 14-22.097 et n° 14-26.145, FS-P+B N° Lexbase : A4739PZK ; Cass. civ. 2, 18 février 2021, 2 arrêts, n° 19-25.886 N° Lexbase : A62204HT et n° 19-25.887 N° Lexbase : A60924H4, FS-P.

[10] CA Orléans, 18 janvier 2022, n° 19/02886 N° Lexbase : A97037I9 ; CA Aix-en-Provence, 28 janvier 2022, n° 20/08824 N° Lexbase : A80057KP ; CA Versailles, 3 mars 2022, n° 20/02509 N° Lexbase : A37247PM.

[11] C. trav., art. L. 1471-1, al. 2 N° Lexbase : L1453LKZ.

[12] Cass. soc., 28 novembre 2018, n° 17-20.079, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0887YN8; Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316 FP-P+B+R+I N° Lexbase : A95123GE ; T. corr. Paris, 19 avril 2022, arrêt « Deliveroo » (lire : V. Vantighem, Premier procès pénal de « l’ubérisation » : Deliveroo France condamnée à l’amende maximale, Lexbase Social, 21 avril 2022, n° 903 N° Lexbase : N1213BZX.

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