Réf. : CJUE, gde ch., 22 mars 2022, deux arrêts, aff. C-117/20 N° Lexbase : A00087RQ et aff. C‑151/20 N° Lexbase : A00097RR
Lecture: 7 min
N0889BZX
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Vincent Téchené
le 30 Mars 2022
► D’une part, la protection conférée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’oppose pas, compte tenu de la possibilité de limiter l’application du principe ne bis in idem, à ce qu’une entreprise soit sanctionnée pour une infraction au droit de la concurrence lorsque, pour les mêmes faits, elle a déjà fait l’objet d’une décision définitive pour non-respect d’une réglementation sectorielle ;
D’autre part, le principe ne bis in idem ne s’oppose pas à ce qu’une entreprise soit poursuivie, par l’autorité de concurrence d’un État membre, et se voie infliger une amende pour une infraction, en raison d’un comportement qui a eu un objet ou un effet anticoncurrentiel sur le territoire de cet État membre, alors que ce comportement a déjà été mentionné, par une autorité de concurrence d’un autre État membre, dans une décision définitive.
Pour rappel, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte ») dispose que « nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi ». Par deux arrêts rendus le 22 mars 2022, la Cour de justice se prononce sur l’étendue de la protection offerte par cette interdiction de la double incrimination (qui s’appelle aussi le principe ne bis in idem) en droit de la concurrence.
Affaire « bpost » (CJUE, 22mars 2022, aff. C-117/20). La société bpost s’est vu infliger successivement des amendes par deux autorités nationales belges. En juillet 2011, une première sanction pécuniaire lui a été imposée par l’autorité de régulation du secteur postal qui a conclu que le régime de rabais appliqué par cette entreprise à partir de l’année 2010 était discriminatoire envers certains de ses clients. En mars 2016, cette décision a été annulée par la cour d’appel de Bruxelles, dont l’arrêt est devenu définitif, au motif que la pratique tarifaire en cause n’était pas discriminatoire. En décembre 2012, l’autorité de concurrence belge a entretemps infligé à bpost une amende pour abus de position dominante en raison de l’application de ce même système de rabais entre janvier 2010 et juillet 2011. La société bpost a donc contesté devant la cour d’appel de Bruxelles la régularité de cette seconde procédure au nom du principe ne bis in idem.
Affaire « Nordzucker e.a » (CJUE, 22 mars 2022, aff. C‑151/20). La Cour suprême d’Autriche a été saisie par l’autorité autrichienne de la concurrence d’un appel dans une procédure visant à faire constater que Nordzucker, un producteur allemand de sucre, a enfreint le droit de l’Union en matière d’ententes ainsi que le droit de la concurrence autrichien et à faire condamner Südzucker, un autre producteur allemand du sucre, à une amende pour la même infraction. Cette procédure est fondée, notamment, sur un entretien téléphonique au cours duquel des représentants de ces deux entreprises ont discuté du marché autrichien du sucre. Cet entretien avait déjà été mentionné, par l’autorité allemande de la concurrence, dans une décision devenue définitive. Par cette décision, cette autorité a constaté que les deux entreprises avaient violé tant le droit de l’Union que le droit allemand de la concurrence et a imposé une sanction pécuniaire à Südzucker.
Réunie en grande chambre, la Cour rappelle, dans les deux affaires, que l’application du principe ne bis in idem est soumise à une double condition : il est nécessaire, d’une part, qu’une décision antérieure soit devenue définitive (condition « bis ») et, d’autre part, que les mêmes faits soient visés par la décision antérieure et par les poursuites ou les décisions postérieures (condition « idem »). La Cour précise que, en droit de la concurrence, comme dans tout autre domaine du droit de l’Union, le critère pertinent aux fins d’apprécier l’existence d’une même infraction (« idem ») est celui de l’identité des faits matériels, compris comme l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles qui ont conduit à l’acquittement ou à la condamnation définitive de la personne concernée. Elle rappelle cependant que des limitations peuvent être apportées par la loi à l’exercice d’un droit fondamental, comme celui qui est conféré par l’interdiction de la double incrimination (le principe ne bis in idem), si elles respectent le contenu essentiel de ces droits, sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union.
Affaire « bpost » (CJUE, 22mars 2022, aff. C-117/20). Selon la Cour, la protection conférée par la Charte ne s’oppose pas, compte tenu de cette possibilité de limiter l’application du principe ne bis in idem, à ce qu’une entreprise soit sanctionnée pour une infraction au droit de la concurrence lorsque, pour les mêmes faits, elle a déjà fait l’objet d’une décision définitive pour non-respect d’une réglementation sectorielle (par exemple, la réglementation du secteur postal régissant les activités de bpost). Ce cumul de poursuites et de sanctions est toutefois conditionné par l’existence de règles claires et précises permettant de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles d’en faire l’objet ainsi que la coordination entre les deux autorités compétentes. De surcroît, les deux procédures doivent avoir été menées de manière suffisamment coordonnée dans un intervalle de temps rapproché et l’ensemble des sanctions imposées doit correspondre à la gravité des infractions commises. Sinon, la seconde autorité publique qui intervient viole l’interdiction de la double incrimination en engageant des poursuites.
Affaire « Nordzucker e.a » (CJUE, 22 mars 2022, aff. C‑151/20). Selon la Cour, le principe ne bis in idem ne s’oppose pas à ce qu’une entreprise soit poursuivie, par l’autorité de concurrence d’un État membre, et se voie infliger une amende pour une infraction, en raison d’un comportement qui a eu un objet ou un effet anticoncurrentiel sur le territoire de cet État membre, alors que ce comportement a déjà été mentionné, par une autorité de concurrence d’un autre État membre, dans une décision définitive. La Cour souligne, toutefois, que cette dernière décision ne doit pas reposer sur le constat d’un objet ou d’un effet anticoncurrentiel sur le territoire du premier État membre. Si tel est le cas, en revanche, la seconde autorité de la concurrence qui engage des poursuites relatives à cet objet ou cet effet viole l’interdiction de la double incrimination. La dernière question posée dans cette affaire interroge la Cour sur l’applicabilité du principe ne bis in idem aux procédures ayant concerné l’application d’un programme de clémence et dans lesquelles une amende n’a pas été infligée. La Cour indique à cet égard que le principe ne bis in idem est applicable à une procédure de mise en œuvre du droit de la concurrence dans laquelle, en raison de la participation de la partie concernée au programme national de clémence, une infraction à ce droit ne peut qu’être constatée.
Observations. On notera que, dans une décision du 25 mars 2022, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions du paragraphe VII de l'article L. 470-2 du Code de commerce N° Lexbase : L9607LQU, qui prévoient l’exécution cumulative de sanctions prononcées à l'encontre d'un même auteur pour des manquements en concours relevant de pratiques restrictives de concurrence (Cons. const., décision n° 2021-984 QPC, du 25 mars 2022 N° Lexbase : A30397RY, V. Téchené, Lexbase Affaires, mars 2021, n° 711 N° Lexbase : N0941BZU).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:480889